KarachiKarachi (Pakistan).– C’est un village vieux de 400 ans. L’un des moins développés, classé parmi les plus pauvres, situé au sud-est de Karachi, au Pakistan. En cette fin de matinée, lundi 24 octobre, le quai d’Ibrahim Hyderi commence à montrer quelques signes de vie lorsque des pêcheurs rejoignent leur embarcation pour se préparer à prendre la mer.
Plusieurs silhouettes les regardent, allongées à même le sol à l’ombre de la coque d’un grand bateau en bois entreposé sur le quai ; tandis que des chats errants restent à l’affût du moindre effluve de poisson. « Les temps ont tellement changé », lance Nasrullah, que tout le monde ici surnomme « Babu » (une marque de respect en urdu), depuis le ponton permettant de rejoindre le bateau sur lequel ses quatre fils travaillent à démêler un filet.
« Il y a trente ans, quand on pêchait une journée, on avait toujours de quoi manger pour les jours suivants. Aujourd’hui, si on se repose un jour, on meurt de faim le lendemain. » Le constat est amer pour cet ancien du village, qui a vu ses conditions de travail et de vie se détériorer considérablement au fil des années, entre pollution des eaux, surpêche et hausse du coût de la vie.
Pour « respecter » le filet de chacun, les pêcheurs flanquent leur bateau d’un drapeau ; celui de Nasrullah est noir et rouge, percé d’étoiles. Il revient tout juste du Baluchistan où il a travaillé deux jours durant.
« On a dû rentrer ensuite, car il y a eu des tensions avec les pêcheurs locaux qui ne voulaient pas de nous là-bas, relate-t-il, conscient d’avoir investi des eaux qui ne lui appartenaient pas. On n’a pas le choix, il n’y a plus assez de poissons dans le Sindh. »
Même ainsi, le nonagénaire est perdant : il lui aura fallu 48 heures en mer et 100 000 roupies (soit 434 euros) pour financer l’aller-retour, soit le fruit de sa pêche. Pour Kamal Shah, représentant de la communauté de pêcheurs et habitant du village, la situation de ces travailleurs déjà marginalisés ne fait qu’empirer.
La face sombre de Karachi
« Certains pêcheurs vivaient à Ghizri, un quartier situé non loin de là, et ont été chassés il y a vingt ans quand Karachi s’est développée pour favoriser de riches constructions », dénonce-t-il, évoquant deux Karachi, l’une connue pour sa « lumière », l’autre, dont Ibrahim Hyderi fait partie, pour son « obscurité ».
« Ici, il n’y a ni électricité, ni eau potable, ni écoles. On dit souvent que les pêcheurs sont devenus les prisonniers de l’élite. »
Les pêcheurs ont depuis interdiction de travailler à Ghizri, bien que certains continuent d’essayer de s’y rendre, « pour survivre ». Le même scénario s’est produit à Putho, une petite île de sable où ils avaient leurs habitudes. « Un club de golf a été construit et des agents de sécurité jettent des pierres à tout pêcheur qui tente de s’en approcher. Certains ont déjà été blessés », poursuit Kamal Shah.
À Karachi, où les pluies de la mousson peuvent s’avérer très fortes (lire nos reportages ici ou là sur les conséquences des inondations dans le Sindh), la montée des eaux menace aussi le travail des pêcheurs.
« L’eau a mangé les petites îles où on travaillait. Celle de Ratto Kot, où j’avais l’habitude d’aller et où certains pêcheurs avaient même leur maison, a disparu », souligne Nasrullah.
Si son village est épargné par l’érosion, le port de Keti Bandar, à 150 kilomètres au sud-est de Karachi, est régulièrement grignoté par les eaux, contraignant les autorités à le reconstruire à trois reprises. « Quatre millions d’hectares de terre sont couverts par l’eau de mer dans notre province, alerte Kamal Shah. Cela met en danger les pêcheurs et leurs lieux d’habitation. »
Une mer vidée de ses poissons
« Chez nous, précise Nasrullah, c’est plutôt le changement climatique et la pollution qui nous posent problème. Avant, l’eau était transparente tant les fonds marins étaient propres. Aujourd’hui, on ne peut rien voir dans l’eau, toutes les grosses industries jettent leurs déchets ici. »
C’est l’une des principales problématiques rencontrées par les pêcheurs selon Kamal Shah, qui constate une pollution des eaux de plus en plus importante depuis trente ans, liée à une mauvaise gestion des eaux usées émanant des industries.
L’autre drame est celui de la surpêche, encouragée par la course au profit, ravageant tout sur son passage. Depuis près de quaranteans, explique le militant, le « fish trolly », sorte de grande cage en métal, est utilisé par les gros navires de pêche pour ratisser les fonds marins, contribuant à l’extinction de nombreuses espèces.
Le « sua », un poisson local qui bénéficiait encore d’une grande population dans les années1990, pourrait être le prochain à disparaître. Servant à confectionner les aiguilles utilisées par les chirurgiens, un seul sua pouvait rapporter 20 000 roupies (soit 86 euros) à qui le capturait.
« Il n’en reste presque plus aujourd’hui,déplore le pêcheur Nasrullah. Il est devenu si rare qu’il faut un filet spécial pour l’attraper et son prix a atteint 10 millions de roupies. »
« Le trolly a détruit toute la biodiversité, le corail, l’environnement marin ; tout en précarisant les communautés de pêcheurs », regrette Kamal Shah.
Le « bhulo gujjo », une autre technique de pêche massive d’abord utilisée par les Chinois, vise à cibler la mangrove, soit les zones où le poisson va pondre ses œufs, pour être sûr d’en capturer un maximum. « Le filet est si fin que même les œufs n’y échappent pas. »
Depuis environ dix ans et face à la concurrence, certains pêcheurs locaux se sont eux aussi mis à cette pratique dévastatrice.
Des pêcheurs victimes de l’inflation…
D’autres prennent le risque de s’aventurer dans les eaux indiennes, la délimitation entre les deux territoires maritimes n’étant pas clairement affichée en mer, et peuvent être arrêtés par les autorités indiennes, pour une durée indéterminée. Près de 40pêcheurs du village d’Ibrahim Hyderi sont toujours détenus en Inde aujourd’hui selon Kamal Shah, laissant leurs familles « mourir de faim ».
Sous un soleil de plomb ce lundi, un adolescent transmet, depuis l’un des bateaux amarrés au petit port de pêche, un panier en osier plein d’un kilo de crevettes à son collègue venu le récupérer avec une charrette. Les pêcheurs n’en tireront pas plus de 1 500roupies, soit le prix d’un litre d’essence.
« On n’a jamais été riches. Mais là, l’essence est devenue trop chère. Le litre nous coûtait 300 ou 400 roupies avant, aujourd’hui il nous coûte autant que le poisson. On ne fait plus de bénéfices », regrette Nasrullah en les observant.
Son fils, Imran, ignore s’il pourra continuer de pêcher : « Le blé, la nourriture, tout augmente. Mais on ne peut pas vendre le poisson plus cher, sinon personne ne l’achètera. Alors oui, peut-être qu’on devra trouver autre chose à faire », regrette celui qui a passé trente années de sa vie à exercer ce métier.
Assis sur le flanc gauche du bateau de son père, il susurre en urdu : « Mere samandar se dil lagi hai. » « Mon cœur appartient à la mer. »
90 % des pêcheurs de la région auraient sombré dans la pauvreté au cours des trente dernières années. Celle-ci pousse aussi les femmes à changer de mode de vie.
Dans l’un des quartiers avoisinants aux airs de bidonville, Shakila, la trentaine, tente de rafraîchir la petite pièce de 15mètres carrés dans laquelle elle vit avec quatre autres femmes. Elle agite un éventail en feuilles de bambou de gauche à droite, avant de s’asseoir par terre, sur une natte, aux côtés de sa belle-mère Sara, 80ans, et de plusieurs de ses enfants.
Devant le grand lit et l’armoire qui habillent la chambre, une jeune femme reste à l’écart, entourée d’un voile et d’une robe d’intérieur noirs. Des tas de feuilles de journal recouvrent le miroir accroché à la porte de l’armoire, et Sara ne tarde pas à donner une explication : la jeune femme vient de perdre son mari et ne doit plus voir son reflet (ou même être prise en photo) durant quatre mois.
« Son mari était aussi mon fils, c’est lui qui subvenait à nos besoins », détaille Sara, qui décrit « des jours très difficiles » pour toute la communauté.
… et de riches usuriers
Depuis que le poisson a commencé à manquer, « on s’est toutes mises à travailler », raconte Shakila. « On nettoie et on emballe le poisson dans les grosses usines qui les revendent ensuite. On gagne 500 roupies par jour. » Mais, même dans ces usines appartenant aux « pêcheurs riches », il n’y a parfois pas assez de poisson pour toutes les faire travailler.
Pour s’en sortir, Sara vend des plats traditionnels dans la rue. « Pas le choix », parce que les hommes de la communauté ont tous dû s’endetter auprès de ces mêmes pêcheurs plus aisés pour pouvoir acheter leur matériel.
Une pratique courante selon Kamal Shah, qui contraint les petits pêcheurs à revendre leur poisson à prix bradé à leur usurier pour rembourser leur dette. « Les petits pêcheurs n’ont souvent pas le droit de revendre ailleurs, et les usuriers revendent leur poisson plus cher. »
Un cercle vicieux qui « a rendu les riches plus riches, et les pauvres plus pauvres » selon le représentant de la communauté. « On est impuissantes face à ce système, commente Shakila. Comment faire autrement ? Si les hommes pouvaient pêcher davantage, ils n’auraient pas besoin d’emprunter de l’argent pour le matériel. »
En sortant de la petite pièce, Sara passe sous un étendoir sur lequel la famille fait sécher du poisson. La mini-cour menant à l’entrée de l’habitation insalubre est jonchée de débris de pierre et de bassines pleines d’eau stagnante : les événements climatiques comme les fortes précipitations de la mousson viennent abîmer, chaque jour un peu plus, ce qui avait déjà du mal à tenir debout.
« Le toit commence à craquer, l’eau de pluie entre chez nous », confie la grand-mère, qui peste contre les gros pollueurs et les navires de pêche qui vident la mer de ses poissons, au large, avant même que ces derniers ne puissent atteindre la côte pour les nourrir.
La vieille dame affirme aussi que les phénomènes météorologiques extrêmes ne font que s’accentuer, empêchant les hommes de sortir en mer… lorsqu’ils n’emportent pas des vies.
Lors de la dernière mousson, se souvient-elle, un membre de la communauté s’est trouvé pris dans une tempête en mer et est entré en collision avec une autre embarcation. « Il est mort écrasé entre les deux bateaux. Son cadavre a été retrouvé sept jours plus tard. »
Face à l’adversité, la nouvelle génération commence à aller à l’école, certains jeunes hommes cherchent du travail dans d’autres secteurs. « Cela reste une minorité pour l’instant, mais c’est vrai que le métier devient difficile et il nous faut trouver d’autres solutions », se résout Shakila.
Mais aller à l’école « ne suffit pas » selon elle, car la communauté souffrirait de discrimination : « On n’a pas les bonnes références. Mon oncle a bataillé pour envoyer ses deux filles à l’école et maintenant qu’elles ont fini leurs études, elles ne trouvent pas d’emploi. »
L’air grave, sa belle-mère confie combien elle a le sentiment d’avoir été « poussée vers la sortie » au détriment des autres. « Des étrangers sont venus s’asseoir sur nos terres pour construire des immeubles modernes et nous, qui sommes des gens simples, on n’a pas compris ce qui nous arrivait. Ils ne sont pas des nôtres, ils ne font que nous créer des problèmes. »
« Que vont-ils devenir ? », s’interroge-t-elle sur le pas de la porte. « On vit là depuis des siècles. C’est notre mode de vie, on vit et on meurt sur des bateaux. »
Nejma Brahim