Le système de santé s’est effondré [1]. Ces mots, qu’aucune autorité sanitaire ne veut entendre, ne devraient pas étonner ceux, dont je suis, qui depuis plus de vingt-cinq ans alertent en vain sur la situation, et bataillent au quotidien dans leurs cabinets et leurs services pour tenter de s’opposer aux décisions politiques et économiques qui nous ont collectivement amené à cette situation. Et pourtant, ces mots sont difficiles à intégrer, même pour nous, au cœur du système. Cela me rappelle la sortie de Titanic en 1997. A l’époque ? j’avais été fasciné par le choix de James Cameron de filmer le naufrage du navire quasiment en temps réel. A partir du moment où le paquebot percute l’iceberg, le temps est compté, en heures, en minutes. C’est une simple question de physique des fluides. Il en est de même pour le système de santé. Même nous, qui tentions d’alerter sur les conséquences de directives prises par des tutelles à qui seule importait la maîtrise des dépenses d’un système social jugé trop dispendieux, même nous, qui observions l’eau monter dans les compartiments supposément étanches, qui assistions impuissants à l’absorption de la biologie médicale et des cliniques par les grands groupes privés, à la prise de pouvoir des assureurs à la Sécurité sociale et au ministère, n’arrivions à envisager pleinement ce qui se profilait, ni à quoi ressemblerait ce monde d’après.
« Bon, faut pas déconner, ça coûte du pognon tout ça »
Le Covid, dans ce contexte, fut la tempête parfaite. Les soignants, dans leur grande majorité, firent front, malgré le dénuement des débuts, malgré les mensonges. Dans ces premiers mois, face à des instances décisionnaires tétanisées qui pour la première fois depuis des décennies étaient confrontées au réel, les injonctions bureaucratiques, les vexations administratives, durent céder devant l’urgence. Cela eût un temps. Comme me l’avait dit Ohian, 34 ans, urgentiste à Toulouse, dès juillet 2020 : « On nous a filé des moyens temporaires pour passer la crise, qui en pratique correspondent aux moyens dont on aurait besoin pour bosser décemment en temps normal. Les trois quart de ces moyens ont été repris dès le bordel fini et on nous a gentiment expliqué que oui, mais bon, faut pas déconner non plus, hein, ça coûte du pognon tout ça. » Et au stade où nous en sommes, ce n’est même plus une question d’argent, c’est une question de survie. Le système de santé s’est effondré et nous évoluons, sans parfois en avoir bien conscience, dans des ruines. Alors, certes, les patients accèdent encore aux soins, les otites sont traitées, les péritonites sont opérées, les chimiothérapies sont effectuées. Mais chacun voit bien que les prises en charge sont dégradées, que nous nous habituons à des délais, à des reports, à des situations d’inconfort voire de réelle perte de chance, qu’il y a quinze ans nous aurions jugées intolérables.
Et cette vérité, simple, que le système de santé s’est effondré, est niée farouchement par tous ceux qui ont contribué à ce désastre. La CNAM vante son informatisation et son Espace Santé, dans un pays où des millions de Français n’ont plus accès à un médecin traitant. Les ministres, l’un après l’autre, nient le réel. « Je n’accepterai ni l’instrumentalisation politique, ni que l’on fasse croire aux Français que partout, le système s’effondre. Ce serait méconnaître les efforts de tous sur le terrain », martelait Brigitte Bourguignon en juin 2022 devant des urgentistes médusés. Confronté aux alertes des pédiatres hospitaliers obligés de trier des enfants, François Braun ne décolère pas en novembre 2022 : « Je suis choqué par cette formule. C’est inadmissible… je ne peux pas accepter de tels propos qui déforment la réalité. Je ne m’interdis d’ailleurs pas une enquête… Soyons très clairs, on ne trie pas les enfants à l’hôpital et nos soignants sont admirables dans leur engagement. »
Au Royaume-Uni comme en France, une même lassitude
Saluons à chaque fois le tour de passe-passe qui voudrait qu’énoncer une réalité, celle de l’effondrement du système, serait… manquer de respect envers l’engagement des soignants. Alors que cet engagement, réel, effectivement admirable, est quotidiennement mis à mal par l’effondrement du système. Il faut n’avoir jamais eu en main la vie d’un homme, d’une femme, d’un enfant, pour ignorer les conséquences physiques et psychiques de la situation actuelle. Au Royaume-Uni, confrontés au Covid et à la crise économique majeure née du Brexit, avec une inflation galopante et un exode de soignants étrangers considérés indésirables, les généralistes dénoncent, impuissants, la précarisation de leurs patients, comme le révèle The Guardian : carences alimentaires, angoisse de patients craignant de ne pouvoir se chauffer cet hiver, malades graves refusant un arrêt de travail pour des raisons financières. « Ce sentiment de désespoir, le patient vous le transfère en tant que généraliste. Et quand c’est patient après patient après patient, vous rentrez chez vous le soir comme un citron trop pressé. » En France, une simple veille sur Twitter révèle le sentiment de lassitude des soignants : infirmiers et médecins en burn-out, soignants épuisés. Beaucoup font part, en public ou en privé, de leur sentiment de culpabilité vis-à-vis de retards de prises en charge, de pertes de chance liées à la surcharge de travail.
Outre-Manche, sourds aux alertes des médecins, les gouvernements tories successifs se sont vautrés dans le « GP-bashing », accusant les praticiens généralistes de ne pas être suffisamment réactifs, promettant aux patients que toute urgence serait traitée en médecine de ville dans la journée, ce qui, au vu du nombre de dossiers gérés par chaque praticien est irréalisable. Selon le Royal College of General Practitioners, 19 000 généralistes envisagent de quitter la profession dans les cinq ans à venir à cause de leurs conditions de travail. En France, les annonces ministérielles répétées selon lesquelles les médecins généralistes seront amenés à prendre en charge plus de patients chaque jour grâce aux réformes en cours, les injonctions à « soulager l’hôpital » en participant à la permanence des soins, alors que la durée moyenne de travail d’un généraliste est de 53 heures par semaine (DREES), sont d’autres symptômes de ce déni constant de l’effondrement du système.
Ne pas prendre en compte la réalité, c’est amener le public à penser que la situation actuelle découle, d’une manière ou d’une autre, de la mauvaise organisation des professionnels de santé, voire de leur indifférence à la réalité sociale. Il s’agit de désigner des boucs émissaires, un temps, pour éviter un droit d’inventaire cinglant sur les manœuvres politiques qui ont mis le système dans cet état. Le mouvement de grève des généralistes les 1er et 2 décembre 2022 promet d’être d’une ampleur inégalée, dans une profession généralement rétive à ce type d’action, et habituée à faire grève avec un brassard… Dans le même temps, en Grande-Bretagne, les infirmiers mettent en place, pour la première fois dans leur histoire, une grève totale, les 15 et 20 décembre. Au-delà des différences entre les deux systèmes de santé, de l’état de délabrement plus avancé encore du National Health Service, nous assistons impuissants au même déni, et au même dénigrement. Déni des soignants, déni du Covid, déni du tri, déni de la dégradation de la prise en charge, déni de l’effondrement. Prendre soin de l’autre peut être une vocation, mais ne devrait pas être un sacerdoce.
Christian Lehmann