NAHA ENVOYÉ SPÉCIAL
Après avoir soulevé l’indignation de ses voisins en niant l’implication de l’armée impériale dans la « traite » des « femmes de réconfort » contraintes à se prostituer dans les bordels militaires, le gouvernement de Shinzo Abe vient de choquer les habitants de l’archipel d’Okinawa.
Le ministère de l’éducation a ordonné, vendredi 30 mars, aux éditeurs de manuels de lycée de supprimer toute mention concernant la responsabilité de l’armée japonaise dans les suicides collectifs de civils lors de l’attaque américaine dans les mois précédant la défaite d’août 1945.
La bataille d’Okinawa fut le plus sanglant affrontement terrestre de la guerre du Pacifique. Un quart de la population de l’archipel périt dans des combats qui firent 200 000 morts. Des familles se donnèrent la mort plutôt que de tomber aux mains de l’ennemi.
Dans le cadre de l’examen du contenu des manuels scolaires, tous les quatre ans, le ministère de l’éducation a, pour la première fois, exigé de modifier la formule retenue jusqu’à présent : « Des habitants furent forcés à se suicider par l’armée impériale. » Désormais, les jeunes Japonais apprendront que « certaines personnes furent conduites au suicide ». Pourquoi ? Par qui ? Selon le ministère de l’éducation, « il n’y a pas de preuves que l’armée ordonna ces suicides ».
« Nous n’en voulons pas aux Américains, qui ont des bases militaires à Okinawa, mais nous en voulons au gouvernement qui ignore nos souffrances passées », explique une ancienne conseillère municipale de la ville de Naha. Agée de 5 ans lors de la bataille d’Okinawa, elle se rappelle la terreur de ces « hommes aux yeux de chèvre » (c’est-à-dire de couleur bleue) que la propagande inculquait à la population.
« TEMPÊTE DE FER »
Ces « souffrances » restent une blessure dans la mémoire des habitants de l’archipel qui, à 2 000 kilomètres au sud de Tokyo, fut, jusqu’au milieu du XIXe siècle, un royaume indépendant. Les récits abondent de la discrimination dont fut victime la population et des brutalités de l’armée qu’elle a subies pendant ce que l’on nomme ici la « Tempête de fer ».
« La réalité déformée » titrait Okinawa Times, commentant la décision du ministère de l’éducation, tandis que Ryukyu Shimpo soulignait dans un éditorial l’existence de « témoignages selon lesquels les habitants reçurent des soldats des grenades pour se tuer ». « Un bien alors trop précieux pour le donner à des civils », commentait un vieil homme à la télévision. « C’est comme si la guerre n’avait pas existé ! », dit une marchande âgée.
D’autres témoignages rejettent l’implication de l’armée, fait-on valoir au ministère de l’éducation, en se référant notamment à un procès en diffamation intenté en 2005 par un ex-officier contre le prix Nobel de littérature, Kenzaburo Oe, qui évoque la responsabilité de l’armée dans les suicides de 600 habitants des îles de Zamami et de Tokashiki.
En évinçant l’implication de l’armée en dépit des témoignages de survivants, « le gouvernement obscurcit la nature du militarisme japonais », écrit le quotidien Asahi Shimbun.
Encart
Le combat de Kenzaburo Oe, Prix Nobel de littérature
« Le procès qui m’a été intenté en 2005 devant le tribunal d’Osaka est en cours sans que les témoins aient été entendus, explique au Monde le Prix Nobel de littérature Kenzaburo Oe. Il met en cause mon livre Notes d’Okinawa publié il y a 35 ans. Selon les plaignants, il n’y a pas de preuves, c’est-à-dire de documents écrits, que l’armée a donné l’ordre à la population de se tuer ». « Ce que j’expose dans mon reportage, poursuit Kenzaburo Oe, c’est qu’avant qu’aient lieu ces suicides collectifs - entendez par là, des familles entières, parents et grands-parents tuant leurs enfants avant de se donner la mort -, les troupes chargées de la défense d’Okinawa avaient inculqué à la population qu’il fallait »Vivre et mourir ensemble« . En d’autres termes, les habitants auxquels avaient été remis des grenades devaient mourir avec les soldats : »Pas de prisonniers« était le leitmotiv de l’armée impériale. »
« Aujourd’hui, dénonce le romancier, le gouvernement Abe cherche à légitimer cette pensée qui faisait passer l’Etat avant toute autre valeur et au nom de laquelle les pays voisins ont été agressés et la population d’Okinawa sacrifiée ». Et Kenzaburo Oe de mettre en garde : « A continuer sur cette voie négationniste, le Japon risque de se retrouver dans la situation qui fut la sienne dans les années 1930. » - (Corresp.)