Charm el-Cheikh, où se déroule la 27e Conférence internationale sur le climat (COP27), la délégation irakienne compte plus de 200 personnes. Bagdad entend ainsi montrer son sérieux. Les autorités irakiennes ont en effet de quoi s’inquiéter : l’Irak est le 5e pays le plus vulnérable aux impacts du bouleversement climatique, en termes de pénurie d’eau, de pauvreté alimentaire et de températures élevées, selon le classement du PNUE, l’agence des Nations unies pour l’environnement.
Son rapport, intitulé « GEO 6 », pour 6e Global Environment Outlook, publié en 2019 et rédigé, comme les précédents, par une communauté importante de chercheurs et de chercheuses, anticipe un cauchemar que la population irakienne voit se réaliser jour après jour.
Les tempêtes de sable, autrefois saisonnières et limitées, se multiplient : plus d’une dizaine dans le centre et le sud du pays au printemps et à l’été 2022. Conséquences de l’assèchement des terres et de la déforestation, elles accentuent le phénomène de désertification, qui touche déjà près de 40 % du territoire. Désertification qui ne peut que renforcer les tempêtes de poussière, dans un terrible cercle vicieux. Les vagues de chaleur sont plus fréquentes, avec, l’été, des températures supérieures à 50 °C, et des précipitations erratiques et plus faibles en volume.
À Bassorah, dans le Sud, il arrive que plus une goutte ne sorte du robinet. Et quand l’eau coule, son taux de salinité est tel que l’utiliser pour boire, cuisiner et même vous laver peut vous conduire à l’hôpital, comme ce fut le cas pour près de 120 000 personnes à l’été 2018. À Bagdad, il est devenu habituel, aux mois les plus chauds, de pouvoir traverser le Tigre à gué. Plus au nord, dans la province de Diyala, les agriculteurs ont reçu l’ordre de ne plus cultiver de riz et de réduire de moitié la surface des cultures de blé et d’orge.
La Banque mondiale estime que le changement climatique pourrait coûter à l’Irak 20 % de sa ressource en eau d’ici le milieu du siècle, et qu’un tiers des terres actuellement irriguées seraient totalement asséchées et improductives. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), elle, observe des déplacements des zones rurales vers des villes déjà congestionnées et incapables de fournir les services de base. Selon les observateurs les plus pessimistes, la partie septentrionale du pays sera inhabitable d’ici la fin du siècle.
L’ancienne Mésopotamie, traversée par deux cours d’eau aussi mythiques que puissants, le Tigre et l’Euphrate, celle qui en arabe est surnommée le « pays des deux fleuves » (bilad al rafidayn), où a prospéré l’agriculture et où est née l’écriture, est tout simplement en train de mourir de soif. « Nous perdons nos fleuves », constate, inquiet, Salman Khairallah, environnementaliste irakien et fondateur de l’ONG Humat Dijlah (« Protection du Tigre »).
Des dizaines de barrages en amont
Mais le changement climatique n’est pas le seul en cause. À l’origine de la pénurie d’or bleu, il y a la main humaine : les deux fleuves nourriciers trouvent leurs sources dans les hautes terres anatoliennes de Turquie, l’Euphrate coule ensuite à travers la Syrie avant de pénétrer en Irak. Le Tigre, lui, est grossi, au pied des monts Zagros, par des affluents venant d’Iran. Les deux se rejoignent au sud de l’Irak pour former le Chatt al-Arab, vaste estuaire qui se jette dans le golfe Persique.
« 80 % de nos ressources en eau proviennent de trois pays, la Turquie, l’Iran et la Syrie, explique Salman Khairallah. En 1993, quand Saddam Hussein a accepté la construction par la Turquie de cinq gros barrages, on disait que nous avions perdu l’Euphrate. Elle en a aussi construit une dizaine sur le Tigre depuis les années 1970. Quant à l’Iran, il a détourné des affluents pour son propre usage agricole. Seulement un tiers du débit normal du Tigre pénètre encore aujourd’hui en Irak. Pire encore : s’ils le veulent, nos voisins peuvent fermer le robinet. Car nous n’avons aucun accord de partage de l’eau avec eux. » À cause des mauvaises relations entre Bagdad et Ankara, aucune négociation n’est en vue.
Bagdad a longtemps répondu en construisant à son tour des barrages sur l’Euphrate et sur le Tigre. Sous Saddam Hussein, les grands ouvrages étaient à la mode. Une foule d’études scientifiques ont démontré l’inconvénient majeur de ces grands lacs de retenue : l’évaporation. Elle prive chaque année le pays de 10 % de sa ressource en eau, selon un rapport de l’Iraq Energy Institute en 2018.
Mais les vieilles lunes ont la vie dure. En 2020, les autorités de Bagdad annoncent la construction d’un nouveau barrage sur le Tigre, à Makhoul, à 230 km au nord de la capitale. Un programme datant de 2000, abandonné après le renversement de Saddam Hussein en 2003 et jugé ensuite inopportun par les gouvernements successifs.
L’ambiance a changé. Le barrage de Makhoul est un « projet stratégique », affirme en avril 2021 un porte-parole du ministère des ressources en eau, pour augmenter les capacités de stockage d’eau, produire de l’électricité et fournir 20 000 emplois. Les travaux doivent s’achever en 2024. À terme, le réservoir doit pouvoir contenir trois milliards de mètres cubes, soit plus de deux fois le volume du lac français de retenue de Serre-Ponçon (Hautes-Alpes).
« Malheureusement, dans le domaine de l’environnement, vous avez des mots magiques. Si vous dites “hydroélectricité”, le public se dit que c’est bien, que c’est de l’énergie verte. Si vous ajoutez que ça permet de lutter contre la raréfaction de l’eau, c’est encore mieux », se désole James Bogué, membre de l’ONG internationale Save the Tigris (« Sauvons le Tigre »). Si le projet est mené à bien, 67 km2 de terres arables seront submergés, affirme l’OIM. L’ONG irakienne Liwan estime que 40 villages, soit 120 000 personnes, devront être déplacés. Près de 200 sites archéologiques, dont celui d’Assur, capitale de l’antique Assyrie, sont menacés d’être noyés.
Et les spécialistes s’interrogent. « Nous le remplirons avec quoi ? Avec du vent ?, s’est exclamé devant les caméras de la chaîne Al Arabi l’ancien ministre de l’eau Hassan Janabi. Nous n’avons pas dans les prochaines années la moindre perspective d’avoir assez d’eau pour remplir ce réservoir. »
Menaces sur les marais du Sud
Pire : le barrage de Makhoul fragilisera un peu plus, en aval, les grands marais du sud de l’Irak. La plus vaste zone humide d’Asie occidentale, à cheval sur l’Irak et l’Iran, berceau de la civilisation sumérienne et écosystème exceptionnel, a déjà failli disparaître dans les années 1990, quand Saddam Hussein a décidé de les assécher pour en chasser ses opposants et punir ceux qui les avaient accueillis.
Les marais ont été partiellement restaurés après la chute du dictateur. Aujourd’hui, ils sont menacés par le trop faible débit des fleuves et les pluies trop rares. Les roselières, les poissons et les buffles meurent d’une eau devenue trop saline et les habitant·es s’exilent dans les centres urbains alentour. La perte de superficie des marais, voire leur disparition, renforcerait la désertification de cette région aride et la rendrait invivable pour les êtres humains. Le cercle vicieux, toujours.
Pourtant, des solutions existent, selon un rapport de Save the Tigris : « L’Irak n’a pas besoin de capacités de stockage d’eau supplémentaires, mais d’une gestion de l’eau plus efficace et plus durable, y compris la modernisation du secteur agricole. » La gestion de l’eau et les infrastructures ont été totalement négligées au cours de décennies d’instabilité marquées par les sanctions internationales, les conflits armés, l’absence d’État et la corruption.
Captations illégales
« Seules 40 à 60 % fonctionnent correctement, confirme Salman Khairallah. Les canalisations, les pompes, les stations d’épuration sont défaillantes et mal entretenues. Nous avons encore des eaux usées déversées directement dans le fleuve, qu’elles proviennent de centres urbains ou d’industries. » À Bagdad, on voit nettement celles du complexe hospitalier plonger dans le Tigre. Il en est de même à Bassorah, où les déchets des forages pétroliers se retrouvent dans les fleuves et les canaux. « On ne peut plus boire cette eau, on ne peut plus y pêcher, on ne peut plus s’y baigner. Ce n’est plus une rivière, c’est un égout », assène Salman Khairallah.
La répartition de l’eau des fleuves est négligée, dans un territoire où les précipitations annuelles peuvent atteindre 800 mm au Nord et seulement 150 au Sud. Les populations en amont surconsomment, celles en aval sont contraintes d’acheter de l’eau en citerne ou en bouteille. Sans parler des captations illégales pour des fermes piscicoles, des usines de fabrication de glaces, et du maintien des anciennes techniques d’irrigation par inondation des parcelles dans le sud du pays.
« Dans les zones libérées du contrôle de Daech, les agences de l’ONU et le ministère de l’agriculture ont aidé les fermiers à mettre en place de nouveaux systèmes comme du goutte-à-goutte. C’est cela qu’il faut généraliser », reprend Salman Khairallah.
Mais l’Irak n’a plus de gouvernement depuis les élections législatives d’octobre 2021 et la classe politique est repliée depuis longtemps sur ses propres intérêts. La taille de la délégation à la COP27 n’y change rien : la lutte contre le changement climatique ne suffira pas à masquer l’incurie des autorités.
Gwenaelle Lenoir