Éric le Boucher, journaliste libéral s’il en est, donne dans « Les Echos » du 2 septembre un éditorial que j’ai gardé, tant il m’a frappé. Patience ! Je vais montrer ça. Mais d’abord, je jette un coup d’œil sur la scène. Quand cet édito arrive, ma conviction se faisait alors que l’épuisement mental que je ressens chez le président de la République ne serait pas strictement un fait personnel. Dans la vie des êtres humains on ne peut démêler ce qui tient à soi, et ce qui tient à l’impact sur soi de son environnement. Je scrutais ses interventions déjà depuis quelque temps cherchant à lire davantage sur son visage, dans ses yeux et sa mâchoire, le mouvement de ses mains qui scandent et de ses épaules sarkoziennes, cette façon de pencher la tête sur le côté pour enjôler ou moquer ou de sourire mécaniquement pour ignorer les coups.
Je le vis « ailleurs » comme nous l’étions en 1983, quand, ayant nationalisé le tiers de l’industrie, toutes les banques, réduit la durée hebdomadaire du travail et créé le ministère du temps libre, il n’y avait aucune trace visible de début de socialisme. Au contraire : nous coulions comme une mauvaise barcasse du capitalisme. Trois dévaluations, un emprunt forcé et un contrôle des changes. Lui aussi pensait avoir vu se lever le soleil d’Austerlitz ! Macron annonçait l’avènement du marché maître en toutes choses, il se présentait en photographie officielle devant la petite horloge des maîtres du temps, il se vantait d’attaquer le système du vieux monde étatiste au pic à glace après avoir pris le pouvoir en hold-up.
Une funeste et amère réalité est venue lui serrer la gorge et lui faire baisser la tête ! Après avoir dû nationaliser la main d’œuvre pendant deux mois de chômage technique remboursé par l’Etat, il a dû ouvrir un temple au culte de la planification écologique, dû gorger la libre entreprise de ponction démentes sur de l’argent public sans l’ombre d’un ruissellement, dû pratiquer la guérilla parlementaire humiliante désormais vouée au 49.3 permanent. Et pour finir, cruel tête à queue : il a dû sortir d’un traité européen qui organisait la concurrence libre et non faussée de l’Énergie. Un chaos général s’impose dans les domaines au lieu du divin équilibre promis par le règne de la loi du marché !
Le temps ne s’est nullement laissé dompter. Il a même fait tourner les aiguilles à l’envers vers une guerre calamiteuse et barbare sur ce continent qui avait juré cent fois : « plus jamais ça ». Est-ce un cas ? Macron est-il l’exceptionnel très mauvais élève de la classe néolibérale européenne ? Même pas ! Avec l’écroulement instantané du gouvernement ultra libéral anglais, après l’effondrement du brillant Mario Draghi seule tête stratège du néolibéralisme européen, l’évasion des socialistes espagnols en marge du troupeau social libéral, une pitoyable débandade se généralise. La victoire des néo-fascistes à la tête de la coalition de toutes les droites en Italie [1] et en Suède signale le destin promis du macronisme désormais encalminé et cousu à la droite de l’hémicycle.
Et voici monsieur Éric Le Boucher qui surgit criant « le roi est nu », « le roi est nu ». Et c’est vrai. Lisez plutôt. Moquant les logorrhées verbales contradictoires du président Macron, Éric le Boucher formule en peu de mots un diagnostic frappant. « C’est entendu, nous sommes entrés dans un monde « post-libéral ». Les Etats sont de retour, ils doivent « planifier » la transition écologique, investir des milliards, la politique monétaire doit basculer dans l’austérité, le commerce doit veiller à la sécurité des approvisionnements et pas seulement leur prix, les consommateurs doivent apprendre la frugalité, même les jeux vidéo pour enfants doivent être limités. Mais quelles sont les nouvelles lignes de la pensée post-libérale ? Mystère. On n’en trouve aucune dans la littérature de la science économique hormis l’empirisme. Le monde d’après se fera en avançant. D’où le désarroi des dirigeants à définir par avance et concrètement les politiques publiques et, au passage, l’énorme avantage des populistes qui ne s’embarrassent pas des détails sur leur « autre monde » et se suffisent du magique « il n’y a qu’à ». » Douce mais lucide détresse de ceux qui ont pourtant consacré leur vie à l’apologie d’un régime économique et des politiques qui finissent dans un chaos mondial.
Éric Le Boucher est assez lucide pour savoir comment les banques centrales et leurs augmentations de taux d’intérêt ont engagé une musique lugubre : « tic-tac tic-tac tic-tac ». Il sait que l’inflation, cette termite de la rente et des salaires a rallumé une incontournable lutte de classe des âges d’avant Thatcher. Et quoi ? Vivons-nous seulement le compte à rebours de la victoire des Insoumis étatistes ? Et sinon « quelles sont les nouvelles lignes de la pensée post-libérale ? » « Mystère » dit Le Boucher ? Mais non, mais non. Le post libéralisme, c’est le fascisme. Et pour mieux dire : le national-racisme. Devant lequel, vu la capilotade dans laquelle est tombée le parti de Von Papen, il n’existe d’autre alternative civilisée que nous. Nous, le nouveau Front Populaire dessiné par la marche victorieuse du 16 en attendant ses répliques jusqu’à la victoire.
Stratégie et organisation
Les discussions sur la stratégie politique ou la forme des organisations politiques ne sont pas les plus simples à présenter. Elles passionnent les connaisseurs souvent très pointilleux mais elles saoulent bon nombre des autres. Pourtant, je crois ce post utile dans la phase politique actuelle. Je commence cette fois-ci avec la stratégie que je crois souhaitable. Mon analyse sur le mouvement est déjà rédigée mais je la réserve pour ma prochaine publication. Car il s’agit de mettre de l’ordre dans une certaine confusion des idées qui circulent à notre sujet.
Ainsi en est-il de la phrase de mon discours dans la marche du 16 octobre : « nous dessinons les contours d’un Front Populaire ». Cela ne suffira pas c’est certain à calmer la haine de classe médiatique qui nous entoure. Mais est-ce souhaitable ? L’exposition médiatique est une composante de la construction de la conscience politique de notre temps. L’effet pédagogique des attaques grossières dont nous faisons l’objet sans trêve depuis dix ans participe pleinement à une robuste formation politique des insoumis. C’est le principal apport du journalisme voyou. Qui a entendu sur RTL Alba Ventura surréaliste baver sur « l’échec » de notre marche du 16 octobre et ironiser sur « la gifle » que j’aurai reçue, savent de quel genre de « journalisme » je parle. Tout cela, c’est autant de signes du moment de tensions créé par la conjonction des facteurs de dislocation du pays dont les médias sont des agents très actifs au service du projet de l’oligarchie française. Il faut le supporter avec autant de sang froid que possible. L’ennemi sait qui dérange vraiment le scénario de la macronie à perpétuité. Dès lors, il faut avancer sans se laisser impressionner ni détourner de son fil conducteur.
Front Populaire
Il y a trois ans et à deux reprises, j’ai présenté dans le journal Libération, au nom des Insoumis, la proposition d’un nouveau Front Populaire. Cette idée fut repoussée au motif que ce Front ne pouvait se faire qu’autour du centre gauche et sous-entendu explicitement « sans la LFI ». Sur le terrain pourtant, et notamment dans les Bouches du Rhône, toutes les occasions d’action communes entre partis, syndicat et associations furent travaillées et pratiquées souvent avec succès. D’un autre côté, trois lettres envoyées aux divers niveaux de responsabilités communistes en vue du renouvellement de notre alliance aux présidentielles et aux législatives n’eurent de leur côté aucune réponse. Il est vrai que nous étions alors bien dépités. Car on voyait bien comment il s’agissait de marginaliser LFI pour pouvoir l’expulser de toute coalition. Et cela fut fait aux régionales en PACA. Mais ce dépit fut surmonté par l’action. Au vu des résultats à l’élection présidentielle, on devrait plutôt les remercier d’avoir fini de convaincre nos amis qu’il n’y avait rien à attendre du pseudo « discours unitaire » des centres gauche. Je fais ces rappels pour signaler la continuité de la stratégie portée par LFI. Cela parce que l’analyse sociale qui la sous-tend reste la même.
Dans la théorie de « l’ère du peuple et de la révolution citoyenne », le peuple est le nouvel acteur politique de notre époque. Le « peuple » est défini par sa relation sociale aux réseaux collectifs dont il dépend pour reproduire son existence matérielle. La nature publique ou privée de ces réseaux, les conditions sociales pour y accéder, formatent la relation sociale fondamentale de la vie dans nos sociétés et les inégalités de mode de vie. Bien sûr ce « peuple » intègre les salariés. Mais il ne s’y limite pas. D’autres catégories sociales y entrent de plein droit à égalité de dépendance des réseaux et du droit d’y accéder. Ce sont les chômeurs, les retraités, les étudiants, les lycéens, les précaires, les paysans, les artisans, les auto entrepreneurs etc. Aucun d’entre eux ne peut défendre ses droits autrement que par l’action politique sous toutes ses formes démocratiques depuis le vote jusqu’à l’action symbolique ou spectaculaire dans la rue.
Ainsi sont dessinés deux milieux d’expression démocratiques au deux points de contacts fondamentaux du fonctionnement de la société avec chaque individu. D’abord le lieu de travail où les syndicats organisent l’information et l’action. Ensuite la Cité en général ou les organisations politiques et les associations en font autant. La stratégie de Front populaire est celle qui veut rassembler dans une même mobilisation les deux acteurs fondamentaux que sont le Peuple et les salariés. Elle a un préalable et des conditions. Le préalable : d’abord le refus de la division entre ces deux secteurs et la logique sectaire des « chasses gardées », le refus de la ligne d’accompagnement du libéralisme et enfin le refus des discriminations excluant de la lutte (racisme, religion, sexisme etc.). La condition : une ferme volonté d’agir ensemble. Et, tout autant : la possibilité de le faire. Ici commence le rôle spécifique de notre coalition politique NUPES qui peut jouer le rôle d’unificateur et de déclencheur de cette action.
Mais entre le schéma théorique abstrait et la réalité telle qu’elle est, il y a une distance comme chacun a pu s’en apercevoir. D’une façon générale, disons que la confiance est à construire après des années de division générale et de palabres sans effet. D’autres limites existent autrement plus contraignantes. Les confédérations syndicales ont chacune leurs raisons de refuser l’action politico sociale commune. Cela semble insurmontable. Mieux vaut donc y renoncer pour éviter de perdre du temps ou de créer des tensions inutiles. Et pire : de se faire promener de réunion en réunion qui retardent pour rien l’action et la mettent en danger. Une autre approche est possible. Celle qui part des réalités comme toujours. Ceux des syndicats et associations qui refusent par principe l’action commune ne doivent pas être harcelés ni même interpellés. La bonne relation se construira autrement. Et quand bien même des propos aussi sectaires que ceux de Philippe Martinez sont tenus et répétés, il ne faut pas y répliquer. Sont-ils représentatifs de la confédération quelques mois avant son congrès ? Les deux plus importantes fédérations de la CGT ont appelé à la marche du 16 octobre dont celle qui conduit la remarquable lutte des salariés des raffineries. Au moins un membre du bureau confédéral faisait de même. Sur le terrain nombre de syndicats de branche et de sections locales des syndicats appellent souvent à se joindre à l’action avec nous. Les statuts de la CGT permettent tout cela. Et nous, de notre côté, tout au long de l’année nous affirmons sur le terrain notre solidarité avec leurs actions. Le respect mutuel interdit les polémiques avec une expression du sommet confédéral. Elles ne changeraient rien en toute hypothèse. Alors à quoi bon ?
Mais compte tenu de ce qui vient de se passer, il est temps d’en tirer des leçons. Tenons-nous à une soigneuse équidistance. Ni alignement systématique ni polémiques. Mieux vaut en effet se retenir de prendre parti entre les diverses confédérations syndicales quand leur choix divergent. Pourquoi ? Parce que les syndicats sont divisés tandis que les organisations politiques de gauche sont unies. Se mêler d’affaires syndicales c’est faire entrer dans nos rangs des polémiques sans objet puisque leur conclusion n’est pas de notre ressort. Ici encore il faut être dans le réel. Un autre système de relations est possible.
Il y a des branches syndicales avec lesquelles la convergence est un fait, il y a des confédérations et syndicats qui, sans s’engager, ont des propos bienveillants et invitent publiquement leurs adhérents à faire leurs choix d’action en citoyens libres. FSU, Solidaires, FO et CFDT sont dans ce cas. Certes d’un autre côté il y a un Philippe Martinez qui passe de « la CGT n’appelle pas » à une formule violente « ne participe pas », deux jours avant la marche. Les prétextes évoqués sont lamentables comme ce « contre la vie chère c’est aussi le combat de Macron » et autres thèmes dont il n’avait jamais parlé dans les réunions unitaires. Où est alors le point d’équilibre le plus positif ? Pas besoin de faire un dessin. Sur le terrain c’est encore plus net. Je l’ai bien vu aux messages que j’ai reçus à propos de la journée d’action quand cette date de la journée d’action du 29 a été mise en place sans concertation. J’ai eu de nombreuses remarques d’amis insoumis engagés dans divers syndicats que cette méthode indispose. Ils ne comprenaient pas pourquoi nous prenions parti en y appelant. Sans compter tous ceux qui ne croient pas à l’efficacité de ces journées d’action sans lendemain. D’autant plus quand les congrès d’organisation sont à l’ordre du jour et avec eux des opérations de recomposition dont nous ne devons en aucun cas nous mêler.
La stratégie de Front Populaire se construit avec ceux qui la veulent. L’objectif c’est l’unité du Peuple (tel que défini plus haut) contre la politique de Macron. Tant mieux si c’est aussi celles des organisations, cela amplifie le travail de mobilisation. Tant pis quand ce n’est pas possible. A quoi bon démoraliser tout le monde avec des interpellations médiatiques ? Comme nous l’avons démontré dans le champ politique, l’arbitre des stratégies est dans le peuple. Il faut avoir confiance en lui. Le 16 octobre nous avons bien vu comment il a réglé son compte a un mois de bashing ininterrompu pourtant soigneusement relayé de tous côtés.
Et puis il y a ce qui avance bien. J’ai été informé que dans plusieurs régions des collectifs se forment, unissant syndicat, partis et associations. Avec les organisations qui ont partagé la convocation de la marche du 16, la co-construction de l’action à égalité de droits et devoirs s’est bien engagée en octobre. Toutes ces organisations semblent acquises à l’idée de ne pas laisser sans suite la première manche du rapport de force populaire avec Macron, réussie ce 16 octobre. Une ambiance ouverte et amicale est là. Elle est un gage de sérieux et d’efficacité. L’affirmation d’un peuple politique regroupé sur ses bases écologiques et sociales revendicatives est aussi la condition de la reconquête des secteurs populaires plongés dans la résignation ou le vote d’extrême droite. Bref, « dessiner les contours d’un Front Populaire », ce n’est pas le réaliser. Mais c’est le rendre possible. C’est la prochaine étape du déroulement de notre stratégie générale.
Jean-Luc Mélenchon