L’essai de Ludo Abicht [1] pose beaucoup de questions intéressantes et je partage un certain nombre – mais pas toutes – de ses suggestions. Mais je proposerais de prendre le problème autrement : les léninistes et les anarchistes, au-delà de leurs différences évidentes, ne partageaient-ils un certain nombre d’acquis, qu’on aurait tort de jeter aux oubliettes de l’histoire ? Je précise que, quand je parle de « léninisme », je me réfère au produit original, c’est-à-dire au parti bolchevik d’Octobre 1917, et aux premiers grands partis communistes de masse des années 1919-23 en Allemagne, Italie, France, Chili, etc., et non aux misérables contrefaçons bureaucratiques qu’ils sont devenus,sous le stalinisme. Soit dit en passant, l’absence de distinction entre le léninisme et le stalinisme — c’est-à-dire, la dégénérescence totalitaire du mouvement communiste — est une des faiblesses de l’analyse d’Abicht.
Léninistes et anarchistes étaient d’accord sur la nécessité d’organiser l’action révolutionnaire. La CNT était, elle aussi, une organisation, avec sa structure, ses organes, ses militants, ses dirigeants. Certes, l’organisation léniniste était plus autoritaire et plus centraliste, celle des libertaires plus fédéraliste et anti-autoritaire ; mais dans les deux cas la nécessité indispensable d’une organisation pour la lutte de libération allait de soit.
Les deux mouvements étaient fondés sur l’existence de militants, individus dévoués à la cause de la libération du prolétariat, qui s’organisaient pour agir dans une lutte quotidienne auprès des exploités. Les deux attribuaient une grande importance à la formation et l’éducation politiques des cadres et des militants. Les deux étaient prêts à assumer des formes clandestines pour faire face à la répression de l’Etat bourgeois. Enfin, les deux croyaient à l’action révolutionnaire comme le seul moyen capable d’émanciper les travailleurs du joug du capital.
Le débat « parti d’avant-garde ou mouvement de masse » mérite, dans ces conditions, d’être relativisé – ou mieux, conçu dans des termes plus dialectiques. Aussi bien le parti bolchevik de 1917 que la CNT de 1936 - je ne parle pas des obscures origines groupusculaires des uns et des autres – étaient à la fois des mouvements de masse, avec des centaines de milliers de militants et des millions de sympathisants – et des organisations d’avant-garde, par rapport aux secteurs inorganisées et moins politisées de la population. Ils n’ont pu gagner une base de masse qu’en suivant les impulsions spontanées des exploités — les soviets, dans le cas russe, l’unité anti-fasciste, dans le cas espagnol — mais en même temps ils ont joué un rôle dirigeant dans le processus révolutionnaire. Leurs militants étaient combatifs et dévoués – parfois jusqu’au sacrifice de la vie - mais ce n’étaient pas des « révolutionnaires professionnels ».
L’autoritarisme léniniste a sans doute contribué au processus de bureaucratisation de l’URSS, mais il n’en est pas la cause principale ; de même que la défaite des anarchistes espagnols en 1937 ne peut pas être uniquement expliquée par leurs erreurs.
Revenons maintenant aux communautés de base en Amérique Latine. Je partage l’enthousiasme de Ludo Abicht pour cette nouvelle forme d’organisation socioreligieuse à vocation émancipatrice. Mais les CEB ne sont pas pour autant libres des dilemmes qui ont traversé l’histoire des mouvements de libération sociale. Comme le montre très bien un article de Frei Betto, « Populisme ecclésial et avant-gardisme ecclésial », [2] le travail des CEB et les pratiques de leurs animateurs et dirigeants – ecclésiastiques ou laïques – ont souvent été confrontés à deux tentations diamétralement opposées, mais toutes les deux nuisibles au mouvement. D’une part, le « populisme ecclésiastique », qui sacralise le peuple, ignorant le poids de l’idéologie dominante en son sein, et fait état d’un anti-intellectualisme exacerbé ; d’autre part, l’ « avant-gardisme ecclésiastique », tendance élitiste qui juge le peuple incapable et ignorant, et croit pouvoir penser à sa place et décider à sa place ce qui lui convient.Les CEB n’ont pu faire avancer leur travail de conscientisation et de promotion des classes populaires qu’en dépassant ces deux formes.
Les CEB ont apporté, il me semble, une contribution très importante au mouvement social en Amérique Latine, en rupture avec les modèles élitistes, opportunistes et autoritaires qui prédominaient dans la gauche – stalinienne et/ou national-populiste. D’une part, l’idée d’auto-émancipation des exploités et opprimés : les pauvres ne sont pas un objet d’aide ou d’éducation, ils sont le sujet de leur propre histoire, les acteurs de leur propre libération. D’autre part, l’idée d’organisation à la base, partant des besoins immédiats et quotidiens de gens, pour aller vers l’action et la conscientisation politique. Enfin, une grande exigence éthique dans l’engagement social émancipateur.De ce point de vue, les CEB ont fait germiner quelque chose de précieux dans luttes des opprimés en Amérique Latine : une culture démocratique, le respect de la base, la méfiance envers les Caudillos et les Sauveurs Suprêmes, l’indépendance par rapport aux appareils d’Etat, le refus des compromissions avec le système.
Cependant, contrairement à ce que laisse entendre Ludo Abicht, les CEB n’ont pas vocation à se substituer aux organisations traditionnelles des travailleurs et des pauvres : partis, syndicats, mouvement paysans ou indigènes. Si je prends le cas du Brésil, que je connais mieux, les militants chrétiens des CEB — pas tous, mais un nombre considérable — ont joué un rôle fondamental dans la fondation du PT (Parti des Travailleurs), de la CUT (Centrale Unique des Travailleurs) et du MST (Mouvement des travailleurs ruraux sans terre). Ils ont apporté à ces partis et mouvements un peu de leur culture anti-autoritaire, de leur « basisme », de leur ferveur morale. C’est aussi grâce à eux que ces partis et mouvements échappent au moule traditionnel, bureaucratique et « verticaliste », des organisations du passé.Mais ces organisations ne sont pas les CEB, elles sont larges, non confessionnelles et incluent aussi beaucoup d’individus et de courants de la gauche non-croyante.
Au Brésil, et dans un moindre degré dans d’autres pays d’Amérique Latine, les CEB, et d’une façon plus générale le christianisme de la libération — cet immense réseau de communautés de base, pastorales, associations locales, mouvements de l’Action Catholique, religieux, religieuses, prêtres et laïques engagés dans le combat des pauvres pour leur libération — ont contribué à faire apparaître des partis et des mouvements sociaux d’un type nouveau, qui représentent, malgré leurs limites et imperfections, des formes plus démocratiques d’organisation du combat émancipateur.
PS. Je ne fais pas référence à Ignacio de Loyola, qui appartient au XVIe siècle. Quant à Leon Naphta, ce personnage étonnant de la Montagne Magique de Thomas Mann, il ne s’agit pas, à mon avis, d’un symbole des limitations du « parti d’avant-garde », mais plutôt d’une première tentative d’imaginer ce que pourrait être une convergence entre la critique romantique/chrétienne et la marxiste/prolétarienne du capitalisme et de l’idéologie libérale.