Q : Pour vous, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal se situent tous deux dans le même « cadre social-libéral d’adaptation à la mondialisation néolibérale du capitalisme » [1], à quelques différences près, ce qui revient à remettre en cause la différence entre la gauche et la droite. Quelle a été l’évolution de la gauche ces vingt dernières années pour en arriver à ce point de convergence avec la droite ? Où se situe la gauche aujourd’hui ?
Ph.C. : Avant 1981, au niveau européen, il y avait trois grands types de gauches [2]. Une gauche « sociale-démocrate », fondée sur le compromis social à l’intérieur du capitalisme, s’efforçant de faire progresser la situation des travailleurs par rapport au capital, mais dans le cadre même du capitalisme. C’est le cas notamment des « modèles » allemand et surtout suédois (la Suède sociale-démocrate des années 1970 apparaît finalement très progressiste, sur le double plan social et sociétal, en comparaison des reculs néolibéraux et conservateurs en cours). Également une gauche « réformiste-révolutionnaire », incarnée en France par le PS et le PC, située dans l’horizon d’une sortie du capitalisme, mais dans une dynamique de réformes structurelles à l’intérieur du cadre des institutions de la démocratie représentative. Or, le PS a quitté pratiquement ce cadre politique à partir de 1983, pour occuper une position en deçà de la social-démocratie suédoise des années 1970. Enfin, une gauche « révolutionnaire », pour laquelle la sortie du capitalisme suppose le passage par des mouvements extra-institutionnels, dans le schéma d’inspiration bolchevique de 1917 ou d’expériences libertaires.
Mais depuis les années 80, le paysage de la gauche s’est profondément remodelé, et la social-démocratie a quasiment disparu. L’arrivée de Margaret Thatcher en 1979 en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux États-Unis en 1981 a contribué à une vague ultra-libérale qui a eu tendance à submerger la social-démocratie européenne. Perturbée et contrainte par le fort courant néolibéral, la gauche française de gouvernement a inventé en pratique le social-libéralisme, mais de manière non-consciente, d’abord dans ce qui a été appelé « la parenthèse de la rigueur » face aux « contraintes internationales ». La majorité du PS, dans ses pratiques, s’est donc inscrite dans un nouveau social-libéralisme (Mitterrand, Mauroy, Fabius, Rocard, Cresson, Jospin, Strauss-Kahn...), mais ne l’a toujours pas théorisé (sauf Jean-Marie Bockel, le maire de Mulhouse, qui vient de rejoindre le gouvernement Sarkozy-Fillon), comme cela a été le cas en Grande-Bretagne (avec le « New Labour » de Blair) et en Allemagne (avec Schröder) ; le « blairisme » prenant d’ailleurs appui sur l’expérience française de l’après-1983. Nous avons donc affaire à une gauche française floue intellectuellement et politiquement, qui n’assume pas son social-libéralisme pratique, tout en ayant abandonné le réformisme révolutionnaire anticapitaliste hérité de Jaurès et de Blum, qui était encore le cadre de référence du PS d’Epinay (son congrès refondateur de 1971). L’idée d’un au-delà du capitalisme n’est plus présente. Mais ce mouvement d’intégration à la société capitaliste n’est pas passé par la case « social-démocratie » (qui supposait la défense des intérêts du travail par rapport au capital dans un rapport critique au capitalisme, au sein du capitalisme, passant notamment par le développement d’un Etat social, aujourd’hui démantelé par l’ultra-libéralisme comme par le social-libéralisme). Le PS est passé directement, et en très peu de temps, du réformisme révolutionnaire anticapitaliste au social-libéralisme, sans halte sociale-démocrate.
Quant à la gauche réformiste-révolutionnaire, elle se maintient encore au niveau des discours : 1) sur le plan partisan : dans des minorités du PS, plus largement au sein du PC et dans quelques secteurs de l’extrême-gauche, et 2) dans le mouvement social, en particulier dans une grande partie du courant altermondialiste. Mais la question de savoir comment on envisage une sortie du capitalisme à partir de réformes structurelles dans un monde davantage globalisé à partir des institutions politiques existantes demeure extrêmement floue. Le discours révolutionnaire de l’extrême-gauche est, quant à lui, de moins en moins tenu. Au cours de l’élection présidentielle, la LCR comme LO ont surtout mis l’accent sur des réformes structurelles couplées à des formes de mobilisation sociale. Mon constat est donc bien celui d’un grand flou stratégique qui touche l’ensemble des gauches.
Toutefois, en pratique aujourd’hui, ce n’est plus l’axe réformiste-révolutionnaire qui constitue l’axe hégémonique des gauches, ni même l’axe social-démocrate, mais l’axe social-libéral, qui consiste à mettre en œuvre les contre-réformes néolibérales mais de manière un peu plus soft. Sur le plan intellectuel et théorique, c’est le flou qui prédomine, un brouillard, qui a succédé au « tournant de la rigueur » de la gauche française de 1983 et à la chute du mur de Berlin de 1989. Aujourd’hui, nous avons donc une gauche de gouvernement qui s’est restructurée pratiquement autour de l’axe hégémonique du social-libéralisme, mais qui se trouve dans la panade intellectuelle, comme d’ailleurs, à un degré moindre, les gauches critiques qui la contestent.
Q : Pour quelles raisons la gauche a-t-elle cessé d’être une force d’émancipation auprès des travailleurs ? Qu’est-ce qui a contribué à désolidariser les classes populaires de la gauche et de son idéal d’émancipation collective ?
Ph.C. : Il y a eu une association entre la perspective d’émancipation, les classes populaires et la gauche, mais il ne faut pas la survaloriser dans le temps. Cette association a été active dans des périodes plus courtes qu’on ne le croit, alors que notre regard rétrospectif tend à être embrumé par une nostalgie mythologique. Cela a été par exemple le cas dans la période de dynamique du Programme Commun (1972-1981), boostée par les effets de Mai 68 et d’une série de mouvements sociaux (féminisme, écologie, grèves des employées de banque ou des ouvriers spécialisés sur les chaînes de montage automobile, le conflit Lip, le Larzac, etc.). Par ailleurs, l’insertion dans les classes populaires n’était pas l’apanage de la gauche française. Le gaullisme a aussi eu des composantes populaires. L’association émancipation-classes populaires-gauche s’est notamment défaite à travers l’expérience répétée du désenchantement, liée à la mise en œuvre de contre-réformes néolibérales inégalitaires et à la participation de la gauche aux logiques de déstructuration des classes populaires. Par exemple, la période Giscard s’inscrivait encore dans la période « sociale-démocrate » du compromis social et elle a été plus bénéfique aux salariés (par rapport aux revenus du capital) que les périodes Mitterrand et Jospin.
Par ailleurs, l’idée même d’émancipation a subi beaucoup de heurts : la chute du mur de Berlin a ainsi obligé ceux qui regardaient encore de côté et/ou se racontaient des histoires a prendre acte que ce qui s’était présenté comme la grande politique d’« émancipation humaine » du XXe siècle avait produit une barbarie. Cela n’a pas été sans conséquence sur la perspective politique même d’une émancipation, au moment où, de surcroît, le rouleau-compresseur du néolibéralisme affirmait qu’il n’y avait pas d’autre voie possible. A cela s’est ajouté l’entrée de la gauche institutionnelle dans la période néolibérale, avec les désenchantements qui l’ont accompagnée. Dès lors, le terme de « résistance » s’est souvent substitué à celui d’« émancipation ». Le négatif (« l’anti » : « anti-libéral », « anti-capitaliste », etc.) a tendu à prendre la place du positif (« le socialisme », « l’autogestion », etc.). Il est davantage question de « freiner » le cours néolibéral du capitalisme que d’« émanciper ». Petit à petit, il y a donc eu des décrochages entre les classes populaires et la gauche, la gauche et l’idée d’émancipation, les classes populaires et le désir d’émancipation.
Q : Pourquoi la population française, et en particulier les travailleurs et les classes populaires, ne se reconnaissent plus dans la gauche, censée historiquement représenter leurs intérêts ? Ne se reconnaissent-ils plus dans la classe politique en général ? Y a-t-il crise des institutions ?
Ph.C. : Il y a une délégitimation relative de la représentation politique en France, et contrairement à ce qui a été dit, elle n’a pas complètement disparu avec la forte participation aux présidentielles. D’une manière générale, une méfiance s’est coagulée à l’égard de la représentation politique, d’où l’abstention, un vote plus intermittent, ou le décrochage d’une partie importante de la population vis-à-vis des enjeux de plus en plus autonomisés des professionnels de la politique. Mais, paradoxalement, il continue à y avoir une demande de représentation et de « chefs ». Le processus apparaît contradictoire, et parfois chez les mêmes personnes : une « servitude volontaire » (selon l’expression de La Boétie au XVIe siècle) délégant à des chefs et une méfiance à l’égard des représentants et des professionnels de la politique. On aurait tout à la fois une attente de délégation à des chefs, susceptibles de mettre en forme des visions du monde (en atteste le succès de la polarisation autour de personnages politiques comme Sarkozy, Royal, Bayrou...ou, à plus petite échelle, Besancenot), et une distance plus libertaire vis-à-vis des institutions. Et l’attente de délégation ne concerne peut-être pas l’action proprement dite (là-dessus il y a souvent un grand scepticisme, lié aux vagues de désenchantement, et il n’est pas sûr que les électeurs de Sarkozy attendent beaucoup de changements dans l’action, même dans le domaine de la sécurité, de celui qui était déjà d’ailleurs ministre de l’Intérieur), mais surtout le symbolique : de plus en plus d’électeurs semblent attendre de se reconnaître un petit peu dans les discours tenus par des personnalités politiques. Ils attendraient une mise en forme (et donc une légitimation) de choses qu’ils ressentent plus ou moins confusément, mais en restant dubitatifs quant au passage à l’action. En tout cas, c’est une hypothèse.
La gauche, quant à elle, a peu réfléchi au rapport au pouvoir, à la représentation politique, à l’institutionnalisation et à la professionnalisation politique, en dehors de quelques gadgets « participatifs » de type marketing électoral. Pourtant, au cours des deux derniers siècles d’échecs des expériences « réformistes » ou « révolutionnaires » pour bâtir une société non-capitaliste émancipée, les forces émancipatrices se sont beaucoup heurtées à la question du pouvoir. Cette question devrait donc être une des questions centrales, et cependant elle reste mineure. Un des aspects principaux du cadre moderne de la concentration du pouvoir politique, le processus de professionalisation politique, est même devenu un impensé pour la gauche, une évidence, une logique quasi « naturelle » et indépassable, ininterrogeable. Et lorsque qu’à gauche, on émet quelques critiques à l’égard de cette professionnalisation, il y a le risque qu’il ne s’agisse que d’un truc de professionnel de la politique pour trouver un « créneau » différent dans le jeu politique professionnalisé, comme cela me semble avoir été le cas avec Arnaud Montebourg. On aurait un cas de figure semblable avec le discours de François Bayrou contre les médias et l’establishment.
Le problème est plus profond et plus structurel : comment se confronter au constat historique massif que ceux qui croient prendre le pouvoir dans une visée émancipatrice sont le plus souvent pris par le pouvoir qu’ils croient prendre ? Cela réclame une révolution culturelle d’une autre ampleur que les palinodies politiciennes anti-politiciennes d’un Montebourg. Le problème serait alors pour la gauche d’explorer un chemin qui passe partiellement, et non pas exclusivement ou même principalement, par les institutions politiques représentatives. Cela supposerait d’inventer des dispositifs de mise à distance de la professionnalisation politique, alors que justement les professionnels de la politique sont davantage façonnés (mentalement, pratiquement comme dans leurs intérêts) par les postes qu’ils occupent qu’ils ne les façonnent. On aurait pourtant pu commencer à en discuter sérieusement dans les collectifs unitaires anti-libéraux de l’après « Non de gauche au Traité Constitutionnel Européen ». La majorité de la LCR en a d’ailleurs fait judicieusement, à travers la question de la participation éventuelle à un gouvernement sous hégémonie PS, un des points centraux de discussion et même de clivage au sein des gauches antilibérales. Mais il me semble que l’alliance implicite entre ceux qui pensaient que la participation gouvernementale demeurait, quelles que soient les conditions, le levier principal des transformations sociales (c’était rarement dit sous une forme positive d’ailleurs, mais sous une forme négative contre ceux qui récusaient la participation gouvernementale dans les conditions actuelles, accusés de refuser de « mettre les mains dans le cambouis ») et ceux qui voulaient éviter les clivages au nom de « l’unité à tout prix » a largement empêché que le problème soit explicitement posé et discuté à une échelle large.
La question du pouvoir est donc demeurée un impensé, sous une certaine hégémonie implicite de l’idée selon laquelle la participation gouvernementale serait la seule voie praticable (à travers « l’argument cambouis »). Certes, la réponse opposée - la réponse anarchiste (« le pouvoir corrompt » donc « attendons que la multitude des individualités surgisse spontanément pour qu’il y ait une transformation sociale réelle ») - n’est pas plus satisfaisante, car elle n’a pas plus prouvé son efficacité émancipatrice que les autres réponses. L’anarchisme apparaît plus intéressant dans son versant critique de l’institutionnalisation et de l’autorité que dans ses réponses positives, en tout cas au niveau stratégique (c’est-à-dire le plan du « comment on va vers ? »). Ainsi il n’y a pas de réponse évidente à la question du pouvoir et de la place du pouvoir dans les stratégies émancipatrices. C’est pourquoi il faudrait débattre publiquement, réfléchir collectivement et contradictoirement, expérimenter, explorer, tâtonner...
Finalement, dans cet impensé assez généralisé vis-à-vis de la question du pouvoir (et encore plus parmi ceux qui vivent matériellement de la politique ou aspirent à en vivre), un des rares qui l’ait posée, en pratique, c’est Olivier Besancenot, qui de ce point de vue a davantage une sensibilité libertaire que « léniniste » ; sensibilité libertaire qu’il met en tension avec une culture pragmatique. Il l’incarne d’abord par son choix de vie, en conservant une activité salariée à la Poste. Il s’est construit ainsi un dispositif éthique pratique qui l’empêche d’être tout à fait un cadre professionnel de la LCR, en demeurant davantage autonome mentalement et matériellement vis-à-vis des routines des jeux politiques professionnalisés. Et puis, dans le débat des présidentielles, il a préservé une distance libertaire au pouvoir, en ne s’inscrivant pas dans la logique obligée de « la carrière politique ». La gauche dans son ensemble aurait intérêt à incorporer une telle composante libertaire, si elle ne veut pas continuer à se caricaturer et à alimenter alors le désenchantement par rapport à la politique.
Dans cette perspective, la gauche aurait à se coltiner une équation difficile, entre nécessité d’une réserve libertaire à l’égard du pouvoir et vanité de « la rebellitude » [3]. Car composante libertaire ne veut pas dire logique exclusivement libertaire. Il faut aussi un pragmatisme vis-à-vis des institutions, mais à partir d’une distance libertaire quant à la professionnalisation politique. Il faut donc aussi prendre garde à la diffusion d’une vulgate anti-partis aujourd’hui ; les partis étant indistinctement stigmatisés sous l’appellation d’« appareils » (ce qui dans la gauche de la gauche vise la PCF et la LCR). Cette vulgate risque de générer plusieurs écueils : 1) plonger dans une politique professionnelle mais sans partis, davantage centrées sur des « personnalités médiatiques », comme si en enlevant le cadre partisan on avait fait disparaître les problèmes afférents à la professionnalisation et à la concentration du pouvoir ; on risque d’avoir une professionnalisation davantage individualisée sans les contrepoids des cadres collectifs propres aux partis (ce risque est sans doute particulièrement élevé dans l’espace de circulations entre la gauche institutionnelle et l’extrême-gauche) ; 2) l’émergence contre les partis de nouvelles formes appelées « mouvements » qui prétendraient avoir résolu par avance les problèmes du pouvoir, car débarrassés des méchants « appareils », et pour qui le pouvoir demeurerait encore, ce faisant, un impensé (c’est un risque que l’on trouve tout particulièrement dans des essais de recomposition dits « altermondialistes » de la gauche issus notamment des « comités Bové ») ; et 3) le refus d’utiliser des outils institutionnels dans la transformation sociale sous prétexte des imperfections et des travers inévitables de toute institution (écueil classiquement anarchiste). Un rapport libertaire et pragmatique à la politique demeure encore à inventer.
Q : Désintérêt pour la chose politique, comportements de plus en plus individualistes, encouragés par les conditions de vie dans la société capitaliste. Y a-t-il encore la possibilité de penser le collectif, l’action collective, le vivre-ensemble ? Ou bien l’individuel a pris le dessus par rapport au collectif ?
Ph.C. : Un mouvement d’individualisation est en cours d’accélération dans les sociétés occidentales. Et, alors que cela a tout d’abord affecté dans les années 1960-1970 des secteurs nouveaux des couches supérieures et moyennes, cela tend aujourd’hui à toucher la plupart des milieux sociaux, même si c’est selon des modalités différenciées. Or la gauche s’est beaucoup construite historiquement à travers des référents collectifs, notamment en prenant appui sur une lecture « collectiviste » du marxisme (alors qu’on trouve toute une série de pistes individualistes chez Marx lui-même). Déphasée à cause de ses référents traditionnels, la gauche risque de passer à côté des « individus réels », qui aujourd’hui sont des individus davantage individualisés, en ne parlant plus qu’à des « individus imaginaires » (pour Marx l’approche « matérialiste » se séparait de l’approche « utopiste », en ce que les matérialistes partaient des « individus réels », et non des « individus imaginaires » comme les utopistes). Dans le même temps, des fractions plus opportunistes de la gauche pourraient, à l’inverse, abandonner les repères collectifs au profit d’un marketing du « tout individu ». L’enjeu consisterait plutôt à mettre en rapport solidarités collectives et individualités, tant dans les modes d’organisation des partis, syndicats, associations, etc. que dans l’analyse de la société contemporaine ou que dans l’élaboration des propositions alternatives [4].
Tout d’abord le processus d’individualisation a des conséquences sur l’espace public et l’action collective, à travers notamment une certaine désaffection vis-à-vis des formes collectives traditionnelles. En même temps, émergent des « nouveaux mouvements sociaux » qui s’efforcent de donner une place plus importante à l’individualité. Mais cela concerne, numériquement, moins de monde que ce que de grosses institutions collectives, comme la CGT et le PCF, avaient pu mobiliser au lendemain de la 2e Guerre Mondiale. Il y a tout à la fois un net recul des formes classiques et la fragile émergence de formes plus équilibrées dans le rapport collectif/individuel. Dans la sphère dite « privée » de la famille, les sociologues mettent aussi en évidence des recompositions sous le coup de l’individualisation : François de Singly observe ainsi de nouveaux équilibre entre « l’individu seul » et « l’individu avec », ne correspondant pas à l’enfermement narcissique sur soi souvent dénoncé dans « l’individualisme ». En s’inspirant de formes émergentes dans les mouvements sociaux comme dans les transformations familiales, les gauches auraient intérêt à tenir compte de l’individualisme contemporain pour inventer des dispositifs politiques renouvelés, équilibrant davantage cadres collectifs et rythmes des individualités.
L’analyse marxisante de la société, encore active dans les secteurs de la gauche qui n’ont pas abandonné la réflexion, s’est centrée sur la façon dont la contradiction capital/travail générait des inégalités de classes. La contradiction capital/travail permet toujours de penser des caractéristiques importantes du capitalisme contemporain. Mais cela est insuffisant. D’abord, il faudrait pouvoir prendre aussi en compte une pluralité de modes de domination (masculine, politique, hétérosexuelle, post-coloniale, etc.) ne se réduisant par au rapport d’exploitation capital/travail, dans le sillage de la sociologie critique de Pierre Bourdieu [5]. Ensuite, pour revenir à l’individualisation, on devrait pouvoir être sensible à ce que j’appelle la contradiction capital/individualité dans le capitalisme contemporain [6] ; contradiction à la fois parallèle et en interaction avec la contradiction capital/travail (il faudrait aussi intégrer une contradiction capital/nature propre à une critique écologiste du capitalisme, mais c’est une autre histoire). Qu’est-ce à dire ? Le capitalisme participerait à une individualisation plus poussée des sociétés humaines, et donc à des désirs d’épanouissement personnel stimulés, mais dans le même temps il limiterait et tronquerait l’individualité, par la marchandisation. Il ferait ainsi naître des désirs de réalisation individuelle qu’il ne pourrait pas vraiment satisfaire dans le cadre de sa dynamique d’accumulation du capital ne s’intéressant qu’aux dimensions commercialisables des aspirations individuelles ; les désirs individuels frustrés seraient (comme les salariés dans la contradiction capital/travail) des « fossoyeurs » potentiels du capitalisme. Il y aurait au moins deux grands réservoirs potentiels de développement des critiques du capitalisme : les injustices sociales et les individualités blessées. Or la gauche n’a appris à politiser, au mieux, que les premières et ignore le plus souvent les secondes. Une enquête que j’ai menée sur les téléspectatrices françaises de la série télévisée américaine « Ally McBeal » met bien en évidence le potentiel de résistance à la marchandisation dans les imaginaires personnels de nos contemporains [7]. Mais cela est appréhendé par les personnes concernées sur le mode de l’intime et non du politique. Il y a donc tout un champ de politisation de l’intime à explorer pour la gauche. Non pas dans l’oubli des classes sociales et des injustices sociales, ni dans une acceptation du cadre néolibéral, mais dans des convergences critiques (justice sociale/individualités/écologie notamment) contre le capitalisme et plus largement contre la pluralité des modes de domination. Dans cette perspective, les programmes de la gauche radicale s’inscrivent encore trop exclusivement dans une vision « collectiviste ». Avec le programme des collectifs unitaires antilibéraux, on se situe encore dans la lignée « collectiviste » remontant au programme du Conseil National de la Résistance et passant par le Programme commun de la gauche. La question de la socialisation des moyens de production, une socialisation qui ne soit pas une étatisation, demeure une question importante, comme celle de la lutte contre les inégalités sociales, mais les aspirations des individualités blessées de la société capitaliste doivent aussi pouvoir se traduire en propositions alternatives.
Q : Vous évoquiez précédemment le flou actuel dans lequel est pongé la gauche institutionnelle depuis son tournant social-libéral et l’abandon du cadre intellectuel marxiste. Y a-t-il encore une culture de gauche, des références de gauche ? qu’est-ce qui fait encore autorité intellectuellement parlant à gauche ? La gauche, les gauches sont-elles en pleine crise intellectuelle ?
Ph.C. : Jusque dans les années 80, le marxisme était bien le cadre politico-intellectuel dominant des gauches, de la gauche institutionnelle comme de la gauche extra-institutionnelle. Mais, entre 1978 et 1984, ce cadre a subi une dévalorisation radicale. En un rien de temps, de cadre politico-intellectuel dominant il est devenu marginalisé. Un de ces points forts résidait dans le lien posé entre l’action politique et l’élaboration intellectuelle, dans le sillage des Lumières du XVIIIe siècle. Or, à partir du tournant néolibéral, la gauche institutionnelle a peu à peu perdu ses références intellectuelles. La gauche de gouvernement est même entrée de plein pied dans « la société du spectacle », privilégiant le marketing politique, en se désintellectualisant, voire en participant à l’anti-intellectualisme médiatique. Le PC et l’extrême-gauche ont gardé une dimension de production intellectuelle beaucoup plus grande du fait de l’attachement au cadre d’analyse marxiste. En attestent le nombre important de publications, de revues, de colloques, etc. Une association altermondialiste comme ATTAC, héritière d’une certaine façon des Lumières et du marxisme, s’est aussi constituée sur une double exigence de production intellectuelle et d’éducation populaire. L’exigence intellectuelle et le débat d’idées ont donc été préservés à la gauche de la gauche. La référence marxiste est assez présente, ce qui permet de conserver ce lien entre la réflexion et l’action. Toutefois, la prégnance de cette référence peut aussi constituer un frein. Par exemple, des questions importantes comme celles du pouvoir, de l’écologie, de l’individualité ou de la pluralité des dominations supposeraient de s’émanciper d’une référence trop exclusive au marxisme, déjà dans une lecture moins orthodoxe de Marx lui-même (en redécouvrant, par exemple, ses dimensions individualistes et libertaires), mais bien au-delà en s’ouvrant à d’autres courants des mouvements sociaux, des sciences sociales et de la philosophie. Sur le plan des sources intellectuelles, la reconstruction d’une perspective d’émancipation individuelle et collective a besoin de davantage de pluralisme et de davantage d’imagination.