Pour Sensations, Olivier Parriaux, l’un des hommes de cette fameuse nuit, explique son histoire et revient sur le Vietnam, sa terrible guerre et ses profondes cicatrices.
- Raphael Raffray : En quelques mots, « le Viêt-Cong au sommet de Notre-Dame », de quoi cela parle ?
Olivier Parriaux : La partie centrale de l’ouvrage est le récit d’un acte commis par trois jeunes Suisses francophones du Canton de Vaud, qui consista à déployer une grande bannière du FNL (Front National de Libération du Sud-Vietnam, le « Vietcong » selon la dénomination dépréciative américaine) à la croix sommitale de la flèche de Notre-Dame de Paris. Le récit est précédé d’une brève description de la tentative de reconquête militaire du Vietnam par la France coloniale, soutenue de façon croissante par les Etats-Unis qui prirent le relais dès la défaite de Dien Bien Phu, en 1954, en installant à Saïgon un pouvoir répressif à leur solde, pour contrer les forces indépendantistes du FNL soutenues par le Nord-Vietnam, et en s’engageant militairement à hauteur de plus d’un demi-million d’hommes à la fin des années soixante. Après ce récit de l’« opération Notre-Dame », nous décrivons l’évolution de la société vietnamienne après la victoire des forces de libération en 1975 jusqu’à nos jours, en nous demandant si et comment une économie de marché, introduite en 1986, peut conduire à une société socialiste par le seul fait qu’un parti communiste monolithique en assurerait l’avènement.
- Pourriez-vous nous parler de vous et des autres auteurs du livre ?
Des trois acteurs de l’opération - et auteurs du livre - 25 ans en 1969, Noé était affilié au POP, Parti Ouvrier Populaire (le PC suisse) et avait soutenu le FLN algérien, Bacchus, maître de sport, aux Jeunesses Socialistes, et Olaf, chrétien tiers-mondiste. Nous avions en commun d’être hostiles à l’intervention américaine et de soutenir le peuple vietnamien en armes pour sa libération et allions rejoindre six mois plus tard le courant trotskiste, suite au brutal coup d’arrêt de l’expérience du « socialisme à visage humain » en Tchécoslovaquie en août 68 par les chars du Pacte de Varsovie.
- Cet ouvrage prend place dans un contexte international particulier ?
L’ « Offensive du Têt » des forces de libération en janvier 68 où plus de cent sites militaires furent attaqués - dont l’ambassade américaine - ne déclencha pas l’insurrection dans les villes mais ce coup de semonce fit se dissiper la perspective d’une victoire militaire américaine : le président L.B. Johnson laissa la porte ouverte à des négociations, suspendit les bombardements sur le Nord et renonça à un 2e mandat.
C’est l’année de l’assassinat de Robert Kennedy, de Martin Luther-King, des Black Panthers et du renforcement du mouvement anti-guerre qui craignait plus encore Nixon, élu en novembre 68, que Johnson. Grâce à l’entremise astucieuse de la France, les négociations quadripartites impliquant le FNL, le Vietnam du Nord, le pouvoir de Saïgon et les USA allaient se tenir à Paris, le temps pour nous de définir l’objectif et planifier sa mise en œuvre : ce sera Notre-Dame et le couronnement de sa flèche par la bannière du FNL le 18 janvier 1969 à l’ouverture des négociations pour célébrer sa reconnaissance internationale, enfin, 9 ans après sa création.
- Pouvez-vous, justement, nous parler des accords de Paris ?
Il faudra quatre ans d’âpres négociations, la reprise des bombardements sur le Nord, de meurtriers combats, un transfert progressif des opérations militaires sur le terrain du corps expéditionnaire US en décroissance sur les troupes du pouvoir de Saïgon (la « vietnamisation »), les efforts de Nixon de jouer la coexistence pacifique avec Mao Zedong et Brejnev, le scandale des « Pentagon Papers » puis le début de celui du Watergate qui ruinera la confiance que le Congrès accordera à ce personnage.
Après la sinistre apothéose des « bombardements de Noël » 1972 sur Hanoï, où plus de vingt B-52 furent abattus - opération que les Vietnamiens dénomment « le Dien Bien Phu aérien des USA » - les accords furent signés le 27 janvier 73. La fête du Têt, il y a quelques jours, célébra le cinquantenaire de leur signature. Les accords impliquent le retrait américain avec la promesse faite au pouvoir de Saïgon que les bombardements reprendraient de plus belle en cas de non-respect des accords, ce que Thieu ne croit guère. Le Nord-Vietnam se voit reconnaître sa présence militaire au Sud.
- L’escalade de Notre-Dame, pouvez-vous nous la raconter ?
Ce serait un peu long, ce que je résume en quelques clichés pas très littéraires !
Montée au beffroi Sud avec les touristes Passage côté vide d’une grille pour se dissimuler côté Est. A la pénombre, descente de 15 mètres dans le beffroi en embrassant les énormes poutres de chêne couvertes de poussière séculaire. Passage vers le beffroi Nord. Saut au-dessus d’un vide de 35 mètres pour cheminer vers la flèche le long du mur de la nef. Reptations et glissades le long de la rangée d’apôtres de cuivre pour atteindre la base ajourée de la flèche.
Montée lente, encordés, en s’agrippant à des barres de fer ancrées dans la paroi. Séparation sous la couronne de roses, redoutable surplomb que passe Bacchus à la manière d’un pendule par un balancement dans le vide, qui pensait être assuré mais ne l’était pas. Il grimpe à la perche le montant de la croix, accroche le mousqueton à sa croisée, se laisse glisser, accroche le 2e mousqueton à son pied.
Réunis sous la couronne de roses, nous tirons sur la cordelette, liant une vingtaine d’élastiques, maintenant le tissu de soie plié en accordéon pour un déploiement sans torsion. Noé, resté en poste dans la Deuche, entend vers minuit le claquement du déploiement et le voit même dans la lumière diffuse de Paris. Descente en sciant les barres de fer sur quelques mètres pour empêcher l’accès au sommet. Descente en trois rappels successifs.
- La Justice vous a-t-elle condamnés pour cet acte ?
Elle l’aurait sans doute fait si nous avions été pris, quoiqu’il y ait place au doute, puisque la fanfaronnade de Romain Goupil, prétendant publiquement avoir été l’un des acteurs de l’action, ne semble pas lui avoir causé d’ennuis.
- Y eut-il une enquête ?
Nous l’ignorons. Si enquête il y eut, elle doit être classée.
- Quel était donc votre rôle pendant la guerre du Vietnam ?
Nous avons été actifs de 1965 à 1975. Nous voulions initialement aller aider le Vietnam dans sa guerre en y participant comme les braves de nos aïeux qui s’engagèrent dans les brigades internationales. La délégation du Vietnam du Nord nous dit avec bienveillance que nous serions plus utiles à rester chez nous à développer le mouvement anti-guerre, ce que nous fîmes en organisant conférences et manifestations.
- La guerre du Vietnam est sans doute l’un des événements les plus marquants du XXe siècle. Pensez-vous que ce conflit est avant tout idéologique ?
Nous trouvons qu’en effet c’est l’un des événements les plus marquants du XXe siècle. Ce fut la guerre la plus destructrice et meurtrière depuis la 2e guerre mondiale. Quant à sa composante idéologique, je la vois plutôt dans le conflit sino-soviétique dès la déstalinisation de 1956 en URSS et la doctrine de la « coexistence pacifique » qui en émergea entre l’URSS et les USA. Ce conflit coûta cher au Vietnam car il créa des difficultés, des retards dans l’acheminement de l’aide des « pays frères ». Il n’y a guère d’idéologie explicite dans la colonisation française qu’exploitation et répression comme le décrit Eric Vuillard dans « Une sortie honorable », et pas trop d’idéologie non plus dans l’attitude impérialiste américaine prétendant sauver le « monde libre » du péril communiste comme le critique Noam Chomsky par exemple.
- Une partie des bénéfices liés à ce livre seront reversés à une association de soutien aux victimes de l’agent orange. Premièrement, l’agent orange qu’est-ce que c’est ? Ses répercussions sur les militaires et les civils ? Est-ce, en fin de compte, une arme de destruction massive ?
Les droits des trois auteurs seront en effet intégralement reversés au soutien du combat de Tran To Nga contre Monsanto et treize sociétés multinationales ayant participé au développement et à la fabrication de l’agent orange et ses variantes. Elle était agente de liaison du FNL et fut l’une des victimes de cette arme chimique. Son combat depuis 2014 n’est pas destiné directement au soutien des victimes de cette chimie tueuse mais à faire reconnaître juridiquement la responsabilité de ces sociétés.
Cet agent, et ses variantes, contient une forte concentration (50 fois plus élevée que dans le produit à destination agro-industrielle) de « dioxine de Seveso » très toxique : une cuillère à soupe dans le réseau d’eau potable de Los Angeles provoquerait la mort de ses habitants. Selon le NIH National Institutes of Health, 400’000 Vietnamien en sont morts. Des vétérans américains de cette guerre en meurent encore actuellement. La dioxine se lie fortement avec des récepteurs intracellulaires du corps humain, accédant facilement au noyau des cellules où l’ADN est localisé, altère leur code de production d’enzymes, hormones et protéines, causant des difformités fœtales et maladies chroniques.
- Les Vietnamiens ont-ils été indemnisés pour les dégâts de l’agent orange ?
Il y a un contraste saisissant entre les 1500 $ mensuels que reçurent les GIs vétérans exposés, suite à un procès qui se termina à l’amiable au tournant des années 70-80 sans responsabilité causale reconnue des producteurs. Un groupe de victimes vietnamiennes, soutenu explicitement par Mme Nguyen Thi Binh, alors vice-présidente de la république, s’adressa à la même cour de New York et ils furent déboutés car le lien causal entre les symptômes des victimes et une exposition à l’agent orange n’a pas été établi par les plaignants. Aujourd’hui encore, environ 6000 bébés naissent difformes chaque année. Les familles vietnamiennes reçoivent de leur état 5 $ par enfant difforme.
L’agent orange, dont l’utilisation au Vietnam a été interrompue en 1971, peut être considéré comme une arme de destruction massive, 70 millions de litres ont été dispersés sur les forêts et les cultures au Vietnam du Sud, soit sur une superficie égale au tiers de celle de la France métropolitaine. Il s’agit du premier écocide délibéré de l’Histoire avec des effets durables sur la nature et les êtres vivants dont les humains.
- La Guerre du Vietnam a été le fruit d’une tension internationale et d’un choc des idéologies (entre autres), est-ce que le contexte actuel mondial vous rappelle cette époque ?
Nous ne voyons pas cette guerre comme le produit de lignes de force externes qui la causent mais plutôt comme un événement historique singulier qui détermine l’alignement des forces au niveau international : c’est la guerre anti-coloniale d’un peuple qui participera à la décolonisation tout comme c’est son besoin et sa volonté d’indépendance qui polarisera les forces dominantes du monde jusqu’à la victoire qui dès lors est sienne. C’est du moins notre vision et celle par laquelle nous comprenons la guerre que mène l’Ukraine contre l’agression qu’elle subit. Tous les conflits armés de par le monde ne peuvent être représentés à cette aune et certains ne peuvent qu’être compris comme l’effet de tensions internationales ou intérêts extérieurs.
Propos recueillis par Raphael Raffray. Retrouvez le livre « Le vietcong au sommet de Notre-Dame » d’Olivier Parriaux, Bernard Bachelard et Noé Graff dès maintenant.