Le gouvernement japonais a annoncé vendredi 16 décembre un programme militaire de 320 milliards de dollars pour l’achat de missiles de moyenne portée capables de frapper le territoire chinois. Le budget de la défense a doublé : il grimpera d’ici cinq ans 2 % du PIB du pays, un niveau jamais atteint depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le Premier ministre Fumio Kishida a justifié ces décisions qui bientôt feront du Japon le troisième pays du monde en matière de dépenses militaires derrière les États-Unis et la Chine en déclarant que le pays et son peuple se trouvaient à « un tournant historique de leur histoire ». Ce programme, a-t-il précisé, « est ma réponse aux divers défis sécuritaires auxquels nous faisons face. […] L’environnement sécuritaire autour du Japon change rapidement. Je vais résolument remplir ma mission de Premier ministre qui est de protéger et de défendre la nation et son peuple. »
Le gouvernement nippon, a poursuivi Fumio Kishida, a procédé à une simulation pour déterminer si les capacités de défense de l’archipel étaient suffisantes pour assurer sa sécurité. « Mon avis est que les capacités actuelles ne sont pas suffisantes. » Le Japon, selon lui, doit renforcer ses capacités dans certains domaines clés comme les capacités de riposter à une attaque. L’accent doit également être mis sur la défense dans le cyberespace où « la frontière entre l’urgence et la paix deviennent floues ».
« L’Ukraine nous a montré la nécessité d’être en capacité de conduire un combat et le Japon est loin d’y être préparé, a observé Toshimichi Nagaiwa, un général à la retraite, cité par l’agence Reuters. Le Japon prend son départ en retard. C’est comme s’il était 200 mètres en arrière dans un course de 400 mètres. » « Voilà qui ouvre un nouveau chemin pour Le Japon. Si [ce programme] est exécuté convenablement les forces d’auto-défense deviendront un force réelle, de classe mondiale et efficace », a quant à lui estimé Yoji Koda, un ancien amiral commandant de la marine japonaise, cité aussi par Reuters.
Dans une déclaration officielle ce vendredi 23 décembre, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken s’est félicité de ce programme et indiqué que le Japon représente « notre partenaire indispensable pour faire face aux défis les plus urgents à la stabilité globale. Les nouveaux documents japonais redéfinissent la capacité de notre Alliance à promouvoir la paix et un ordre basé sur des règles dans la région Indo-Pacifique ainsi que dans le reste du monde. »
Tandis que le gouvernement chinois a accusé le Japon « d’agressivité » et de « provocations », la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen a profité d’une rencontre vendredi à Taipei avec le président de l’Association des échanges Japon-Taïwan Mitsuo Ohashi pour formuler l’espoir que les deux pays « continueront à créer de nouveaux succès dans leur coopération dans différents domaines tels que la défense nationale et la sécurité, l’économie, le commerce et la transformation industrielle ».
« ENVIRONNEMENT SÉCURITAIRE LE PLUS CRITIQUE DEPUIS LA SECONDE GUERRE MONDIALE »
Contraint par les États-Unis au lendemain de sa reddition à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a adopté une Constitution pacifique en 1948 qui lui interdit de mener des opérations militaires en dehors de son territoire. Mais ce qui est perçu dans l’archipel nippon comme une menace chinoise croissante l’a conduit a radicalement changer d’attitude ces dernières années.
Ces dernières décisions sont lourdes de conséquences sur le théâtre de l’Asie de l’Est. En effet, le Japon s’est doté ces dernières années d’une marine militaire très sophistiquée et d’une armée de l’air non moins performante qui joueraient un rôle déterminant en cas de décision à Pékin d’attaquer Taïwan, considéré par les autorités chinoises comme une simple province de la République populaire.
Le National Security Strategy (NSS), organe du gouvernement japonais chargé de définir les grandes orientations du pays en matière militaire, économique et technologique, a publié un rapport désormais public, le premier depuis 2013, selon lequel le Japon se trouve actuellement « dans un environnement sécuritaire le plus critique depuis la fin de la guerre », confronté qu’il est à une Corée du Nord belliqueuse et à la Chine dont les activités militaires se sont considérablement renforcées ces dernières années. Le Japon « va se préparer à jeter les bases pour le pire des scénario », ajoute ce rapport. Tandis que le centre de gravité du monde « se déplace vers l’Asie-Pacifique », « certains pays » tentent de renforcer leur influence et leurs manœuvres de coercition sur d’autres États, ajoute ce rapport sans citer expressément ces pays.
Jamais depuis 1945 le budget de la défense du Japon n’avait dépassé 1 % du PIB, une limite que les gouvernements successifs s’étaient engagés à ne jamais franchir. Le premier à parler ouvertement de la menace chinoise a été le Premier ministre Shinzo Abe, assassiné le 8 juillet dernier par Testuya Yamagami, un déséquilibré de 41 ans, ancien membre de la Force maritime d’autodéfense. Il avait déclaré explicitement qu’une invasion de Taïwan par la Chine représenterait une menace directe pour le Japon et annoncé que son pays devait se préparer sur le plan militaire à un tel conflit.
Pour mémoire, le budget militaire de la Chine, en constante augmentation (+ 130 % au cours de la décennie écoulée), est actuellement cinq fois celui du Japon et douze fois celui de Taïwan. Mais il reste très inférieur à celui des États-Unis qui, à lui seul, dépasse la totalité des budgets de défense des autres pays de la planète. Pour la seule année 2021, les dépenses militaires chinoises ont totalisé 293 milliards de dollars.
MISSILES AMÉRICAINS TOMAHAWK
« En vertu de l’importance d’une région Indo-Pacifique libre et ouverte, il est d’une nécessité vitale pour la sécurité du Japon de coopérer avec les alliés et les autres pays [observant les mêmes valeurs] pour garantir la paix et la stabilité dans la région », ajoute encore le document qui cite parmi les pays concernés les États-Unis, l’Australe, l’Inde, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et plusieurs pays du Sud-Est asiatique.
Selon des sources militaires japonaises citées par Reuters, parmi les faiblesses endémiques des forces armées japonaises figure un manque patent de munitions ainsi que de pièces de rechange pour ses avions tandis que leur préparation au combat est notoirement insuffisante face à l’armada chinoise aux portes du Japon.
Également prévu par le programme militaire annoncé, l’achat d’une grande quantité de missiles de croisière américains Tomahawk construits par Raytheon Technologies, de même que des missiles d’interception pour la mise en place d’un système de défense contre les missiles balistiques ennemis, des drones de reconnaissance, des équipements pour les satellites militaires, des avions de combats furtifs américains F-35 construits par Lockheed Martin, des hélicoptères de combat, des sous-marins, des navires militaires et des avions de transport de troupes. Pour financer ces enveloppes budgétaires, le Parti libéral démocrate (PLD) au pouvoir a annoncé vendredi une hausse des taxes sur le tabac et des impôts sur les sociétés.
Des responsables japonais cités par la revue américaine The Diplomat ont assuré que l’acquisition par le Japon de moyens de contre-attaque respecte l’esprit et la lettre de la Constitution japonaise et les lois internationales et ne porteront pas atteinte au concept d’une politique « exclusivement basée sur la défense » (« senshu boei », 千秋防衛).
« NATION PACIFIQUE »
Officiellement, il n’est pas question pour Tokyo de frappes préventives. Par ailleurs, ces moyens de contre-attaque ne seront utilisés que dans trois cas : si une attaque contre le Japon ou un pays étranger entretenant des liens étroits avec Tokyo menace la survie du pays, s’il n’existe aucun autre moyen approprié d’éliminer la menace et si l’usage de la force est considéré comme nécessaire.
Si la Chine est à l’évidence la raison première de l’adoption de ces nouvelles mesures, il n’est à aucun moment fait mention d’une « menace chinoise ». Le NSS se borne à décrire la Chine comme « le plus grand défi stratégique que le Japon ait jamais connu », une formule qui ne figurait pas dans la version précédente de 2013. Il mentionne en outre le fait que la Chine n’a jamais exclu la force pour parvenir à la réunification de Taïwan au continent.
Tokyo a en outre annoncé son intention de concevoir un nouveau chasseur de dernière génération en coopération avec les fabricants britannique BAE Systems PLC et italien Leonardo SPA. C’est le tout premier programme militaire engagé par l’archipel avec des partenaires autres que ceux des États-Unis, une illustration de la volonté du Japon de diversifier ses coopérations militaires pour ne pas dépendre exclusivement des Américains.
Ce nouveau programme militaire est « à la fois de nature à transformer le Japon en se concentrant sur ses capacités de contre-attaque et sur le renforcement de sa défense et aussi en ligne avec l’engagement du Japon profondément enraciné et renouvelé d’être une nation pacifique », estime Stephen Nagy dans un article publié vendredi par le Geopolitical Monitor, une publication basée à Toronto spécialisée sur les grands faits de renseignements internationaux.
Les dispositions annoncées « mettent en lumière le fait que le Japon observe des avancées depuis des décennies [dans le domaine militaire] tout en maintenant sa politique fondamentale d’une défense exclusivement orientée sur la nation » puisque Tokyo prend soin de ne représenter aucune menace pour un autre pays et reste déterminé à ne pas devenir une puissance nucléaire, ajoute cet expert de géostratégie.
Les États-Unis ne sont pas en reste puisque, après la Chambre des Représentants, le Sénat américain a voté ce jeudi 22 décembre une loi accordant une aide militaire de 10 milliards de dollars à Taïwan au cours de l’année prochaine. Cette aide doit lui permettre de renforcer ses capacités de défense face aux menaces d’invasion de la Chine continentale qui se sont nettement précisées depuis la visite l’été dernier dans l’île de Nancy Pelosi, troisième personnage de l’État américain.
À Washington, le Congrès a de ce fait donné son feu vert à une « assistance militaire étrangère » à Taïwan s’élevant jusqu’à deux milliards de dollars par an entre 2023 et 2027 pour l’acquisition d’autres matériels militaires. Il a également autorisé le président Joe Biden à mettre en œuvre des « stocks régionaux d’urgence » pour Taïwan à qui il est désormais conféré un traitement égal à celui donné aux autres alliés non-membres de l’OTAN. Ce qui permettra à l’île rebelle d’obtenir « des matériels de défense » non précisés. Enfin, le Congrès a légiféré pour permettre la participation des forces armées taïwanaises aux exercices militaires conjoints américains dans le Pacifique (RIMPAC) en 2024. Ce texte de loi stipule en outre la nécessité de renforcer « si nécessaire le statut diplomatique, économique et territorial » de Taïwan.
Depuis l’élection à la présidence de Tsai Ing-wen en 2016, Taïwan est soumis à des campagnes d’intimidation de la part des autorités de Pékin visant à fragiliser l’ancienne Formose sur les plans « diplomatique, économique et militaire », précise ce texte.
Le document, qui doit encore être entériné par la Maison Blanche pour avoir force de loi, souligne que la décision des États-Unis d’établir des relations diplomatiques avec la Chine en 1979 partait de l’idée que l’avenir de Taïwan serait réglé par des moyens pacifiques. De ce fait, toute tentative d’imposer à l’île son avenir par toute autre moyen « y compris par des boycotts, des embargos, représente un motif de grave inquiétude pour les États-Unis ».
EXERCICES NAVALES SINO-RUSSES EN MER DE CHINE DU SUD
Les tensions autour de Taïwan ne donnent pas de signes d’apaisement. La semaine dernière, pas moins de 21 avions militaires chinois sont entrés dans la zone d’identification de défense aérienne de Taïwan (ZIDA) en une seule journée, dont 18 bombardiers H-6 à capacité nucléaire.
La Chine a considérablement accru le nombre de ses incursions au sud-ouest de la zone d’accès restreint de Taïwan ces deux dernières années. Ainsi, depuis le début de l’année 2022, Pékin en a effectué 1 068 dans la ZIDA taïwanaise, dépassant les 969 de 2021.
Réponse du berger à la bergère après les annonces japonaises ? Les navires de guerre de la Russie ont débuté ce mercredi 21 décembre des exercices conjoints avec la marine chinoise en mer de Chine orientale, qui doivent durer jusqu’au 27 décembre. À cette occasion, les deux marines de guerre procèdent à des exercices conjoints de tirs de missiles, d’artillerie et de lutte anti-sous-marins.
« L’objectif principal des exercices est de renforcer la coopération navale entre la Russie et la Chine, de maintenir la paix et la stabilité dans la région Asie-Pacifique », explique Moscou dans son communiqué. Dans le détail, la marine russe est représentée par le vaisseau amiral de sa flotte du Pacifique, un croiseur lance-missile, une frégate et deux corvettes. Côté chinois, deux destroyers, deux patrouilleurs, un bâtiment de ravitaillement et un sous-marin seront présents. Des avions et des hélicoptères des deux pays seront également parties prenantes de ces manœuvres.
Ce n’est pas la première fois, cette année, que les militaires russes et chinois participent à des manœuvres navales conjointes. Ce fut le cas en septembre dernier en pleine mer du Japon, dans ce qui était apparu alors comme une nouvelle démonstration du rapprochement militaire entre Moscou et Pékin.
MISSILE TAÏWANAIS CAPABLE DE FRAPPER PÉKIN
Dernière annonce en date, l’ancien chef de l’Institut national Chung-Shan des Sciences et Techniques de Taïwan, Kung Chia-cheng, a révélé lundi que l’armée taïwanaise possédait désormais un missile capable de frapper Pékin. Cette arme, baptisée Hsiung Feng 2, est un missile de croisière sol-sol dont l’existence était déjà connue mais dont la portée annoncée est désormais largement étendue. Il peut transporter des charges capables de prendre pour cibles des centres de commandement militaires ou des bases aériennes profondément à l’intérieur de la Chine continentale.
Ce virage géostratégique du Japon représente à n’en pas douter une modification fondamentale de l’équilibre géostratégique en Asie de l’Est, la région considérée comme le centre de gravité de la croissance économique mondiale dans les années à venir. Il semble bien accentuer un isolement croissant de la Chine dans cette zone au fur et à mesure que les alliances s’approfondissent entre une partie des voisins de la Chine autour des Etats-Unis.
Pierre-Antoine Donnet