Lors de la deuxième guerre du Karabakh, l’Azerbaïdjan a obtenu bien plus que ce qu’il avait exigé au cours de longues négociations avec l’Arménie. Peu après la victoire, Ilham Aliyev a déclaré que le conflit du Karabakh était résolu. Cependant, les relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’ont pas réussi à passer de la violence à la diplomatie, où les différends sont résolus par des négociations et des compromis mutuels. Cet article explique que l’incapacité à passer de l’affrontement à la diplomatie est liée à des paradoxes politiques internes, plutôt qu’à des problèmes pratiques constatés dans les zones frontalières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Tard le lundi 12 septembre 2022, l’armée azerbaïdjanaise a attaqué le territoire arménien sur une large bande s’étendant de l’est du lac Sevan/Goyche à Kapan. Cela a commencé par un intense pilonnage d’artillerie et des frappes de drones, puis par des attaques terrestres sur de nombreux axes. L’armée azerbaïdjanaise a réalisé des conquêtes territoriales de 4 km à l’est de Djermouk ; le tout au prix de la mort de centaines de jeunes soldats. Officiellement, l’Arménie a enregistré 207 victimes, contre 77 pour l’Azerbaïdjan. Dans les deux camps, la grande majorité était des soldats. Un premier cessez-le-feu négocié par la Russie n’a pas tenu. Un deuxième accord de cessez-le-feu négocié par les Etats-Unis semble tenir pour l’instant. Depuis le cessez-le-feu du 9 novembre 2020, il s’agit de l’épisode le plus violent entre les deux républiques caucasiennes
Si l’on considère le contexte politique, l’affrontement actuel est encore plus surprenant : seulement deux semaines plus tôt, le 26 août 2022, l’Arménie a évacué la ville stratégique de Latchine et quelques villages, permettant aux forces azerbaïdjanaises d’entrer dans ces localités sans combat. Deux ans plus tôt, lors de la deuxième guerre du Karabakh, lancée par l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan a obtenu plus que ses objectifs de départ au cours de 26 années de négociations. Il avait initialement exigé la restitution des sept provinces entourant le Haut-Karabakh et l’autonomie du Haut-Karabakh. A l’issue de la guerre de 2020, l’Azerbaïdjan a reçu tous les territoires entourant le Haut-Karabakh de « la période de l’URSS » qui avaient été occupés par les forces arméniennes lors de la première guerre du Karabakh [entre février 1988 et mai 1994], ainsi que les deux régions du Haut-Karabakh proprement dites : Chouchi/Choucha et Hadrout.
Cette dernière attaque massive fait à nouveau planer le spectre d’une confrontation violente supplémentaire dans les relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux pays voisins empêtrés dans un conflit depuis les dernières années de l’Union soviétique. Cette attaque n’est toutefois pas la première contre l’Arménie depuis la deuxième guerre du Karabakh : six mois après le cessez-le-feu du 9 novembre 2020, l’Azerbaïdjan a de nouveau choisi la force. Le 12 mai 202, il envahissait et occupait certaines parties de l’Arménie. Pourtant, ces succès – qui ont permis d’obtenir à nouveau beaucoup plus que ce que le dirigeant azerbaïdjanais Ilham Aliyev [président depuis octobre 2003] avait initialement exigé de l’Arménie avant septembre 2020 – n’ont pas suffi à mettre fin à ce conflit vieux de 30 ans. Pourquoi ?
L’attaque du 12 septembre 2022 a également mis à mal la position officielle azerbaïdjanaise antérieure portant sur l’intégrité territoriale et le droit international. En écoutant les discours d’Aliyev au cours de la dernière décennie, on peut détecter un glissement : il passe d’un discours légaliste vers un discours mettant l’accent sur une lutte fondamentale entre deux ensembles ethniques. Au cours des dix dernières années au moins, Aliyev a affirmé que « nous retournerons sur nos anciennes terres – à Erevan, Goyche et Zangezur » [1]. Si ce conflit ne portait pas sur le droit international et l’intégrité territoriale, alors sur quoi portait-il ?
Paradoxes arméniens et azerbaïdjanais
Avant de poursuivre notre réflexion sur le rôle de la force dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, je voudrais d’abord évoquer les récents paradoxes qui sont apparus en Arménie et en Azerbaïdjan, après la deuxième guerre du Karabakh. En Arménie, après la défaite de la deuxième guerre du Karabakh, tout le monde s’attendait à ce que le Premier ministre arménien Nikol Pachinian perde le pouvoir et soit remplacé par un partisan de la ligne dure, comme l’ancien président arménien Robert Kotcharian [Premier ministre de 1997 à 1998, puis président de 1998 à 2008]. Pourtant, malgré ces prévisions, nous observons notre paradoxe politique arménien : Pachinian, qui a perdu le dernier volet d’un conflit qui a tant fait vribrer l’identité nationale arménienne au cours des trente dernières années, a remporté un mandat lors des élections de juin 2021[ce troisième mandat a commencé le 2 août 2021].
Ces dernières élections se sont déroulées dans un contexte démocratique. Les grands enjeux portaient sur la poursuite d’une lutte interne chaotique pour les réformes et contre la corruption sous le leadership d’un dirigeant associé à la défaite de 2020, lors de la deuxième guerre du Karabakh ; ou sur le retour d’un homme fort associé à la victoire lors la première guerre du Karabakh, qui promettait de revenir sur les réformes et d’établir un Etat fort. Etant donné le rôle central que le Karabakh a joué dans l’émergence de la perception de soi des Arméniens au cours des trois dernières décennies, la plupart des observateurs s’attendaient à la deuxième option, après la défaite de Pachinian lors de la deuxième guerre. Et pourtant, nous aboutissons à un paradoxe car, d’une manière ou d’une autre, la politique intérieure et la démocratisation l’ont emporté sur les préoccupations identitaires.
Après sa réélection, Pachinian a promis une « ère de paix », alors même que les soldats azerbaïdjanais pénétraient dans les territoires arméniens [2]. Ce nouveau plan de paix était peu convaincant. Il n’expliquait pas comment l’Arménie allait y parvenir, et Pachinian n’a pas expliqué comment et pourquoi il avait changé sa position belliciste d’avant-guerre en celle d’un conciliateur. Toutefois, les résultats des élections ont exprimé une demande sociétale plus profonde de réformes. Les développements d’après-guerre en Arménie révèlent qu’une majorité d’Arméniens et d’Arméniennes préfèrent la poursuite des réformes démocratiques et la lutte contre la corruption, même si c’est sous une direction qui a présidé à la défaite de l’Arménie lors de la deuxième guerre du Karabakh et à la perte du Karabakh, symbole du mouvement d’indépendance nationale. Pachinian, en bon populiste, a su capter cet état d’esprit selon lequel l’ancienne identité nationale originale était supplantée par une identité plus civique et cosmopolite.
Pour comprendre l’évolution politique de l’Arménie dans le contexte post-2020, il faut la comparer à celle de l’Azerbaïdjan dans le contexte de la défaite du pays lors de la première guerre du Karabakh en 1994. Avant même l’arrivée de grandes quantités de pétrodollars, l’Azerbaïdjan était passé de l’instabilité interne à une autocratie centralisée qui a donné naissance au premier système politique à caractère dynastique de l’espace post-soviétique, dans lequel le pouvoir est transmis de père en fils par le biais d’élections sans signification.
La position de l’Azerbaïdjan après la Seconde Guerre du Karabakh est encore plus paradoxale. En mai 2021, il est devenu évident que l’Azerbaïdjan, bien qu’ayant déclaré la victoire dans la guerre de 2020, continuerait curieusement à utiliser la violence pour poursuivre ses objectifs dans le conflit. Après les incursions de mai 2021, des affrontements ont eu lieu en juillet et août. L’Azerbaïdjan a lancé une autre incursion, en novembre 2021, qui a fait sept morts du côté azerbaïdjanais et six du côté arménien [3]. Alors qu’en 2021, les attaques azerbaïdjanaises se sont concentrées principalement sur l’Arménie, dans les derniers mois de cette année, il y a eu également de nombreuses offensives sur le Karabakh. En mars de cette année, les forces azerbaïdjanaises sont entrées dans le village de Parukh/Farukh, et de nouvelles attaques sur le Karabakh ont eu lieu au début du mois d’août [4].
A la suite de la deuxième guerre du Karabakh, Aliyev a acquis une nouvelle légitimité aux yeux de la population azerbaïdjanaise. Dès lors, il aurait pu choisir une approche politique différente après 2020. Il a pourtant choisi de recourir à davantage de violence pour contraindre l’Arménie non pas à la paix mais à la reddition, d’où notre paradoxe politique azerbaïdjanais. Ce que les autorités azerbaïdjanaises réclament n’est rien de moins que la capitulation de l’Arménie, c’est-à-dire le contrôle inconditionnel du Karabakh, plus un corridor dans le sud de l’Arménie reliant l’Azerbaïdjan continental à son enclave, la République autonome du Nakhitchevan (NAR). Sans mentionner les garanties de sécurité, le contrôle azerbaïdjanais du Karabakh implique la destruction des institutions politiques de ce dernier, mais aussi rien de moins que le nettoyage ethnique total des Arméniens du Karabakh. Lorsqu’Aliyev déclare que la population actuelle du Haut-Karabakh n’est « pas supérieure à 25’000 » [5], il s’agit d’une volonté claire de contraindre la population arménienne du Karabakh à quitter sa terre.
Pourtant, un autre paradoxe résulte de la victoire de l’Azerbaïdjan : malgré sa victoire de 2020 lors de la deuxième guerre du Karabakh, Aliyev reste toujours aussi revanchard. L’une de ses opérations militaires, celle qui a attaqué le Karabakh en août de cette année, portait le nom de code « Vengeance » [6]. Aliyev dit qu’il ne veut pas que des forces revanchardes prennent le pouvoir en Arménie, mais si l’on observe ce qu’il fait, il semble qu’il travaille très dur pour cela. Son discours n’est pas celui d’un homme d’Etat victorieux prêt à tourner la page, mais celui d’un dirigeant rancunier – il suffit de voir le parc à trophées de Bakou, ou les statues faites de poings de fer représentant la puissance militaire azerbaïdjanaise érigées à chaque occasion, notamment au Karabakh [7]. Consciemment ou non, l’Azerbaïdjan combat la démocratisation et la réforme en Arménie, provoquant au contraire un retour des peurs et des haines ethniques.
Ce branle-bas de combat, quelque peu inexplicable, met en évidence un paradoxe politique interne à la société azerbaïdjanaise. L’opinion publique azerbaïdjanaise reste caractérisée par une rage indéniable, même après la victoire lors de la deuxième guerre du Karabakh. La meilleure observation à ce sujet a été offerte dans un mémoire de maîtrise de Sevinj Huseynova, dont le titre est évocateur : Why do the Winners of a War Become Angry ? Identity Crisis in the Aftermath of the Second Nagorno-Karabakh War.
(Pourquoi les vainqueurs d’une guerre se mettent-ils en colère ? Crise d’identité au lendemain de la deuxième guerre du Nagorny-Karabakh). L’étude attribue cette colère à l’angoisse de paix, que la thèse définit comme l’écart entre le discours belliqueux officiel des dirigeants azerbaïdjanais et les attentes publiques découlant d’une paix [8].
Je dirais que le public azerbaïdjanais est, malgré la victoire, déçu par les résultats de la guerre de 2020, indépendamment du discours officiel et des agissements des dirigeants azerbaïdjanais, ou de ce que la partie arménienne a fait ou dit. Cela a davantage à voir avec les contradictions intrinsèques de l’opinion publique azerbaïdjanaise et ses espérances découlant de la guerre elle-même. Si l’opinion publique azerbaïdjanaise a fortement soutenu la guerre de 2020 au nom de la libération des terres occupées et du retour des personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDI), elle avait des aspirations émotionnelles plus profondes de libération au lendemain de la victoire. Cette libération était appréhendée sur le plan symbolique. La libération représentait non seulement des gains territoriaux pour l’Azerbaïdjan, mais aussi l’espoir d’une amélioration des conditions économiques et politiques propres à la vie quotidienne, notamment l’apaisement de la situation politique interne. Si la guerre a apporté la victoire à l’Azerbaïdjan, elle n’a pas apporté de détente à la politique intérieure tendue du pays : avant 2020, l’Azerbaïdjan affichait déjà l’un des pires classements au monde en matière de liberté des médias, et pourtant une loi sur les médias encore plus restrictive a été adoptée en décembre 2021 [9]. Quant à la persécution des dissidents politiques elle s’est poursuivie et même accrue [10]. Par ailleurs, un sentiment d’injustice perdure. Par exemple, les droits sur les terres et sur les mines situées dans les territoires gagnés sur la partie arménienne ont été redistribués à des individus proches des cercles du pouvoir à Bakou [11]. La société azerbaïdjanaise connaît des tensions sociales, l’une des plus évidentes est illustrée par une vague de suicides parmi les vétérans de l’armée, souvent en raison de difficultés socio-économiques [12]. Le contrôle de l’Etat sur la société s’est renforcé, et les frontières vers les pays voisins restent fermées aux citoyens sous prétexte de pandémie. La victoire azerbaïdjanaise de 2020 n’a pas apporté plus de liberté aux Azerbaïdjanais, mais a plutôt renforcé l’autocratie de la dynastie Aliyev [13]. C’est ce paradoxe au sein de l’Azerbaïdjan qui est la source de la colère et de la frustration présentes, plutôt qu’une action imputable l’ennemi arménien détesté.
Les paradoxes azerbaïdjanais sont donc le résultat d’une victoire militaire qui n’a pas répondu aux attentes des « élites » azerbaïdjanaises et de la population. Pour la population elle n’a pas permis d’alléger les conditions économiques et politiques, ni de tourner la page du conflit et de passer à autre chose. En dépit de la victoire, la population est devenue plus anxieuse et désorientée, tandis que « l’élite » dirigeante est plus en colère, plus rancunière plus autoritaire.
Autodétermination contre intégrité territoriale
La démocratie est soumise à des conditions structurelles, auxquelles l’économie azerbaïdjanaise, basée sur le pétrole et le gaz, n’est pas favorable. C’était également, dans une certaine mesure, le cas de l’Arménie au cours des deux dernières décennies, pendant lesquelles le budget de l’Etat et la classe supérieure étaient dépendants des exportations de minérais. Simultanément, la diversification de l’économie arménienne et le développement rapide du secteur numérique ont créé les conditions sociales d’une vision du monde plus ouverte, pluraliste et cosmopolite, contrairement au nationalisme originel qui prévalait auparavant. Les politiques de Nikol Pachinian, bien que chaotiques et parfois contradictoires, sont le reflet de cette évolution.
Mais il existe une autre réalité qui favorise la démocratisation en Arménie et l’autoritarisme en Azerbaïdjan. Il s’agit du système de valeurs sur lequel le mouvement national moderne a été fondé dans ces deux entités anciennement « soviétiques ». Les mouvements populaires qui ont conduit à l’indépendance nationale, tant en Arménie qu’en Azerbaïdjan, ont pour clé de voûte la question du Karabakh. Mais ils la conçoivent différemment de manière qualitative. Les nationalistes arméniens privilégient les libertés individuelles et collectives, tandis que les nationalistes azerbaïdjanais privilégient la centralisation et la coercition de l’Etat. « L’autodétermination est indissociable de la démocratie », car elle concerne « tout groupe d’individus sur un territoire défini qui souhaite se gouverner de manière plus indépendante » [14]. L’autodétermination offre la possibilité aux individus et aux collectifs d’être actifs sur le plan politique et d’influencer leur système politique. C’est grâce à ce principe que l’Arménie, l’Azerbaïdjan et toutes les anciennes républiques « soviétiques » sont devenues des Etats souverains et indépendants. L’intégrité territoriale privilégie l’État, renforce la centralisation au détriment de diverses formes d’autonomie locale, ainsi que des droits des entités sub-étatiques, y compris l’individu [15].
Dans sa composition sociologique, l’Azerbaïdjan est un pays diversifié, avec de multiples groupements ethniques, avec diverses langues et religions. Alors que la plupart de ces communautés semblent accepter le pouvoir centralisateur d’Aliyev, les Arméniens « de souche » en Azerbaïdjan ne le pourraient pas, même s’ils le voulaient : depuis l’émergence du conflit du Karabakh en 1988, les Arméniens sont devenus l’autre élément essentiel de l’identité azerbaïdjanaise [16]. Les tentatives continues des dirigeants azerbaïdjanais de maintenir le Haut-Karabakh au sein de l’Azerbaïdjan ont déclenché des affrontements qui se poursuivent depuis 34 ans. Depuis que les Arméniens « de souche » sont devenus l’Autre incontournable, l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan ne peut être maintenue que par la pratique de la violence de masse.
L’Azerbaïdjan n’est pas le seul à privilégier le principe territorial en marginalisant les droits individuels : alors que l’Arménie – sous la présidence de son premier président [Levon Ter-Petrosian:1991-1996] – a considéré le conflit du Haut-Karabakh comme une lutte pour l’autodétermination du peuple, elle n’a cependant pas suffisamment reconnu les droits des Azerbaïdjanais qui souffraient également du conflit, en particulier les droits de ceux et celles qui ont été contraints d’abandonner leurs maisons et leurs villages dans les sept districts situés en dehors du Haut-Karabakh, lorsqu’ils ont été envahis par les forces arméniennes. Avec le temps, le récit arménien est devenu encore plus contradictoire sous le troisième dirigeant arménien, Serge Sarkissian [2008-2013] : sous lui, non seulement le Haut-Karabakh mais aussi les sept provinces azerbaïdjanaises, placées sous contrôle arménien, ont été transformés en terres historiques arméniennes. Le récit s’est métamorphosé, passant des droits d’une population donnée à un discours structuré de manière primordiale sur l’antagonisme ethnique. Cette radicalisation a été conditionnée par la militarisation croissante et les menaces de guerre de l’Azerbaïdjan. Toutefois, elle a rendu la résolution du conflit encore plus difficile sur le plan politique et a justifié la deuxième guerre du Karabakh.
La narration de la violence peut se décliner de deux manières : soit en la considérant dans sa globalité pour la condamner (une position qui favorise la diplomatie), soit de manière sélective afin de justifier davantage de violence. Au cours des trois décennies de conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la violence n’a été racontée que de manière sélective, pour construire un récit de victimisation et créer une situation de nous contre eux. Lorsque quelqu’un raconte les pogroms de Sumgait-Kirovabad-Bakou [1988], mais ignore ou nie le massacre [par des forces arméniennes] de Khodjaly [1992] ou la destruction des sites religieux et culturels du district Aghdam [par les forces azerbaïdjanaises], il ne soutient pas la résolution du conflit. De même, lorsque l’on souligne la déportation de civils [azerbaïdjanais] de Kalbajar, mais que l’on ignore les déportations [d’une population arménienne] du village de Getashen ou du district de Shahumyan ou le massacre [d’Arméniens en 1992] du village de Maragha (son ancien nom était Margushevan), on prépare le terrain pour de futures violences.
Pour passer de l’affrontement à la diplomatie, il est nécessaire de rejeter la violence par principe, car la résolution du conflit ne peut être obtenue que par la compréhension de la souffrance mutuelle et la discussion en termes politiques de la méthode de règlement des conflits entre les deux peuples voisins.
Des généraux qui mènent la guerre précédente
Les incessantes attaques militaires de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, la construction de nouvelles bases militaires et d’infrastructures coûteuses telles que des routes, des tunnels et des aéroports dans des zones proches des frontières occidentales, tout cela donne l’impression que l’Azerbaïdjan est obsédé par la guerre et incapable d’imaginer l’avenir en dehors d’être sur pied de guerre. Entre-temps, non seulement la structure démographique de l’Azerbaïdjan change, mais ses défis sociaux ne seront pas surmontés par une rhétorique nationaliste. Financé par un produit toxique qui met la planète en danger, l’Azerbaïdjan semble englué dans le passé, sans hommes d’Etat capables de se projeter vers un avenir différent. Avec la victoire de l’Azerbaïdjan dans la deuxième guerre du Karabakh, le symbolisme ethnique a perdu son potentiel de mobilisation de masse. Le clivage entre une rhétorique officielle d’antagonisme ethnique et les attentes populaires de réformes internes ne fera que se renforcer avec le temps.
Le conflit persistant entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a ouvert les portes à l’intervention de puissances étrangères, de la Russie à la Turquie, d’Israël à l’Iran, et sa poursuite pourrait également inviter les Etats-Unis à intervenir, comme l’illustre la visite d’une délégation étasunienne dirigée par la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi en Arménie le 18 septembre 2022. Ces interventions ne se feront qu’au prix de l’indépendance et de la souveraineté des acteurs locaux. Par ailleurs, les trois puissances régionales entourant le Caucase du Sud connaissent des bouleversements : L’édifice autoritaire de Poutine s’effrite, l’Iran est au cœur d’un énième soulèvement et le pouvoir d’Erdogan en Turquie montre des signes de fatigue et de déclin.
L’ample agression des 12 et 13 septembre 2022 a changé l’ambiance en Arménie. Des manifestations spontanées ont eu lieu à Erevan et à Stepanakert/Khankendi contre le discours contradictoire de Pachinian sur la possibilité de signer « un document » [17]. La pression militaire constante sur l’Arménie prend un nouvel essor et entraînera une réaction du côté arménien. L’augmentation soudaine des dépenses militaires arméniennes, qui ont atteint 1,2 milliard de dollars, illustre ce changement [18].
Forcer l’Arménie à capituler n’apportera pas la paix dans le Caucase du Sud, mais pourrait perpétuer son statut d’otage de la violence et de la haine ethnique, et à consolider davantage l’autoritarisme. Le projet de nettoyage ethnique des Arméniens du Karabakh ne peut se réaliser qu’avec un autre cycle [19] de violence de masse.
Vicken Cheterian est chargé de cours en histoire et relations internationales à l’Université de Genève et à la Webster University Geneva. Il est l’auteur de War and Peace in the Caucasus, Russia’s Troubled Frontier (2009). Son dernier ouvrage a pour titre : Open Wounds, Armenians, Turks, and a Century of Genocide (2015).
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