Elle marche. Droit devant elle, menton levé, les bras ballants. Devant les taxis jaunes de Téhéran, pressés au feu rouge, elle traverse la rue et son pas reste posé. Sur ses épaules, sa longue chevelure brune flotte en liberté. Elle marche, décidée. Elle n’est pas seule, plus seule. Comme Nasrin, 22 ans, elles sont des milliers qui chaque jour arpentent les rues de Téhéran les cheveux au vent. Lâchés, rassemblés en une queue-de-cheval haute – coiffure interdite en 2010 en Iran – ou coupés court, signe de deuil ou de révolte dans la tradition persane. Leur décision, leur choix, leur vie.
« Ces jours-ci, on se croirait plus à Istanbul que dans le Téhéran des dernières années. Dans les rues, on croise de plus en plus de femmes les cheveux découverts, et de moins en moins de femmes voilées », raconte Nasrin (1), qui estime qu’elles sont désormais « environ sept femmes sur dix à sortir sans foulard ». Il n’est plus rare de croiser un couple incongru, une femme vêtue d’un tchador accompagnée de sa fille adolescente ou jeune adulte. Mère et fille marchent, main dans la main, l’une voilée, l’autre pas et « c’est comme si la première disait à la seconde “regarde, je suis là, je te soutiens, je t’accompagne” », raconte Nasrin.
Signes de rébellion
Lancé le 16 septembre après la mort de Mahsa Amini, ce cri de révolte, de colère et de ras-le-bol a jailli des gorges de milliers de femmes, mais aussi d’hommes, dans les rues de la capitale, dans les villes moins grandes et dans les provinces plus lointaines. Et il ne s’éteint pas. Nasrin est l’une de ces femmes, l’une de ces voix de plus en plus nombreuses. Elle a le même âge que Mahsa, 22 ans. Peut-être partageaient-elles certains rêves pour leur avenir ? Mais Mahsa est morte. Trois jours après son arrestation dans les rues de Téhéran par la police des mœurs qui reprochait à la jeune femme issue de la minorité kurde un foulard mal ajusté. Alors, presque trois mois plus tard, Nasrin avance d’un bon pas dans les rues, le souffle du vent de Téhéran, descendu des monts enneigés du massif de l’Elbourz, dans ses cheveux libérés.
Peu à peu, elle presse le pas. Pas par crainte, même si la vision de ces policiers plantés sur le trottoir, un peu amorphes, fait toujours frissonner. S’ils sont très présents, s’ils répriment violemment certaines manifestations, dans la journée, ils ne bougent pas face aux nuées de femmes sans voile et se contentent d’observer. Nasrin se dépêche parce qu’elle a rendez-vous avec ses amis dans un café du centre.
Elle habite près de l’université où elle étudie, où les manifs, comme souvent initiées par les étudiants, se multiplient et où « plus aucune fille ne porte le foulard, depuis déjà un moment ». En descendant dans le métro, elle perçoit un bruit de fond. A chaque marche, la rumeur enfle, s’étoffe et envahit tout l’espace lorsqu’elle arrive sur le quai bondé d’étudiants qui scandent « femme, vie, liberté ! », ce slogan militant kurde qui est devenu celui de la contestation née après la mort de Mahsa Amini. De l’autre côté des voies, sur la plateforme, quelques badauds regardent, interdits, ce spectacle qui se renouvelle jour après jour, avant d’être voilé, un instant seulement, par l’arrivée d’une rame. Là encore, la plupart des femmes sont tête nue. Au-dessus d’elles, sur une colonne, une pancarte officielle porte ces mots en persan : « Respectez votre hijab islamique. »
Dans les tunnels du métro, dans les magasins de coques de téléphone, les petits supermarchés et les boutiques à sandwichs, partout en fond sonore, des enceintes portables diffusent la chanson Ghaf d’Alireza Talischi. Cette chanson d’amour du très populaire chanteur téhéranais est devenue depuis quelques jours un nouveau signe de ralliement. Hamidreza Rouhi Javan, 20 ans, l’écoutait en boucle. Le jeune étudiant au sourire éclatant a été tué par les forces de l’ordre lors d’une manifestation le 17 novembre. La musique est devenue un hymne révolutionnaire, une mélodie de connivence, un signal de solidarité, de soutien. Elle est jouée en boucle dans le métro, dans les cafés et dans les allées du bazar.
« Merci de nous soutenir »
Sous les arcades en mosaïque du bazar justement, des jeunes filles, cheveux au vent, s’approchent des passants et leur glissent dans la main un chocolat et un petit bout de papier sur lequel sont inscrits ces mots : « Merci de m’avoir donné ce sentiment de sécurité ces derniers jours, merci de nous soutenir. » On en retrouve partout dans les cafés de la capitale iranienne, scotchés aux murs ou accrochés aux angles d’un miroir. Les cafetiers les y laissent, en signe de solidarité. Ces cafés sont devenus le cœur battant de la mobilisation, de ce mouvement de protestation inédit par sa longueur en Iran, que les jeunes activistes n’hésitent plus à qualifier de révolution. C’est là qu’on se retrouve, qu’on prépare les prochaines actions. Un appel à la grève générale a été lancé pour les 5, 6 et 7 décembre et les cafetiers ont promis de tirer leurs rideaux pour témoigner leur soutien, encore. Comme sans doute les bazaris, qui avaient déjà fermé leurs étals au début de la mobilisation. Dans tout le pays, les chauffeurs routiers, en grève depuis des jours, poursuivront leur mouvement. En dépit des risques infinis, de la peur, des arrestations – plus de 15 000 selon le rapporteur spécial de l’ONU – des morts – 300 personnes tuées selon les autorités, au moins 450 selon l’ONG Iran Human Rights, dont beaucoup de femmes et d’enfants – la mobilisation ne faiblit pas.
Nasrin est arrivée à destination. Dans ce café du centre de Téhéran, orné de grands miroirs, l’atmosphère est joyeuse. Assises à une table voisine, Yalda, Somayeh, Ameneh, Shokufe et Mina, sont mortes de rire. Un fond d’excitation filtre de leurs gloussements de jeunes filles qu’on pourrait croire insouciantes. Elles comparent leurs téléphones, elles sont sur Instagram et Twitter. Toutes ont la tête dénudée, Somayeh a même teint une longue mèche de sa crinière sombre en blond. Seule Mina a un foulard vaguement posé sur ses cheveux, tellement mal ajusté que le vol trop proche d’un moineau pourrait sans doute le faire glisser.
Les jeunes filles, dont la plus âgée a 25 ans et la plus jeune 17, scrutent les dernières vidéos postées sur les réseaux. A Téhéran, les VPN – qui permettent d’accéder à Internet tout en masquant la localisation de l’utilisateur et donc de contourner la censure – coulent à flots, fournis par des Iraniens en exil ou des débrouillards sophistiqués. Toutes les tentatives des autorités de bloquer les accès ont été déjouées avec virtuosité. La société iranienne a toujours été très connectée, et elle l’est encore plus maintenant. Les réseaux sociaux sont devenus les relais de tous les actes de résistance, du turban arraché brusquement de la tête d’un mollah aux manifestations de masse en passant par les coups d’éclat de plus en plus nombreux d’artistes renommés et adorés, chanteurs, acteurs ou actrices.
« Le pouvoir ne peut pas toutes les faire taire »
Il y a trois semaines, Taraneh Alidosti, vedette du film oscarisé le Client, a posé sans foulard devant ses 8 millions de followers sur Instagram, tenant une pancarte sur laquelle était écrit « femme, vie, liberté ». Deux autres actrices renommées, Hengameh Ghaziani et Katayoun Riahi, ont été arrêtées il y a une semaine pour avoir exprimé leur solidarité pour le mouvement, en postant des photos d’elles dans les rues de Téhéran les cheveux dévoilés. Elles ont été libérées sous caution. Le 27 novembre, c’est la réalisatrice et actrice Soheila Golestani qui a publié sur son compte Instagram une vidéo extrêmement puissante. On la voyait marcher dans un parc, tête nue et toute de noir vêtue, et prendre la pose au pied d’un escalier, le visage grave. Elle était rejointe sans un mot par quinze autres personnes, hommes et femmes. « Ces actrices sont adorées de la population, leur soutien est un coup énorme pour le pouvoir qui ne peut pas toutes les faire taire », juge Ehsan, un ingénieur en informatique de 25 ans.
Ehsan a rencontré sa compagne, Faranahz, 23 ans, fin septembre lors d’une des premières manifestations après la mort de Mahsa Amini. Elle est étudiante. Ehsan distribue des VPN. Le jeune couple d’amoureux passe son temps ensemble, est de toutes les manifs, de toutes les actions. Ils ne vivent pas ensemble – c’est interdit par le régime – mais leurs appartements familiaux ont déjà servi de refuge à des manifestants blessés. « On évite d’aller à l’hôpital, sauf en cas de blessure trop grave, le risque d’arrestation est trop grand, alors on se débrouille pour soigner à la maison. » Il faut alors s’improviser infirmier, docteur ou même chirurgien, pour extraire les « éclats de plomb des tirs de chevrotine » des forces de l’ordre. « On se débrouille comme on peut. » Tout cela avec la complicité ou l’aide active des aînés qui soutiennent leurs enfants.
« Mort à la République islamique »
Soraya, 22 ans, serveuse dans le café, apporte les boissons commandées. Très vite, elle se mêle à la conversation. « Nous résistons encore et encore, et nous résisterons jusqu’à ce que le régime des mollahs tombe. Aujourd’hui, je ne porte pas le foulard, même quand je travaille dans le café, explique-t-elle. Mon patron me soutient et ma famille aussi. Les gens viennent de plus en plus souvent dans les cafés comme le nôtre. Ils nous soutiennent. J’entends qu’ils parlent de la grève, des manifestations de la semaine prochaine, nous aussi nous allons fermer ce café. Je perdrai trois jours de salaire, mais nous soutenons ce mouvement de liberté. »
A Téhéran, la résistance se poursuit même la nuit. Tous les soirs, aux alentours de 22 heures, dans certains quartiers, notamment celui des universités où Nasrin rentre le soir, le silence est brisé par une première voix, qui crie depuis une fenêtre anonyme : « Mort au Guide suprême, mort à Khamenei, mort aux Gardiens de la révolution, mort à la République islamique, libérez les prisonniers politiques, les journalistes, les étudiants, les professeurs ! » Une à une, d’autres voix, dont celle de la jeune femme, se joignent aux premiers cris. Bientôt, c’est un concert qui s’élève dans la nuit, une longue incantation, qui répète encore et encore les mêmes mots. « Ce n’est que le début, nous nous battrons jusqu’au bout. »
(1) Les prénoms ont tous été modifiés pour protéger nos interlocuteurs.