Les élections législatives et municipales en Turquie se sont soldées par la victoire de deux partis nationalistes, le Parti démocratique de gauche (DSP) du premier ministre Ecevit et le Parti d’action nationaliste (MHP), autrement dit le parti des fameuses milices d’extrême droite, les « loups-gris ».
Les résultats :
Partis | nombre de voix | % | nombre de députés |
---|---|---|---|
37 millions d’inscrits | votants : 32.5 millions | Participation : 87 % | 550 |
DSP (populiste de gauche) | 6.702.000 | 22.1 % | 136 |
MHP (extrême droite) | 5.514.000 | 18.1 | 129 |
FP (islamiste) | 4.623.000 | 15.2 | 110 |
ANAP (droite libérale) | 4.026.000 | 13.3 | 86 |
DYP (droite) | 3.694.000 | 12.1 | 85 |
CHP (social démocrate) | 2.662.000 | 8.8 | - |
HADEP (nationaliste kurde) | 1.427.000 | 4.7 | - |
ÖDP (gauche marxiste) | 250.000 | 0.8 | - |
Si la victoire du parti d’Ecevit était prévisible, la percée du MHP a été une surprise pour tout le monde, y compris pour les dirigeants de ce parti. Le DSP progresse de 2.6 millions de voix en l’espace de 4 ans, augmentant son score de 50 %. Le MHP double son score de 1995 (8 %) et gagne 3.2 millions de voix. Ces progrès aussi impressionnants et rapides, dans le cadre d’une campagne électorale totalement dépolitisée et alors que ces deux partis n’étaient crédités (respectivement) que de 15 et 10 % des voix dans tous les sondages d’il y a quelques mois, montrent qu’ils ont surtout bénéficié d’un vote de protestation, et non pas d’un vote « d’adhésion ».
Un électorat bien volage
Cette surprise est en effet le produit de la crise chronique et de l’instabilité du système politique turque depuis la fin des années 80. Les années 80 avaient été dominées par l’ANAP de Turgut Özal. Mais avec le retour sur la scène des anciens leaders politiques à partir de 1987, les partis traditionnels ont été divisés en quatre formations rivales, l’ANAP et le DYP à droite, le CHP et le DSP à gauche. Les rivalités et les querelles de chefs entre ces partis qui se sont succédés au pouvoir entre 1987 et 1995, avaient permis aux islamistes de tirer leur épingle du jeu et de se hisser en tête aux législatives de 1995. Mais ce parti ayant fait fait faillite à son tour, une partie de l’électorat de droite a voulu « donner sa chance » à un parti qui n’avait pas encore été « testé » au gouvernement, c’est-à-dire le MHP, alors que le vote de gauche se portait sur l’image de « sérieux et d’intégrité » d’Ecevit.
Il suffit de jeter un simple coup d’œil aux résultats des 4 dernières législatives pour vérifier cette évolution : 4 partis différents ont remporté ces élections avec à chaque fois un parti différent en second place. De plus, le score des deux premiers est en baisse constante : alors que les premiers, ANAP/CHP, avaient obtenu 36 et 25 % en 1987 ; le duo DYP/ANAP n’a obtenu que 27 et 24 % en 1991 ; en 1995, le RP (islamistes) n’a gagné qu’avec 21 %, avec à ses trousses le couple DYP/ANAP qui obtenaient 19 % chacun ; en revanche, le tiquet gagnant DSP/MHP s’est contenté de 22 et 18 % en 1999. Mais malgré ce jeu de chaises musicales entre les différents partis, l’équilibre classique de 30-35 % au total pour la gauche et de 65-70 % pour l’ensemble de la droite n’a pas évolué.
Autrement dit, le vote nationaliste d’aujourd’hui est tout aussi réversible que l’était le vote islamiste d’hier. Par conséquent, tous ceux qui feraient des spéculations hâtives et alarmistes sur « un basculement de la Turquie dans le fascisme », risquent de se tromper aussi lourdement que ceux qui prévoyaient, il y a à peine 4 ans, une main mise irréversible de l’islamisme en Turquie. Mais une fois cette mise au point faite, il faut aussi analyser la signification profonde de ce scrutin et les dangers qu’il recèle.
L’effondrement de la droite traditionnelle
La première constation qui s’impose est l’effondrement de la droite traditionnelle, qui avait toujours gouverné le pays depuis un demi siècle, presque sans interruption (dues aux 3 coups d’Etat). Les frères ennemis de la droite, l’ANAP et le DYP, perdent chacun près de 7 % (3.2 millions de voix au total) en l’espace de 4 ans. En fait, ces deux partis contrôlaient 56 % de l’électorat en 1987 et 51 % en 1991, mais aujourd’hui, ils ne font que 25 % des voix au total. Pour la première fois de son histoire, la droite classique n’est donc plus que la 3e famille politique du pays.
Cet effondrement électoral est avant tout le rejet des politiques néo-libérales appliquées par ces partis durant les deux dernières décennies. Il est significatif de constater que les trois partis arrivés en tête du scrutin, le DSP, le MHP et le FP (il faut aussi y ajouter le Hadep dans la région kurde), rejettent cette politique économique - du moins en paroles. C’est donc l’arrogance du « tout fric » qui est ainsi sanctionnée. Il s’agit aussi d’un vote contre la corruption des cadres politiques traditionnels de droite, embourbés jusqu’au coup dans des « affaires » de malversation et les liens avec la maffia. Ecevit et Bahçeli (le leader du MHP) ont tout deux une réputation « d’honnêteté » et c’est également cette réputation qui avait permis aux islamistes de gagner en 1995 (mais entre temps, ils se sont compromis avec Çiller...). Ce vote est aussi l’expression d’un « ras-le-bol » face à la querelle incessante des chefs de droite, Yilmaz et Çiller, se disputant le leadership à droite, mais qui sont aujourd’hui renvoyés dos-à-dos à leur plus bas score historique.
Y ?lmaz et Çiller sont aujourd’hui sur la sellette. Ils ont chacun perdu deux élections municipales et deux élections législatives depuis qu’ils ont pris la succession d’Özal (en 1991) pour le premier et de Demirel (en 1993) pour la seconde. Pourtant, ils s’accrochent à leur fauteuils et refusent de démissionner, malgré la pression des médias et de leur base. Mais combien de temps pourront-ils encore tenir ? Une période de grandes manœuvres s’ouvre donc pour la droite traditionnelle. Si ces deux partis réussissent à éliminer leurs leaders véreux et à surmonter leurs querelles en s’unissant autour d’un nouveau leader « dynamique », il n’est pas exclu qu’ils parviennent à renverser la vapeur. En cas de fusion, les deux partis de droite deviendraient en effet la première force au Parlement et seraient capables de diriger un nouveau gouvernement de coalition, en prenant à leur remorque (au choix) soit le DSP, soit le MHP, soit le FP. C’est à cela que vont probablement s’atteler la bourgeoisie et les puissants médias durant les semaines à venir. Mais cela ne sera pas chose facile. En tout cas, en cas d’échec, ces partis sont tout deux condamnés à se marginaliser, laissant à la bourgeoisie orpheline le choix entre les islamistes ou les fascistes, pour recruter son nouveau personnel politique...
De l’islamisme au radicalisme nationaliste
En effet - et c’est là que réside aussi bien la nouveauté que le danger - l’effondrement de la droite a surtout profité à l’extrême droite (FP+MHP), qui devient la principale force politique du pays avec 33 % des voix au total. Certes, le FP et le MHP sont deux formations distictes et sérieusement rivales, mais cela ne les avaient pas empêchées de faire une alliance électorale en 1991. De plus, leur électorat est sensiblement le même dans les régions arriérées d’Anatolie centrale (essentiellement la petite bourgeoisie urbaine) et partiellement dans les faubourgs des grandes villes (petits commerçants, une partie des salariés et le lumpenprolétariat). Cette similitude du profil de la clientèle électorale explique en partie leur rivalité, qui est également idéologique. Les deux partis sont à la fois nationalistes, conservateurs et nostalgiques des fastes du passé ottoman. Mais alors que le FP regrette le bon vieux temps du califat, où les Ottomans étaient le leader du monde musulman, le MHP considère l’Empire ottoman comme un Etat symbolisant la toute puissance des Turcs. Du coup, si les islamistes ne se sont jamais identifiés à la République laïque, gardant notamment leurs distances avec l’armée kémaliste, les « loups-gris » vénèrent « Atatürk et la République, qui ont sauvé les Turcs du naufrage » et sont fidèles à l’armée. Le FP est tourné vers les pays arabes et les frères musulmans, le MHP vers les frères turcs d’Asie centrale et du Caucase. Le FP est antisémite, tiers-mondiste et anti-américain ; le MHP est pro-américain et cultive l’amitié avec Israel.
La question kurde divise aussi ces partis. L’un comme l’autre sont opposés au nationalisme kurde, mais à des degrés variables. Pour le FP, c’est l’identité musulmane qui doit être le ciment du pays, il s’oppose donc à ce que l’on mette trop en avant le nationalisme turc, « qui divise l’oumma musulmane ». Pour le MHP, au contraire, il n’est pas question de « diluer la nation turque » par la reconnaissance de « particularismes ethniques ». Les islamistes captent donc les voix d’une partie importante de l’électorat kurde à l’Est et dans les grandes villes de l’Ouest, alors que le MHP recrute surtout auprès des turcs originaires du Caucase, de l’Asie centrale et des Balkans, ainsi que des jeunes désœuvrés des grandes villes (base sociale de la maffia) et même auprès des fils à papa radicalisés (le « pop nationalisme » à la mode).
Les islamistes du RP/FP avaient capté le vote de protestation sociale en 1994 et en 1995. Mais leurs « excès anti-laïcs » au pouvoir et leurs frictions avec l’armée (autre grand vainqueur des élections) leur ont fait subir une lourde défaite aux législatives, perdant 7 % et 1.4 million de voix. Une partie importante de l’électorat islamiste (700.000 voix) a basculé vers le MHP, surtout en Anatolie centrale et orientale (dans les grandes villes de l’Ouest, c’est le DSP qui profite du recul islamiste). En revanche, les maires « gestionnaires et modérés » du FP ont gardé leur place. Le FP obtient par exemple 28 % des voix aux municipales à Istanbul, alors qu’il n’en obtient que 19 % aux législatives dans la même ville ! Cette différence de presque 10 % sera certainement interprétée comme un soutien de la base et de l’électorat du parti à Tayyip Erdogan (l’ancien maire d’Istanbul) et ses jeunes « rénovateurs », contre la vieille garde de l’ancien président du parti, le septuagénaire Necmettin Erbakan (ancien premier ministre). Le FP risque donc de se plonger dans une lutte interne, entre les partisans d’un profil « modéré » et ceux d’un discours plus islamisant. Mais cette bataille complexe sera d’autant plus compliquée et feutrée qu’Erdogan et Erbakan sont tout deux privés de leurs droits civiques. Toujours est-il que, marginalisé au Parlement, ayant perdu toute initiative politique, ainsi que son rôle d’arbitre entre l’ANAP et le DYP, le FP ne devrait plus jouer un rôle de premier plan dans le prochain Parlement, surtout face à l’émergence du nouveau venu, le MHP.
La longue marche des « loups-gris »
Le MHP était un parti typiquement fasciste dans les années 60 et 70, avec ses milices armées dans les rues (les « loups-gris », responsables de milliers de morts, d’attentats et de pogroms anti-alévis notamment à Maras ou à Çorum) ; ses organisations syndicales et professionnelles corporatistes ; son infiltration (toujours aussi efficace) dans la police ; son ossature typiquement fasciste autour du leader absolu (« le « Basbus » Türkes) ; sa virulente rhétorique anticommuniste et plus généralement antidémocratique ; ainsi que son nationalisme outrancier et raciste, avec des accents pan-turquistes. Après le coup d’Etat de 1980, dans un soucis de se faire une image « d’impartialité », les militaires s’en sont aussi pris aux fascistes. Les dirigeants du MHP, y compris Türkes, ont passé plus de 4 ans en prison. Le parti a été interdit, des milliers de cadres ont été arrêtés et torturés, quelques uns ont même été condamnés à mort et pendus.
Dans les annés 80, une partie des cadres du MHP se sont convertis aux vertus du « libéralisme d’Özal » et ont formé la base militante de l’ANAP (côte-à-côte avec les islamistes « assagis »). Les anciens « loups-gris » se sont eux massivement recyclés dans la maffia : simple hommes de main pour les plus primitifs, parrains et chefs de réseaux pour les plus malins (organisant entre autre le puissant réseaux de trafic de drogue : près de 70 % de la drogue européenne transiterait par la Turquie). D’autres encore ont été recrutés par les services secrets de l’Etat pour faire la sale besogne et une partie non négligeable des sympathisants fascistes ont trouvé des emplois dans la police et en particulier dans les brigades spéciales de la région kurde.
Réduit presque à néant (2.9 % en 1987), le MHP a cependant opéré un tournant « centriste », à la fin des années 80, d’abord sous l’impulsion de Türkes, puis de son nouveau leader, Devlet Bahçeli (qui a pris la tête du parti en 1997, après la mort du chef historique), afin d’effacer son image catastrophique. Il espérait ainsi capter la sympathie de la nouvelle jeunesse, dépolitisée et coupée de ses « ainés gauchistes ou fascistes », formés dans le moule nationaliste, conservateur et militariste de la décennie de dictature militaire et d’özalisme. Depuis, ce parti s’efforce de démontrer qu’il est devenu un « parti du centre », respectant le jeu démocratique. Bahçeli a ainsi déclaré avoir liquidé les éléments maffieux de l’organisation des loups-gris et a modéré son discours, même à l’égard des Kurdes (« Le HADEP est un parti légitime, comme les autres, et nous n’avons aucune raison de faire de l’ostracisme à son encontre », a-t-il par exemple déclaré récemment). Les principaux cadres dirigeant du parti, qui forment l’entourage direct de Bahçeli sont comme lui des enseignants universitaires qui se veulent « rassurants ». Depuis son succès électoral, le MHP tient à rejeter toute idée de « bloc de droite » (qui rappellerait les tristements célèbres gouvernements des « Fronts nationalistes » des années 70) et cherche absolument à se rapprocher du DSP, afin de convaincre l’opinion publique de son nouveau credo « modéré et responsable ». Bahçeli a même donné l’ordre à ses troupes de se raser les moustaches, de bien s’habiller, d’apprendre à être polis et souriants, à ne pas manger d’ail et à se brosser les dents deux fois par jour (consigne aux militants, publiés dans les journaux !).
« Loups gris » : domestiqués ou déguisés en agneaux ?
Mais de là à en déduire que le MHP est devenu un simple parti réactionnaire comme un autre, il y a tout de même un pas, que les porte-parole de la bourgeoisie (qui proclament depuis les élections que le MHP a « changé ») semblent franchir un peu vite ! En fait, le leader du MHP a refusé même de faire la moindre autocritique sur les exactions de son parti dans les années 70, prouvant qu’il ne cherche qu’à pénétrer dans la bergerie déguisé en agneau, ou en tout cas, que sa nouvelle ligne est encore loin d’être assimilée par ses militants. Dans les deux cas, on serait en droit de formuler quelques inquiétudes sur cet enthousiasme de l’intelligentsia bourgeoise, qui est toute disposée de s’accomoder d’un MHP associé au pouvoir. Ils agissent soit par aveuglement politique ; soit pour se rassurer avec des vœux pieux ; soit parce qu’ils prennent leurs désirs pour des réalités ; à moins qu’ils ne désirent faire preuve de volontarisme didactique à l’égard du MHP, pour le convaincre d’accélérer sa transformation de parti fasciste en « simple parti conservateur » assagi.
En fait, le MHP est un parti de cadres, structuré, qui a déjà sérieusement noyauté l’appareil d’Etat et qui est capable de faire bien « mieux », une fois associé au pouvoir. Il peut donc réussir là où les islamistes ont échoué, c’est à dire s’installer durablement au cœur du pouvoir d’Etat. En effet, contrairement à l’idéologie trop « arabisante » du FP, l’idéologie nationaliste turque du MHP est parfaitement compatible avec l’idéologie dominante et le kémalisme de l’armée. Certes, les militaires ont fait inscrire « l’ultra nationalisme maffieux » dans la listes des « menaces contre l’Etat », en bonne place aux côtés de la « menace séparatiste » et de la menace intégriste ». De plus, tout comme la grande bourgeoisie, les militaires n’aiment pas trop le côté « populeux » du MHP et son conservatisme musulman (plus tolérable cependant que l’islam politique du FP). Mais ils pourraient s’en accomoder, surtout en cas d’approfondissement de la crise économique et d’explosion sociale. Ils pourraient alors avoir de nouveau recours aux services des « loups-gris » comme « auxilliaires ». Le MHP possède en effet une force de frappe dans la jeunesse, qui pourrait s’avérer redoutable dans des actions de rue (comme dans les années 70). Déjà, les étudiants « idéalistes » du MHP n’hésitent pas à manier l’arme blanche, voire même les armes à feu dans leurs heurts avec les étudiants de gauche à l’université. Les hordes fascistes sont aussi très « efficaces » contre les militants kurdes et des « loups-gris » ont récemment « lynchés » des militants du HADEP, lors des manifestation ayant suivi l’arrestation d’Apo.
Poussée nationaliste
Le vote pour le MHP, tout comme le vote DSP d’ailleurs, est également l’expression de la montée du nationalisme turc face au nationalisme kurde et aux politiques du PKK. Ecevit est en effet « l’homme qui a capturé Apo » et le MHP réalise ses meilleurs scores dans les villes turques qui ont connu le plus grand nombre de pertes humaines dans cette guerre et puise ses forces auprès des familles de conscrits qui se sont battus contre le PKK. La moitié des électeurs du MHP sont des jeunes de moins de 25 ans, qui ont fait ou vont faire leur service militaire. Le MHP a probablement profité également d’un réflexe « sécuritaire », provoqué par les attentats aveugles du PKK ces derniers temps.
Cette poussée nationaliste est aussi le reflet d’un sursaut de « fierté nationale », face à l’arrogance de l’impérialisme européen (surtout allemand), en particulier en raison du rejet de la candidature turque à l’UE, alors que l’union douanière (sans compensations financières, bloquées par le veto grec) continue à être appliquée avec d’évidentes conséquences économiques (licenciements, faillites, etc.). D’ailleurs, le DSP et le MHP sont très méfiants à l’égard de l’UE et souhaitent faire un bilan critique des relations avec l’Europe. Les médias ont aussi beaucoup contribué à répendre une paranoïa nationaliste, autour de l’idée d’un « encerclement » de la Turquie, avec une « alliance trilatérale » entre la Grèce, l’Iran et l’Arménie ; « l’hostilité chronique » de la Russie et de la Syrie ; les visées américaines au Moyen-Orient et au Caucase ; la montée des nationalismes et la guerre dans les Balkans ; le « parti pris anti-turc » des européens (entre autre sur Chypre et la question kurde), etc. L’idée qu’après la Yougoslavie, la Turquie pourrait être la prochaine cible en raison de la question kurde est également discutée dans la presse (mais la Turquie participe aux actions de l’OTAN contre Milosovitch et accueillent massivement des réfugiés Kossovars, « ces frères rescapés des massacres des bouchers nationalistes serbes » !). Tout cela explique aussi cette montée du nationalisme turc.
La victoire ambigue du DSP
Dans ce contexte, le fait qu’un parti de « gauche », le DSP, soit arrivé largement en tête du scrutin, tient du paradoxe. En fait, le DSP est plus un parti nationaliste populiste qu’un véritable parti social-démocrate. Il a certes capté le vote de l’électorat ouvrier dans les grandes villes et présenté sur ses listes des dirigeants syndicaux (comme le président de la centrale de gauche D_SK), mais il a encore moins de liens organiques avec la classe ouvrière que son alter ego grec, le PASOK. En fait, ce parti n’a quasiment pas d’appareil ni d’implantation populaire réelle, n’étant qu’une machine électorale qui ratisse large (y compris auprès de certaines confréries islamiques) autour de la personnalité « légendaire » du septuagénaire Ecevit. La majorité des cadres sociaux-démocrates sont regroupés dans le parti rival, le CHP, qui s’est retrouvé écarté du Parlement avec un score de 8.7 %, en dessous du barrage national de 10 %.
Majoritaire à gauche jusqu’aux élections de 1995, le CHP est ainsi passé à la trappe, à cause de la faillite de la ligne politique droitière et manœuvrière suivie par son leader Deniz Baykal. Ce dernier paye aujourd’hui le prix de cette défaite, étant contraint à démissionner de la présidence de son parti, qui est plongé dans une crise d’identité, à la veille de son congrès extraordinaire. Le progrès de 5 % du vote total de la gauche (DSP+CHP) par rapport à 1995, ne doit donc pas faire illusion. Le score global atteint à peine 31 %, c’est-à-dire son score traditionnel, mais avec deux partis plus droitiers que d’habitude, aussi bien sur le plan politique qu’économique ou idéologique ! Et ceci, dans un contexte où les islamistes se consolident autour de 15 % (malgré leur recul) et où l’extrême droite nationaliste grimpe à 18 %, avec une image rénovée... De surcroit, le mouvement national kurde qui était traditionnellement à gauche, s’en est également détaché, partageant son vote entre les nationalistes du Hadep et les islamistes.
Les mairies kurdes
Le Hadep sort renforcé du scrutin, avec un score de 4.7 %. Même s’il ne progresse que de 0.5 % dans l’ensemble du pays, ne réussissant pas à percer dans les villes à fortes population kurde de l’Ouest du pays (comme à Istanbul, où il ne fait que 3.4 %), il consolide néanmoins son électorat dans ses fiefs de la région kurde au Sud-Est et gagne même 300.000 voix de plus qu’en 1995, malgré un contexte politique défavorable. Le Hadep n’ayant pas pu dépasser le barrage national de 10 %, les 28 députés qui lui revenaient ont été distribués aux différents partis de droite venant loin derrière lui. Mais le Hadep gagne 8 mairies dans des chefs lieux de province (une trentaine avec les sous-préfectures), dont celle, symbolique et importante, de Diyarbakir (il obtient 62 % au centre ville et 45 % dans l’ensemble de la préfecture, égalisant ainsi son score de 1995 en pourcentage). Ce succès du HADEP aux municipales était largement prévisible : s’il ne détenait en effet aucune mairie dans la région, c’est parce qu’il avait fait l’erreur politique de boycotter les élections municipales de 1994, livrant ainsi de sa propre main les villes kurdes aux islamistes.
Ces mairies (re)conquises vont certainement être un levier important dans la politique des nationalistes kurdes dans la période à venir. Après sa victoire, le nouveau maire de Diyarbakir, Feridun Çelik, a déclaré à la presse turque que le Hadep avait tiré des leçons du passé : « Nous ne serons pas une source de tension et nous n’allons pas nous heurter au pouvoir central. Nous sommes là pour faire du service public. (...) Nous ne sommes pas effrayés de la perspective de voir arriver au pouvoir à Ankara une coalition où figurerait le MHP. D’ailleurs, les extrêmes se comprennent parfois mieux qu’avec les autres. La période à venir peut devenir une bonne opportunité pour résoudre enfin la question kurde ».
Déception à l’extrême gauche
Dans ce contexte, le score de 0.8 % (250 000 voix) obtenu par le Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP, dans lequel militent nos camarades de la STQI) a été assez decevant, compte tenu des attentes sucitées par le succès d’une campagne électorale massive et très médiatique. On peut constater amèrement que le nombre de voix obtenues a été presque inférieur au nombre de participants aux différentes activités organisées par le parti durant la campagne ! L’ÖDP gagne cependant 4 mairies dans des petites villes et un certain nombre de sièges dans des conseils municipaux.
L’ÖDP s’est en effet présenté dans l’ensemble des 90 provinces (à l’exception de 7 villes de la région kurde, où il n’a pas de présence active). Plusieurs intellectuels renommés, des écrivains, poètes, critiques littéraires, acteurs, professeurs d’université ont accepté de figurer sur les listes du parti et ont sérieusement contribué à l’impact médiatique de la campagne. L’ÖDP a été quotidiennement présent dans les médias et plus d’une douzaine de journalistes célèbres de la grande presse bourgeoise ont ouvertement pris position dans leurs colonnes pour l’ÖDP. Le président (en fait le porte-parole) du parti, le camarade Ufuk Uras, a été régulièrement invité aux débats télévisés. Le parti, fondé il y a à peine deux ans, a pu ainsi élargir son assise sociale et accroître sa légitimité politique aux yeux des masses.
Mais il n’a pas su résister au mouvement de « vote utile » en faveur des deux partis de « centre gauche », qui a été plus fort que prévu. L’électorat de gauche a en effet massivement voté pour le parti d’Ecevit, en espérant ainsi barrer la route aux islamistes et lui faire gagner les élections. Le score de l’ÖDP dans les trois grandes villes (Istanbul, Ankara et Izmir), tout en étant supérieur à sa moyenne nationale (allant de 1.5 à 2 % selon les circonscription), a été particulièrement décevant, (certains sondages donnaient par exemple jusqu’à 8 % pour l’ÖDP à Istanbul). C’est en effet là que les pressions de vote utile ont été les plus ressenties. Une occasion de s’ériger, y compris sur le plan électoral, en alternative face à la crise de la social-démocratie, a ainsi été perdue. Mais il faut maintenant savoir tourner la page, en profitant des acquis de la campagne pour construire, dans la rue, l’alternative démocratique et socialiste à la poussée nationaliste et à la menace autoritaire.
POSITIONS DE L’ÖDP SUR LA CRISE DU KOSSOVO
L’ÖDP se prononce pour le droit à l’autodétermination des Kossovars, contre la barbarie nationaliste du régime Milotsevitch. Mais il s’oppose à l’agression impérialiste de l’OTAN, qui ne fait qu’empirer la situation dans toute la région.
L’ÖDP s’oppose à toute idée de « purification ethnique » et aux projets de construction « d’Etats ethniquement homogènes », dans une région où tant de peuples vivent mélangés depuis des siècles et où il faut privilégier au contraire la possibilité d’une vie commune dans un cadre démocratique respectant les droits nationaux de tout un chacun.
L’ÖDP participe activement aux actions de solidarité en faveur des milliers de réfugiés Kossovars qui sont arrivés en Turquie et a pris des initiatives pour lancer des campagnes d’aides matérielles. Le président du parti, le camarade Uras, a d’ailleurs visité les camps de réfugiés en Turquie.