Le mouvement social en Russie témoigne d’une étonnante vitalité en ce printemps 2007, tant par la multiplication des initiatives - le site de l’Institut « Action collective » ne recense pas moins d’une centaine d’actions pour la seule semaine du 18 au 25 mars, que par sa capacité développer des formes d’action privilégiant les initiatives d’en bas. Cette richesse et cette inventivité sont d’autant plus remarquables que, depuis plusieurs années, le régime de Poutine déploie des efforts considérables pour bloquer toute possibilité de manifestation autonome de la part de la société : répression multiforme, limitations draconiennes du droit de manifestation, mise en place d’une société civile officielle dont les représentants sont désignés par le pouvoir, verrouillage de l’espace politique institutionnel - la dernière invention du pouvoir sur ce point a été la création, peu avant les dernières élections dans les régions, d’un parti « présidentiel d’opposition », censé permettre au Kremlin d’occuper tout l’espace politique au détriment de l’Autre Russie, regroupement libéral mené par Gary Kasparov, et du PC de la Fédération de Russie.
La première manifestation publique de ce mouvement à l’échelle de la Fédération de Russie remonte à l’hiver 2005, avec la vague de protestations déclenchées par la « monétarisation » des avantages sociaux de certaines catégories de la population : les retraités et les invalides, qui jusqu’ici bénéficiaient de la gratuité des médicaments et des transports, ont vu ces avantages en nature remplacés par une somme dérisoire, laissée de plus à la charge des pouvoirs régionaux souvent incapables d’en assurer le versement. Certes, dès l’adoption de la loi en mai 2004, un Conseil de la solidarité sociale (S.O.S) avait vu le jour à l‘initiative de différentes organisations, des associations de retraités et d’invalides à la Fédération des syndicats de Russie (nouvelle confédération de syndicats alternatifs). Durant tout l’été et l’automne 2004, cette coalition avait lancé une campagne massive contre la loi qui devait entrer en application le 1er janvier 2005. Dès les premiers jours de janvier des manifestations spontanées, avec barrages de rues et occupation des bâtiments publics éclatent à travers tout le pays. En deux mois, ce sont plus de 500 000 manifestants qui descendent dans la rue non pas pour demander/supplier mais exiger leurs droits, un événement unique depuis la disparition de l’Union Soviétique.
Ces actions ont très vite eu un effet contagieux, les manifestants, soutenus par les militants de S.O.S. sont rejoints par d’autres catégories de la population comprenant qu’une action collective peut faire bouger les choses. Dans toute une série de villes, grandes et petites, de Vladivostok à Kaliningrad, se créent, sur la lancée, des Comités de coordination des luttes rassemblant un très grand nombre d’associations, mouvements et même partis politiques présents sur la ville qui agissaient jusqu’alors en ordre dispersé et qui prennent conscience que agir/résister/manifester ensemble ouvre d’autres perspectives pour faire avancer ses revendications et défendre ses droits. En retour, la construction d’un « espace partagé » a un effet sur les participants qui comprennent qu’action et solidarité ne sont pas des slogans vides, et entraîne une politisation dans l’action, avec l’émergence de nouveaux leaders venus à la politique à travers ce mouvement.
Le premier Forum social russe en avril 2005 est l’occasion de généraliser à l’échelle du pays l’expérience des Conseils de coordination des luttes apparus dans les régions : c’est ainsi qu’est créé sous la forme d’un réseau l’Union des Conseils de coordination des luttes (SKS).Regroupant au départ six collectifs régionaux, le SKS réunit aujourd’hui plus de 25 comités régionaux. Il publie un journal (électronique) et son activité est systématiquement relayée sur site Internet de l’Institut « Action collective » [1].
Durant ses deux années d’existence, le SKS a réussi, certes avec de grandes difficultés, non seulement à se maintenir mais à être toujours plus présent dans les luttes, en prenant toute une série d’initiatives pour créer au niveau de la Russie des synergies autour des actions menées à l’échelon local, sur des thèmes spécifiques.
La campagne pour le droit au logement a été la principale campagne au cours des dix huit derniers mois [2] :
mouvement multiforme le mouvement pour le droit au logement s’est construit à travers une série de réseaux regroupant, sur des thèmes spécifiques, les activistes de différentes régions (on peut citer, par exemple, le réseau des résidents des foyers [3]) ;
indépendamment des initiatives prises tout au long de l’année dans telle ou telle localité, au moins deux fois par an est organisée une semaine d’action à l’échelle de la Fédération de Russie ; la dernière en date a eu lieu début décembre 2006, avec des dizaines de milliers de personnes dans la rue ;
toute une série de documents ont été élaborés et sont disponibles sur le site de l’Institut « Action collective ».
en mai de cette année se tiendra une conférence nationale des militants du droit au logement, nouvelle étape dans l’affirmation du mouvement.
Parmi les autres campagnes en cours, on peut citer : les campagnes pour les droits sociaux dans les entreprises [4], l’écologie, l’antifascisme et la dénonciation du nationalisme grand russe, contre la privatisation de l’éducation et du système de santé. Et chaque campagne se met en place sous la forme de réseaux permettant de coordonner et de dynamiser les actions à l’échelon local.
Sur le plan organisationnel, le SKS a une structure souple, peu centralisée, avec la tenue tous les six mois d’une Conférence réunissant les représentants des régions pour décider des actions à mener. Jusqu’ici ces Conférences ont eu lieu systématiquement dans des villes de province : Ijevsk, Toliatti, Kirov, la prochaine se tiendra à Novossibirsk. Cela reflète la réalité du mouvement beaucoup plus fort dans les régions qu’à Moscou même. La réunion du SKS dans telle ou telle ville est aussi conçue comme l’occasion d’apporter un soutien concret aux luttes en cours dans la ville : dimanche 25 mars, à Kirov, où se tenait la VIe conférence du SKS, une manifestation de soutien aux résidents d’un foyer menacé d’expulsion a eu lieu l’après -midi.
Cette souplesse et ce souci permanent d’ancrer les initiatives dans les structures de base est indissociable d’un combat permanent contre les OPA menées par différentes organisations politiques tant localement qu’à l’échelon national, qu’ils s’agissent de certains partis issus du PCUS, comme le RKRP, qui, avant-garde autoproclamée, a tendance à considérer le mouvement social comme un simple vivier où recruter, ou encore d’organisations d’orientation libérale comme l’Autre Russie de Gary Kasparov surtout soucieuses de renforcer sa crédibilité dans la période électorale qui s’ouvre (les élections à la Douma auront lieu en décembre 2007).
Cette priorité donnée aux actions à la base autour d’objectifs précis et mobilisateurs ne signifie pas que le mouvement ait cherché à éviter la question politique. Mais la politisation du mouvement est directement fondée sur l’expérience des luttes communes et marquée par la fermeture du système politique institutionnel. Pour ce qui est de sa plateforme politique, le SKS a pris le temps de la réflexion ; elle a été adoptée lors de la dernière coordination fin mars. Elle ne se présente pas comme un programme achevé, mais comme l’affirmation forte de certains principes d’action dont les principaux sont l’auto-activité et l’auto-organisation. Comme une ouverture vers une autre façon de faire de la politique, une autre radicalité, source inévitable de conflit avec les avant-gardes autoproclamées. A Kirov, lors du débat sur les perspectives du mouvement pour le droit au logement, face aux militants du RKRP affirmant qu’il fallait centrer la campagne sur deux slogans « A bas le nouveau code du logement » et « boycott de la réforme » la majorité des délégué ont nettement réaffirmé que la lutte ne se réduisait pas à ces slogans aussi radicaux que désincarnés, mais passait par un patient travail d’activation des structures de base, l’implication du plus grand nombre dans des avancées concrètes étant la seule garantie d’une véritable prise de conscience à la fois individuelle et collective. Et comme le disait un délégué à Kirov, « c’est parce que nous serons solides et déterminés dans nos luttes que nous pourrons frapper fort tous ensemble le jour venu ». Cette volonté de ne pas réduire le politique à la question du pouvoir s’est manifestée également dans le débat sur l’échéance électorale. La position finalement adoptée (laisser aux coordinations régionales le soin de décider le mode d’investissement dans la campagne électorale) traduit avant tout le refus d’engager vainement des forces dans ce type de campagne où il est quasiment impossible de peser mais aussi une réelle défiance à l’égard du regroupement l’Autre Russie, dominé par les libéraux.
Paradoxalement, ce qui fait la force du mouvement aujourd’hui en Russie en fait aussi d’une certaine façon la faiblesse : il est loin d’être un mouvement social avec une claire identité de soi, et il reste largement morcelé et éclaté, morcellement encore renforcé par l’immensité du pays. En même temps, malgré cette fragilité, par sa démarche, son inscription dans la durée, il se présente comme le premier mouvement depuis la fin de l’Union Soviétique qui, à travers des luttes, pose concrètement, entre conscience d’une dignité retrouvée et solidarité dans l’action collective, la question d’une autre politique et d’un autre avenir.
par Denis Paillard, Commission International d’Attac France, Messager syndical - Russie