Le processus de réorganisation interne de La France insoumise (LFI), le parti fondé par Jean-Luc Mélenchon et ses proches afin de porter sa candidature aux élections présidentielles de 2017 puis 2022, suscite de vifs remous.
Ses résultats, présentés publiquement samedi 10 décembre, concernent plusieurs aspects de la vie du mouvement : des mesures ont été annoncées en faveur d’une plus grande autonomie des groupes d’action locaux ; une ambition de formation militante a été réaffirmée ; et un renouvellement de la direction du mouvement, baptisée « coordination des espaces », a été opéré.
Au-delà du camouflet subi par des responsables d’envergure écartés de cette dernière entité, à l’image de Clémentine Autain ou d’Alexis Corbière, quel bilan global peut-on dresser de ces réformes organisationnelles ? Mediapart a posé la question à Manuel Cervera-Marzal, chercheur à l’université de Liège et auteur d’un ouvrage intitulé Le Populisme de gauche. Sociologie de La France insoumise (2021). Avec ce livre, il était le premier à disséquer l’architecture de LFI, son identité politique et les rapports entre ses membres (voir notre entretien vidéo).
Mediapart : Depuis le 10 décembre, le défaut de pluralisme interne a été fortement dénoncé, à travers l’organe directeur de LFI désigné comme une « coordination des espaces ». Qu’est-ce que cela nous dit du modèle organisationnel de LFI ?
Manuel Cervera-Marzal : Juridiquement, La France insoumise est un parti, mais le vocabulaire pour en désigner les instances a été refondé de fond en comble. Il emprunte au fameux imaginaire du « gazeux », selon la formule initiale de Jean-Luc Mélenchon, plutôt qu’à celui de la représentation et de la verticalité.
Dans les faits, les règles sont floues et changeantes. Jean-Luc Mélenchon dit lui-même que la forme du mouvement est en évolution permanente. Au risque du cliché, je dirais que « tout change pour que rien ne change » : le flou structurel aide la direction à avoir les mains libres.
Cela se voit dans la nouvelle composition de la coordination des espaces. L’appareil est confié à des proches, et ceux qui ont davantage d’autonomie politique et médiatique, donc une possibilité d’avoir une parole propre, en sont écartés. Cela doit être mis en perspective avec l’enjeu de la succession de Jean-Luc Mélenchon : lui-même l’a évoquée, mais il tient à distance les personnalités, même fidèles, susceptibles de s’émanciper.
Sur son blog, Jean-Luc Mélenchon affirme pourtant à la fois que « tous [leurs] responsables sont élus » et que le renouvellement des cadres est assuré.
Les responsables des commissions sont certes élus par les membres de ces commissions, mais comment ces dernières sont-elles composées ? Et à quel moment la base militante, dans son ensemble, a-t-elle été consultée pour désigner une instance de direction qui concentre le contrôle de l’argent, des investitures et des décisions stratégiques ?
Le mot de « cooptation », employé par Clémentine Autain pour désigner le processus de sélection de la direction, est le bon. Sur la vingtaine de personnes qui composent la coordination des espaces, on retrouve le premier cercle de jeunes trentenaires dont le capital politique est entièrement redevable à Jean-Luc Mélenchon. Il n’a pas pris de risque.
Interrogé sur France Inter, Manuel Bompard, désormais à la tête officielle de LFI, a utilisé l’argument de l’efficacité électorale de sa formation. Cela pose une question de fond : finalement, à quoi sert le pluralisme ?
L’efficacité est un registre de justification utilisé depuis le début de LFI. L’action est privilégiée sur la discussion. Et de fait, quand on regarde comment les électeurs forment leurs choix, on ne peut pas dire que le fonctionnement interne des mouvements pèse beaucoup. D’un point de vue électoraliste, il y aurait donc une rationalité. Mais en réalité, c’est un peu plus compliqué.
D’abord, un parti – a fortiori un parti de gauche – a besoin d’une base mobilisée. L’absence de démocratie interne, qui vient d’être confirmée, convient certes à certaines personnes qui ont intégré l’impératif d’efficacité et s’en remettent à la direction. Mais elle peut également créer des déçus, qui choisissent de partir.
Elle peut aussi donner lieu à des querelles par médias interposés, puisqu’il n’y a pas de véritable espace de régulation des conflits. Il n’y a pas beaucoup de possibilités en dehors de la loyauté totale ou de la sortie sur la pointe des pieds. LFI, tu l’aimes ou tu la quittes, mais tu ne la changes pas.
C’est ce qui fait qu’à plus long terme, il peut y avoir un intérêt à la démocratie interne, même d’un point de vue de l’efficacité électorale, et pas seulement parce qu’on chérit le pluralisme en soi – ce qui est au demeurant tout à fait respectable, dans la mesure où cela concourt à la diffusion d’une culture démocratique dans la société tout entière.
Quand on ouvre des espaces en discussion et quand on met en place des procédures pour recueillir les points de vue, cela favorise des rapports internes de confiance et de solidarité, ce qui aide à durer dans le temps.
Dans votre ouvrage sur La France insoumise, vous aviez intitulé un chapitre « Des militants sans droits et sans devoirs ». En quoi la situation peut-elle changer après les annonces de samedi ?
Je décrivais en effet des militants théoriquement libres de mener toute action qui leur plaisait, mais qui avaient en pratique très peu de moyens pour exercer cette liberté. La réalité, c’était la pénurie des ressources, immobilières ou financières par exemple. Le corollaire de cette situation était une difficulté à fidéliser les personnes recrutées pendant la campagne présidentielle, et donc un défaut d’implantation dans le pays. De ce point de vue, un vrai changement vient de se produire avec le texte adopté ce week-end.
Prévoir d’acheter des locaux à destination des groupes d’action, en particulier dans les départements dépourvus de députés LFI, c’est nouveau. De même que la possibilité de créer des boucles de coordination aux niveaux municipal et départemental, ce qui permettra de dépasser le tête-à-tête entre la direction nationale et la base militante. Dans le même esprit, il est aussi question de la formation et de l’envoi de « développeurs » pour fonder des groupes d’action dans les zones de faible implantation de LFI.
Il faudra bien sûr voir si ces annonces sont suivies d’effet. Potentiellement, cela représente en tout cas un tournant en termes de structuration locale du mouvement. Et pour le coup, cela va dans le sens des demandes de Clémentine Autain et de François Ruffin, émises au lendemain de la séquence électorale.
Les revendications de moyens, de la part des groupes d’action locaux, sont anciennes. Pourquoi y céder maintenant, alors que la direction les avait jusque-là éconduits ?
Effectivement, le manque d’implantation territoriale était choisi plutôt que subi. La direction insoumise assumait de ne pas vouloir reproduire des « baronnies locales », caractéristiques d’autres formations comme le Parti socialiste. Mais à chaque lendemain d’élection, il y avait une demande de moyens récurrente de la part des militants de base, et cela quelle que soit leur ligne stratégique.
La direction de LFI a senti qu’il fallait répondre à cette pression d’en bas, mais elle y voit aussi son intérêt. Les responsables du parti ont fait le constat que durant la précédente législature, une fois la présidentielle passée, LFI a connu une dégringolade de scrutin en scrutin, ce qui l’a obligée à repartir presque de zéro pour 2022. Le mouvement ne peut plus se permettre d’enjamber à ce point les scrutins intermédiaires, d’autant moins que ses scores seront surveillés, comme des indices confirmant (ou pas) qu’il est bien la force hégémonique à gauche.
Enfin, il faut rappeler que le financement annuel de LFI a été multiplié par deux et demi. Jusque-là, l’argent était concentré au QG national pour organiser de beaux meetings et de grandes marches. Mais avec plus de 8 millions d’euros qui rentrent chaque année, les cadres nationaux peuvent se permettre d’en faire ruisseler vers les groupes d’action au niveau local.
Depuis la parution de votre livre, l’écosystème de LFI s’est complexifié, avec l’instauration d’un parlement de l’Union populaire, et la négociation d’une alliance avec d’autres partis de gauche à travers la Nupes. Est-ce que cela peut affecter les rapports de force internes ?
La croissance en termes de députés et de fonds publics reçus fait changer LFI de dimension, et l’incite donc à revoir son fonctionnement interne. Mais pour l’instant, cela ne se traduit que par des moyens accordés aux groupes d’action, pas en termes de démocratie interne.
Celle-ci n’est par ailleurs pas encouragée par les transformations que vous évoquez. Que ce soit en interne à LFI, avec le lancement d’un conseil politique que Jean-Luc Mélenchon a immédiatement qualifié de « consultatif », ou en externe avec d’autres forces politiques, j’observe un empilement de structures.
Or, la multiplication des instances a pour effet de diluer la responsabilité, car il est difficile de comprendre les attributions de chacune – et pour cause, elles ne sont pas définies avec clarté. In fine, cela protège le fonctionnement affinitaire du petit groupe qui tient la coordination, et qui gère les finances, les campagnes et la stratégie, sans mécanisme de reddition de comptes.
Fabien Escalona