À quelques jours de la marche des fiertés LGBT [1], moment fort et médiatique de mobilisation, il est utile de rappeler que cette manifestation commémore l’anniversaire d’émeutes contre l’homophobie et la répression policière ! Cette première manifestation publique du refus de la répression policière sur les lieux de sociabilité LGBT s’est déroulée à New York, au mois de juin 1969. Elle constitue l’acte fondateur du mouvement homosexuel contemporain. Au cours des années 1970, des États-Unis à l’Europe de l’Ouest, des homosexuels s’organisent politiquement et publiquement, refusant le silence et la répression qui prévaut globalement depuis l’après-guerre. L’époque est à la remise en cause en profondeur de la société, et les luttes homosexuelles entendent bien y contribuer. Une partie de la gauche et de l’extrême gauche prend progressivement en compte ces combats, sous la pression de ses militants LGBT ! En parallèle, la visibilité politique de ces mouvements s’accompagne, à une échelle de masse, d’un mouvement individuel, mais cumulatif, de coming out (le fait d’affirmer publiquement son homosexualité). À la même époque, un réseau de commerces et de lieux de sociabilité LGBT se développe, d’abord à Paris, mais bientôt dans le plupart des grandes villes. La situation évolue sans conteste, rapidement et profondément, même si beaucoup de difficultés perdurent.
Au début des années 1980, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, les conditions sont réunies pour voir enfin levées les dernières barrières législatives à l’affirmation homosexuelle. Mais cette avancée légale et symbolique est vite assombrie par l’irruption brutale et dramatique du Sida. Pressés par l’urgence de la situation et l’inaction de l’État, les militants homosexuels s’engagent massivement dans la lutte contre le Sida. Jusqu’au milieu des années 1990, ces associations (Aides, Act Up, etc.) constituent l’investissement principal des militants gays et lesbiennes, et contribuent à redéfinir les contours des revendications LGBT. On voit ainsi émerger la problématique de la reconnaissance de la conjugalité, directement liée aux drames du Sida : lors du décès d’un conjoint, son partenaire, sans droits, sans existence légale, se voit souvent brutalement écarté. Du fait de l’urgence, et face à l’homophobie de la droite (et d’une partie de la gauche), il reste peu de place pour la critique d’un droit calqué sur le modèle hétéro.
Mouvement divisé
Après 1995, dans le sillage du renouveau du mouvement social (sans-papiers, féministes, etc.), le mouvement LGBT se développe et se diversifie à travers toute la France. Les Marches des fiertés LGBT connaissent un regain d’intérêt : 10 000 participants en 1994, 700 000 en 2006 ! L’époque est à la revendication d’un contrat de partenariat ouvert aux couples homosexuels. Après quelques péripéties, le Pacs est voté, en 1999. Mais c’est un contrat spécifique, qui n’offre ni l’accès à l’adoption, ni l’intégralité des droits des couples mariés. Dès lors, les revendications d’égalité des droits structurent le corpus revendicatif LGBT du début des années 2000, couplées avec la lutte contre les discriminations homophobes. On retrouve alors ce type de revendications dans les mouvements antiracistes ou féministes, interrogeant « l’égalité républicaine » et ses effets discriminatoires réels.
Le ou les mouvements LGBT apparaissent aujourd’hui plus diversifiés que jamais, avec des associations thématiques : religieuses, professionnelles, de loisirs, nationales, ethniques, etc. L’implantation géographique est aussi plus large, chaque région comptant au moins une association offrant accueil, soutien et convivialité. Ces groupes locaux sont aussi souvent organisateurs d’événements de visibilité politique : Marche des fiertés, Journée contre l’homophobie... L’articulation de la dimension « conviviale » et de la dimension revendicative caractérise la plupart des associations, réactualisant l’idée d’auto-organisation, sur la base du vécu commun de l’homophobie. Dans de nombreux endroits, les militantes lesbiennes conservent un mode d’organisation autonome et non mixte, issu des combats féministes des années 1970. Les transexuels et transgenres sont aussi auto-organisés dans quelques villes.
Enfin, des groupes plus politisés existent dans quelques villes. Ils s’inscrivent dans la continuité d’une critique radicale de la société hétéropatriarcale, avec le souci d’envisager une transversalité des luttes : contre le sexisme, le racisme, le capitalisme... Mais ce mouvement, extrêmement pluriel, souffre d’un défaut, voire d’une absence de coordination et de structuration nationale, à l’image de ce que le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) peut être pour les féministes. Cela a des effets regrettables sur la capacité des mouvements LGBT à peser dans le débat politique. De plus, peu structurés, ces mouvements sont bien moins en capacité de résister aux récupérations politiciennes de leurs revendications.
Hétéronormé
Les mouvements LGBT ont trouvé un thème unificateur avec la revendication d’égalité des droits. Si elle rassemble aujourd’hui largement, des mouvements les plus radicaux aux associations « réformistes » (voire même certaines personnalités de droite), cette revendication est aussi porteuse de clivages politiques. Tout en garantissant l’unité autour de ce combat, il est indispensable de ne pas taire les critiques. Car l’égalité des droits ne saurait constituer l’aboutissement du combat contre l’oppression des homosexuels. En effet, là où l’égalité homo-hétéro est instituée (Canada, Espagne), les problèmes posés par l’homophobie perdurent, sous forme d’inégalité symbolique, mais surtout de coups, d’injures et d’agressions. D’autre part, la revendication d’égalité est, pour nous, une étape : la remise en cause du mariage, ce modèle de relation réducteur et oppressif, reste l’objectif principal. Mais, en l’absence de cadre unitaire et national de débats, les mouvements LGBT ont trop peu d’occasions de confronter des points de vue et d’élaborer des stratégies politiques à plus large échelle. Le risque d’un règlement uniquement « politicien » de la question de l’égalité homos-hétéros serait de dessaisir les militants, interdisant la constitution d’un contrepoids politique. Pourtant, derrière ces questions de législation, ce sont nos vies, nos formes d’affection et de désirs qui sont en jeu ! Seront-elles réductibles au mariage ?
Après plus de 30 ans de mobilisations, il apparaît urgent et nécessaire de repenser la coordination et la structuration démocratique des luttes LGBT. C’est la condition pour développer les capacités de transformation sociale dont sont porteurs les mouvements LGBT. La question de la conquête de droits non figés par le modèle du couple hétéronormatif est à l’ordre du jour. Articuler la revendication de l’égalité des droits et la critique radicale du modèle relationnel imposé par les lois, voilà la voie sur laquelle pourront se développer les potentialités subversives des luttes LGBT, en lien avec les combats féministes.