Hunza (Pakistan).– Ce sont des inondations qui ont trouvé peu d’écho en Occident, alors qu’elles soulèvent des enjeux majeurs au Pakistan. En sillonnant la vallée de Hunza, dans la région de Gilgit-Baltistan, au nord du pays, nous découvrons un environnement où les glaciers sont omniprésents. Les conséquences du réchauffement climatique aussi.
Aux abords de la ville d’AliAbad, dimanche 3octobre, les tractopelles s’échinent à ramasser les roches et la caillasse qui se sont effondrées là, au pied des montagnes, lorsque des torrents d’eau ont tout emporté sur leur passage en juin dernier.
Au bord de la route, AlamKhan, 47ans, descend de son tracteur pour serrer quelques mains. L’agriculteur a toujours vécu à AliAbad, à moins d’un kilomètre d’ici, et bien qu’il se soit habitué à ce triste décor, il s’arrête régulièrement pour constater l’ampleur de la catastrophe climatique qui a touché le petit village de Hassan Abad.
Alam Khan constate les dégâts provoqués par la fonte d’un glacier à Hassan Abad, le 30 octobre 2022. © Nejma Brahim / Mediapart.
« On sait juste qu’il y a un lac là-bas, pointe-t-il du doigt en direction du glacier de Shisper, perché sur les hauteurs, et que comme le glacier bouge, il l’a fait déborder. Ça a provoqué des inondations en juin et tous les dégâts qu’on voit ici. »
Un pont entièrement détruit, des maisons emportées par les eaux et des récoltes perdues : ce sont là les effets du dérèglement climatique, juge AlamKhan, dont le père alertait déjà, il y a des dizaines d’années, sur les mouvements du glacier de Shisper.
Des inondations liées aux mouvements des glaciers
« Depuis environ trois ans, on sent vraiment que les glaciers de la région fondent et ça nous affecte beaucoup. On ne peut rien y faire à notre niveau, c’est la nature qui réagit ainsi. Mais peut-être que si on prend des actions maintenant, qu’on travaille collectivement, ça peut s’améliorer », présume-t-il, avant d’admettre que la petite administration locale ne peut gérer seule ces enjeux.
Mediapart a pu exceptionnellement se rendre à proximité de plusieurs glaciers, dans la vallée de Hunza, qui appartient à la chaîne montagneuse de Karakoram située à la frontière de l’Inde et de la Chine, et à proximité immédiate de l’Himalaya. Il faut, pour rejoindre cette région reculée –et autonome– du Pakistan, entre 13 et 15 heures de route, lorsque celles-ci sont accessibles.
Par les airs, l’avion traverse les sommets enneigés et survole le mont Nanga Parbat, qui culmine à 8126 mètres d’altitude (le neuvième plus haut sommet du monde) ; avant de se poser sur la courte piste d’atterrissage de l’aéroport de Gilgit, au creux des montagnes. Hunza se situe à 150kilomètres de là.
Le village de Hassan Abad, à Hunza, a été ravagé par les inondations provoquées par le débordement d’un lac glaciaire. © Nejma Brahim / Mediapart.
Depuis la route, déjà, le glacier de Rakapushi apparaît, au milieu des arbres teintés de couleurs automnales. « Celui-ici souffre aussi de la fonte des glaces », relève Ijaz Shafi, responsable du suivi, de l’évaluation et de la recherche pour un programme de soutien aux communautés rurales à Hunza, lancé par l’agence locale pour l’habitat AgaKhan.
Depuis 2014 et après un passage dans l’humanitaire, cet enfant du pays s’intéresse de près aux conséquences du dérèglement climatique sur les glaciers, et notamment au phénomène des inondations liées au débordement de lacs glaciaires, appelé « Glof » (Glacial Lake Outburst Floods en anglais).
« Lorsqu’un lac glaciaire est sujet aux variations d’un glacier victime du changement climatique, il arrive qu’il déborde, engendrant des inondations brutales sur les vallées en contrebas. C’est ce qui est arrivé cet été avec le glacier de Shisper, et le village de Hassan Abad a été particulièrement affecté », explicite-t-il, ajoutant que les travaux de reconstruction démarrés dans ce village devraient prendre fin courant2023.
Pour Ali Karamat, chercheur à l’université internationale de Karakoram (KIU Gilgit-Baltistan) et spécialiste des glaciers, le glacier de Shisper recouvre des « enjeux majeurs ».
Vidéo : Ali Karamat, enseignant-chercheur à l’université de KIU (Gilgit-Baltistan), explique pourquoi les conséquences de la fonte des glaciers de la vallée de Hunza est grave pour les populations locales. © Nejma Brahim / Mediapart.
Dimanche dans l’après-midi, au pied des montagnes, nous rencontrons Aman Ullah Khan. Il est une figure incontournable de la vallée de Hunza : depuis près de 20 ans, il observe les impacts du dérèglement climatique sur les glaciers et sur le quotidien des populations avoisinantes, allant jusqu’à accompagner des chercheurs sur (ou à proximité) des glaciers pour mesurer leurs variations dans le temps.
« Mais je ne suis pas chercheur moi-même, nuance-t-il dans un sourire. J’aide surtout les communautés rurales et tout ce que je décris est le résultat de simples observations. »
Le glacier de Batura et « l’anomalie de Karakoram »
L’homme dit observer des « anomalies » sur la plupart des glaciers de la région. « Le glacier de Gulkin avait tendance à augmenter en taille jusqu’en 2015-2016. Il s’était même étendu jusqu’à la route. Mais aujourd’hui, il recule », précise celui qui a servi de guide aux spécialistes de l’Icimod (International Centre for Integrated Mountain Development ou Centre international de mise en valeur intégrée des montagnes).
Entre 2014 et 2016, les chercheurs de ce centre, actif dans la région de l’Hindou Kouch-Himalaya dont la vallée de Hunza fait partie, ont « posé des marques » dans la roche et pris régulièrement des mesures afin de suivre les variations de plusieurs glaciers dans le temps, dont celui de Gulkin.
Pour certains glaciers, comme ceux de Passu ou de Batura, les effets du réchauffement planétaire se constatent à vue d’œil. « On voit très clairement qu’ils reculent, notamment sur la partie avant des glaciers. Mais ce qui est intéressant, c’est que la partie arrière, plus élevée en altitude, ne perd pas en masse pour l’instant. »
Des variations qu’il explique simplement par les différences de température selon l’altitude des différentes parties d’un glacier : sur les hauteurs, la pluie a davantage tendance à se transformer en neige, permettant de nourrir le glacier. « À l’inverse, la partie inférieure des glaciers va fondre plus rapidement. »
Aman Ullah Khan, l’un des représentants des communautés locales à Hunza. © Nejma Brahim / Mediapart.
Si le glacier de Batura n’est pas épargné par le dérèglement climatique, il est sujet à « l’anomalie de Karakoram », un phénomène surprenant sur lequel se sont penchés plusieurs chercheurs internationaux et Saulat Hussain, de l’université de Gilgit-Baltistan.
Dans un article publié dans la revue Scientific Reports, ils décrivent un glacier « mouvant », ayant à la fois perdu en masse sur la partie avant du glacier et augmenté en hauteur sur la partie arrière, compensant ainsi les effets du changement climatique. Leurs travaux concluent à une « absence de grande variation au cours des 40 dernières années » et à un glacier dont l’état est resté « quasi stable » après les années2000.
Face à toutes ces « anomalies », les glaciers vont-ils finir par disparaître ? À cette question cruciale, régulièrement posée par les glaciologues du monde entier et encore tout récemment soulevée par l’Unesco, qui affirmait début novembre qu’un tiers des glaciers classés au patrimoine mondial disparaîtraient à l’horizon2050 « quel que soit le scénario climatique », tous les interlocuteurs rencontrés lors de notre périple répondent par l’affirmative.
L’enjeu majeur de l’accès à l’eau
Ce qui est sûr aujourd’hui, poursuit Aman Ullah Khan, c’est que les populations vivant à proximité des glaciers de la vallée de Hunza « sont certainement en danger ».
« Il fait extrêmement chaud l’été et les hivers sont plus courts. Les inondations liées aux variations des glaciers et au débordement de lacs glaciaires vont forcément s’intensifier. Et les communautés locales souffrent déjà d’un manque d’eau pour l’irrigation de leurs terres. La chaleur est aussi si intense qu’elle affecte les récoltes. »
Dans le village de Hussaini, le lendemain, plusieurs voitures de touristes sillonnent la route sinueuse menant au glacier de Passu. Certains s’arrêtent chez Amjad Ali Khan, qui tient une petite gargote emblématique au bord de la chaussée, pour y prendre un chai à emporter (du thé avec une pointe de lait). Ce natif du village évoque lui aussi une « crise de l’eau », qu’il associe au changement climatique et à la fonte des glaciers.
Il cite en exemple le lac de Mustansar Hussain Tarar, qu’il avait pour habitude de voir au pied du glacier de Passu lorsqu’il était jeune. « C’était un lac massif, qui se nourrissait directement du glacier. Il y a deux mois, j’ai vu qu’il s’était complètement asséché. Il ne reste que de la terre. »
L’autre problématique, lorsqu’un glacier perd autant en masse, est celle de l’accès à l’eau pour les populations locales. En s’approchant du glacier de Passu, à 3000 mètres d’altitude et à environ 30 minutes de marche d’un petit parking situé au bout d’une route cabossée où peu de véhicules s’aventurent, la fonte des glaces est flagrante. Le glacier a « fortement reculé », constate avec amertume Zarina Baig.
Depuis plusieurs années, la chercheuse s’intéresse de près aux effets du dérèglement climatique sur les glaciers de la vallée de Hunza. Sur la roche, les marques de la neige donnent encore une indication du niveau que pouvait atteindre ce glacier autrefois, avant que le réchauffement planétaire ne vienne l’amputer de plusieurs dizaines de mètres.
Vidéo : Zarina Baig étudie l’impact du dérèglement climatique sur les glaciers de la vallée de Hunza, au Pakistan. © Nejma Brahim / Mediapart.
En redescendant vers le village de Hussaini, des chamois viennent rappeler leur présence dans la chaîne montagneuse. « Eux aussi ont besoin que l’on préserve leur environnement et les ressources présentes ici », sourit Zarina Baig.
À proximité de la route, Zahid Ahmad, 32ans, tient lui aussi un petit magasin de fruits secs. Il alerte sur le changement climatique et ses conséquences sur les glaciers : « On fait face à une hausse alarmante des températures en été, suivie d’épisodes de fortes pluies. C’est de pire en pire depuis environ deux ans et cela affecte les habitants comme moi. »
L’été dernier, entre fonte des glaciers et fortes précipitations, le niveau de la rivière a fortement augmenté et des inondations ont détérioré une partite du village. « On a aussi deux épisodes de Glof, qui ont eu un impact sur la nature et la biodiversité. »
À ses yeux, le Pakistan ne peut, à lui seul, endosser les conséquences du dérèglement climatique à l’échelle mondiale.
« C’est l’être humain qui est responsable de tout ça. Mais le Pakistan pollue très peu comparé à d’autres pays industrialisés. Si on veut réduire la pollution et les effets du changement climatique, il faut que le monde entier s’empare de cette question. On est en train de devenir les victimes d’un système que l’on a créé », déplore-t-il.
Vidéo : Zahid Ahmad, un habitant de Hussaini, raconte comment les inondations ont fait monter le niveau de la rivière durant l’été 2022. © Nejma Brahim / Mediapart.
Pour le spécialiste des glaciers Ali Karamat, une administration locale comme Gilgit-Baltistan doit cependant s’adapter pour réduire les facteurs de risques encourus par les populations locales.
« De nombreux glaciers bougent, craquent, et provoquent des épisodes de Glof dont les conséquences sont graves. Les habitants de ces régions sont déjà en train de pâtir des effets du dérèglement climatique, et cela ne va faire qu’augmenter », alerte le chercheur, qui a dressé une liste de préconisations à destination du programme des Nations unies pour le développement, qui s’intéresse actuellement à 16vallées pakistanaises.
Les migrations pourraient s’intensifier
Si le risque est bien présent, l’idée n’est pas, selon lui, de déplacer toutes les communautés installées à proximité des glaciers, mais plutôt d’opter, au niveau des autorités, pour une « meilleure gouvernance » et des « politiques de régulation » à l’échelle locale afin d’éviter que d’autres ne s’installent sur des zones à risque à l’avenir.
« On voit beaucoup de nouvelles constructions, comme des hôtels par exemple, qui voient le jour sur des zones inondables. Ce n’est pas normal, insiste Ali Karamat. On ne peut pas gérer le danger, mais on peut anticiper ses effets sur le terrain. »
Les communautés déjà installées ici depuis des décennies, voire des siècles, doivent quant à elles être mieux sensibilisées aux risques et renforcer leurs constructions pour anticiper les prochaines catastrophes climatiques. « On propose également une meilleure gestion de l’utilisation des terres dans ces vallées. C’est un enjeu majeur pour la gestion des désastres à venir. »
Mais face à l’accroissement du risque, Ali Karamat, qui cumule plus de 5000 entretiens avec les habitant·es de la région, observe d’ores et déjà des déplacements internes dans la région de Gilgit-Baltistan.
« Pas à une large échelle pour le moment, mais sur 200 foyers dans un village, environ 40 sont déjà partis pour rejoindre des villes alentour ou la capitale, Gilgit. La principale raison avancée est celle des inondations liées aux mouvements des glaciers, puis l’accès à l’éducation et à la santé, encore insuffisant dans les milieux ruraux. »
D’autres, encore, migrent pour rejoindre Islamabad ou Karachi, où les opportunités de travail sont plus importantes.
Le dérèglement climatique et ses conséquences, comme les inondations, le manque d’accès à l’eau potable ou l’insécurité alimentaire, pourraient ainsi contraindre les habitant·es à prendre la route de l’exil, en dehors du Pakistan ; et pourraient favoriser l’essor de conflits au niveau local comme international.
Alors que les glaciers vont continuer de souffrir et de fondre selon le chercheur, l’eau représente « un enjeu énorme » pour tout le reste du pays, qui dépend de ces sources. « Si nous perdons ces glaciers, comment pourrons-nous continuer de boire de l’eau, d’irriguer nos terres, de nourrir nos industries ? »
Vidéo : Selon Zarina Baig, la préservation des montagnes et des glaciers est primordiale pour la survie de l’humanité. © Nejma Brahim / Mediapart.
En observant le glacier massif et noir de Batura – l’un des plus longs au monde, puisqu’il s’étend sur 57kilomètres –, la chercheuse Zarina Baig en vient à la même conclusion que son confrère : le changement climatique menace les populations locales, mais aussi le pays tout entier.
Et à ce même endroit, en juin2021, de nombreuses infrastructures ont déjà été détruites par les inondations provoquées par la fonte de ce glacier et le débordement d’un lac glaciaire, contraignant les habitant·es à fuir les alentours.
« Les montagnes hébergent des glaciers, des sources d’eau, dont un certain nombre de personnes dépendent. Elles sont au cœur de la survie humaine », conclut-elle.
Nejma Brahim