Le 2 janvier dernier, un non-lieu a été prononcé à la suite de l’enquête sur l’empoisonnement des écosystèmes au chlordécone, un pesticide abondamment utilisé dans les bananeraies de 1972 à 1993 en Guadeloupe et en Martinique.
Classé cancérogène « possible » depuis 1979 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le chlordécone avait été interdit en France métropolitaine dès 1990 mais il a continué à être autorisé dans les Antilles par dérogation ministérielle jusqu’en 1993.
Seize ans après la première plainte, les juges d’instruction du pôle de santé de Paris ont estimé que les faits étaient prescrits. D’après des éléments de l’ordonnance, les deux magistrates instructrices reconnaissent un « scandale sanitaire », sous la forme d’« une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants ».
Selon Santé publique France, plus de 90 % de la population adulte en Guadeloupe et Martinique est contaminée par le chlordécone et, dans les deux îles, « les taux d’incidence du cancer de la prostate se situent parmi les plus élevés au monde ».
Toutefois, les deux magistrates ont prononcé un non-lieu, en raison notamment de la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés […] commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes ».
Maire écologiste de la ville de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe et avocat historique des victimes du chlordécone, Harry Durimel a annoncé son intention de faire appel de cette décision de justice et revient pour Mediapart sur les conséquences locales de cette ordonnance.
Un panneau près d’une plantation de bananiers dans le nord de la Martinique, le 21 janvier 2020. © Photo : Benoit Durand / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Mediapart : Quelle a été votre réaction après ce non-lieu prononcé le 2 janvier dernier ? Vous y attendiez-vous, vu que la première plainte a été déposée il y a déjà seize ans ?
Harry Durimel : C’est moi-même qui ai rédigé cette première plainte dès 2006, avec plusieurs associations citoyennes antillaises. C’était une initiative militante, pour demander à l’État français des actes face à ce fléau qu’est le chlordécone. Mais le procureur a dès le début initié une véritable guérilla à notre encontre pour bloquer le dossier. La justice a entendu les parties civiles il y a de cela un peine un an…
Donc, je n’ai pas été surpris de la décision, mais plutôt sidéré. Nous avons appris la nouvelle à travers les médias, alors qu’il existe une plateforme électronique publique pour pouvoir accéder aux différentes ordonnances prononcées. Mais nous n’en avons pas été informés. C’est une façon de nous désarçonner et de nous ralentir dans notre lutte car le délai d’appel de la décision est de dix jours seulement à partir de la date d’expédition du courrier.
Nous allons donc faire appel. Puis si la cour d’appel ne nous donne pas raison, nous ferons un pourvoi en cassation. En somme, le combat continue.
Par ailleurs, il n’y a pas que la voie juridique : le politique ne peut pas se taire quand un État de droit estime qu’il y a un non-lieu face à une injustice d’une telle gravité. Et je rappelle qu’en 2018, Emmanuel Macron a qualifié lors d’une visite en Martinique la pollution au chlordécone de « scandale environnemental ». À lui de donner une dimension politique à ce dossier qui touche à la santé d’un million d’Antillais et d’Antillaises.
Cette décision ne renforcera-t-elle pas chez les Antillais l’important manque de confiance en l’État français ? En 2021, le chlordécone revenait souvent à la bouche de beaucoup de Martiniquais et de Guadeloupéens réticents à la vaccination contre le Covid-19…
Nous faisons face ici à une dérive systémique : celle du fric qui prime sur la santé de nos concitoyennes et concitoyens. Sans compter que de nombreux élus locaux ont cru aux vertus du chlordécone pour maintenir les exploitations bananières, sauver l’emploi ou encore maintenir l’équilibre commercial de la France. Les écologistes n’étaient pas du tout écoutés à l’époque.
Cette pollution massive au chlordécone a créé une défiance profonde vis-à-vis de l’État français, qui s’est notamment manifestée lors de la dernière élection présidentielle par un vote massif pour Marine Le Pen.
Cet écart entre les grandes métropoles françaises et l’ultra-périphérie antillaise se creuse chaque jour tant les raisons de se sentir exclus sont nombreuses. L’esclavage aux Antilles a duré 400 ans et là les experts estiment que le chlordécone restera dans les écosystèmes durant 700 ans.
Je crains que cette décision de non-lieu ne coalise les mécontentements et n’affecte à long terme le contrat social.
Qu’en est-il aujourd’hui de l’utilisation des pesticides, notamment du glyphosate, aux Antilles ? Assiste-t-on à des dynamiques de reconversion écologique des exploitations bananières ?
On n’observe aucun réel changement radical. L’agro-industrie, qui demande l’utilisation massive de pesticides, est omniprésente. On court toujours derrière le modèle de la banane industrielle vouée à l’exportation, tandis qu’on importe en Martinique et en Guadeloupe du bœuf et du poulet aux hormones.
Les Antilles pourraient a contrario incarner un laboratoire d’une agriculture durable qui réponde aux besoins alimentaires locaux et démontrer comment un territoire contaminé par les pesticides peut écologiquement se reconvertir.
Pensez-vous qu’une réparation sera un jour possible ?
Les magistrates chargées de ce dossier ont fait un bon travail pour mettre en lumière la vérité quant au scandale du chlordécone. Manque aujourd’hui à faire justice.
La réparation est indispensable, essentielle, d’autant plus que le préambule de la Constitution garantit à tous et toutes la protection de la santé.
Il faut aujourd’hui indemniser, dépolluer et faire de la prévention. Pour ce faire, les parlementaires doivent voter une loi similaire à celle de 2010 qui prévoit le versement d’indemnités pour les victimes des essais nucléaires français en Polynésie.
Et qu’un véritable plan pluriannuel de « déchlordéconisation » des Antilles soit déployé, à l’inverse des faux plans chlordécone aujourd’hui en cours, qui servent surtout à dédouaner les pollueurs.
Mickaël Correia