En interprétant peut-être de façon discutable la grille de lecture de l’auteur, on peut dire que l’actuelle « radicalisation » de l’État renvoie à trois dimensions : les institutions, l’instrumentalisation du terrorisme et des tensions internes, le contexte international.
Les institutions sont celles de la Ve République issues du coup d’État du 13 mai 1958 perpétré par l’armée française en Algérie avec la bénédiction de De Gaulle. Le nouveau régime instaure un « bonapartisme contemporain » qui vise à moderniser la France et à la débarrasser de la lutte des classes (et on pourrait ajouter de la pression quotidienne des partis et des lobbies – du moins ceux des couches petites-bourgeoises). Pour cela, De Gaulle vise à consolider deux piliers essentiels : la machine bureaucratique civile soumise à l’exécutif (le rôle du Parlement étant réduit) et l’armée. Cette dernière doit être modernisée : il faut en finir avec les nostalgies du colonialisme traditionnel (et donc se résoudre à abandonner l’Algérie) et passer à une armée moderne dotée de la bombe atomique et capable d’intervenir à l’extérieur, en premier lieu dans ce qui doit rester un terrain privilégié pour l’action de la France : l’Afrique subsaharienne. Cette armée est le domaine du président de la République, seul à décider de l’emploi du nucléaire et des interventions extérieures. Plus que dans les autres pays, le Parlement est totalement marginalisé sur les questions de défense. Tous les présidents de la Ve République se sont coulés dans ce moule et notamment François Mitterrand qui, arrivé au pouvoir, a immédiatement oublié sa dénonciation de la Ve République comme un « coup d’État permanent ». La multiplication sous Macron des réunions du Conseil de défense, y compris pour la gestion de la crise sanitaire, illustre et renforce la toute-puissance présidentielle.
Tous les présidents se sont donc attachés à entretenir et renforcer l’instrument militaire. Ce qui ne supprime pas les conflits temporaires avec l’état-major sur les priorités et l’évolution des crédits. Si l’impérialisme français voit ses positions reculer en Afrique, la doctrine diplomatique et militaire française insiste désormais sur le rôle de la France dans la zone dite « indopacifique ». Macron avec son activisme, verbal mais pas uniquement, en est la caricature. Mais, comme l’écrit Claude Serfati, « du point de vue diplomatico-militaire, la France boxe désormais au-dessus de sa catégorie ». Le surdimensionnement militaire (tant de l’armée que de l’industrie d’armement) s’accompagne d’un rétrécissement de plus en plus accentué de l’appareil industriel français : part dans le PIB, déséquilibre croissant du commerce extérieur. La recherche effrénée des « grands contrats » d’armements dont la conclusion est annoncée de façon tonitruante camoufle le recul de l’industrie civile (hors luxe et aéronautique, d’ailleurs liée au militaire). De Gaulle avait pour ambition de conjuguer puissance militaire et industrielle. Ce n’est plus du tout le cas. Claude Serfati donne de précieux éléments d’information sur l’inanité du discours vantant les retombées positives de l’industrie militaire sur l’industrie civile.
Pour reprendre le titre d’un des chapitres, la France est « en marche vers l’État militaro-sécuritaire ». La France n’est pas le seul État à avoir connu des attentats et subi la pandémie du coronavirus mais c’est le seul pays à avoir instauré un état d’urgence permanent et avoir militarisé la gestion sanitaire. L’état d’urgence est susceptible de servir à tout autre chose que ce pourquoi il a été proclamé. On peut rappeler que François Hollande l’a d’ailleurs avoué cyniquement : « C’est vrai, l’état d’urgence a servi à sécuriser la COP 21, ce qu’on n’aurait pas pu faire autrement (…) Imaginons qu’il n’y ait pas eu les attentats, on n’aurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de venir manifester. Cela a été une facilité apportée par l’état d’urgence, pour d’autres raisons que la lutte contre le terrorisme [1]… ».
Claude Serfati souligne que cette évolution s’inscrit dans un processus général de régression sociale organisé sous la bannière du néolibéralisme. Mais cette évolution a en France des caractéristiques spécifiques liées à la Ve République et à ses trois piliers : la bureaucratie d’État, l’armée et la police. Les lois contre le terrorisme puis contre le « séparatisme » ne cessent de s’empiler et donnent lieu à une foule de circulaires et d’instructions qui accroissent l’arbitraire. Serfati insiste aussi sur la diffusion « par le haut » d’une culture raciste dans la population fondée notamment sur la confusion entretenue par les sommets du pouvoir politique entre les menaces terroristes et le « problème » des musulmans en France. Périodiquement, le pouvoir dénonce un nouveau danger : un des derniers est l’« islamo-gauchisme ». Quant à la police, elle est de plus en plus choyée, équipée, protégée des velléités éventuelles des magistrats de contrôler la légalité de son action et, par contre, ses représentants sont libres de dénoncer un prétendu « laxisme des juges » avec la bénédiction de la quasi-totalité des partis parlementaires qui (France Insoumise exceptée) ont soutenu la manifestation policière de mai 2021 devant le Parlement.
En 2005 (dans le 93) puis depuis 2015 (opération Sentinelle), l’armée est déployée sur le territoire de la France métropolitaine et Claude Serfati montre que la hiérarchie militaire réfléchit et se prépare à une intervention plus énergique et plus généralisée qui serait décidée par le Président.
« Jusqu’où la radicalisation de l’État français peut-elle conduire ? » s’interroge Claude Serfati dans la conclusion de l’ouvrage. La réponse à cette question, écrit-il, ne dépend pas seulement des forces qui au sein de l’État sont favorables à frapper encore plus fort « mais aussi de la capacité du gouvernement Macron2 à mener à son terme le programme des classes dominantes ». Face aux résistances prévisibles, la violence antisociale et l’instrumentalisation du racisme n’ont aucune raison de s’atténuer.
Le livre de Claude Serfati est important tant par sa problématique que par la masse d’informations qu’il contient sur les budgets militaires et policiers, la puissance militaire américaine, les opérations extérieures de l’armée française (plus de 115 depuis 1991 !), la faiblesse des retombées économiques de l’industrie d’armement… Tous ces éléments sont nécessaires pour alimenter une vraie réflexion sur le moment présent dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine.
Pour ce qui est de la France, des dispositions constitutionnelles (article 16, article 36 sur l’état de siège) à la loi sur l’état d’urgence et aux différentes lois sécuritaires, la Ve République comporte désormais toute la panoplie d’instruments juridiques dont aurait besoin un régime autoritaire, ainsi que les forces militarisées qui pourraient mettre en œuvre un tel régime. Claude Serfati note que certains qualifient de « fascisation (…) le processus qui résulte de l’accumulation de réponses autoritaires successives aux contestations sociales dans un contexte de crise de légitimité ». Le terme (que Claude Serfati cite sans, semble-t-il, vraiment le reprendre à son compte) risque d’induire des conclusions schématiques, voire erronées. Ugo Palheta, qui en est un des promoteurs [2], souligne toutefois nettement que la fascisation telle qu’il l’entend n’aboutit pas nécessairement au fascisme car la classe dominante doit être acculée pour céder le pouvoir aux fascistes et aussi parce que, mouvement fasciste comme aux classes dominantes, peuvent faire face « la gauche politique et les mouvements sociaux » (il faut noter sur ce point que, pour la gauche politique, le bilan du passé n’est pas vraiment positif).
Henri Wilno