Le régime sous les décombres
Déjà affaibli et isolé par la crise économique, en chute libre dans les sondages d’opinion, la compagnie Erdogan a démontré son incompétence à gérer la crise du tremblement de terre, qui a causé la mort de près de 200 000 personnes, selon les estimations faites à partir du nombre de personnes qui sont encore sous les décombres. (déjà 37 000 morts recensés officiellement)
• Il veut tout faire tout seul. C’est pourquoi il a interdit à l’armée d’intervenir lors des premiers moments des secours : L’armée ne doit à aucun prix redorer son blason car dans ce cas, « elle pourrait même faire un coup d’état ». Pourtant, l’intervention des troupes sur le terrain surtout dans les premières heures cruciales du séisme aurait pu sauver des milliers de sinistrés.
• Il a également empêché et bloqué l’ensemble des ONG (à l’exception notable de celles qui sont proches du Palais) d’organiser la solidarité, notamment les collectes d’aides matérielles et financières, ainsi que les travaux de sauvetage des victimes ensevelies sous les bâtiments détruits. Car selon lui, seul l’AFAD (organisme officiel de secours) devrait être habilité à organiser les secours. Pourtant, cet organisme est dirigé par des gens proches du pouvoir et qui n’ont aucune compétence en la matière : son président est notamment un théologien qui a passé toute sa carrière à la Diyanet, l’organisme officiel chargé des affaires religieuses. La seule intervention publique de ce triste individu durant tout le processus, a été une déclaration qui prétextait l’étendu du séisme et les conditions atmosphériques pour expliquer les raisons de la paralysie quasi-totale de l’AFAD durant les premiers jours.
• Beaucoup d’observateurs ont noté que les responsables officiels dépêchés sur place – et même des ministres – hésitaient à prendre les initiatives nécessaires, de peur de se faire réprimander ultérieurement par le président de la République.
• Les ministres concernés ont par ailleurs pris ombrage de l’aide massive apportée sur place par les équipes des municipalités dirigées par l’opposition, en particulier les puissantes mairies d’Istanbul et d’Ankara, qui ont dépêchées sur place leurs personnels et leurs équipements de voirie et de travaux publics. Ces maires populaires de l’opposition se sont vues insultées par les partisans du pouvoir, alors même que leurs équipes s’efforçaient de combler sur le terrain les lacunes des organismes gouvernementaux, notamment pour réparer la piste de l’aéroport de Hatay ou pour éteindre l’incendie du port d’Iskenderun.
• Plus de 10.000 secouristes de plus de 70 pays sont intervenus sur le terrain. La présence en particulier des équipes venant de Grèce, d’Arménie et d’Israël (pays hier encore érigés en « ennemis de la Turquie » par le gouvernement) a été fortement remarquée et accueillie avec gratitude par la population. Même le ministre des Affaires étrangères turc, qui tenait également de pareils discours, a accueilli ses homologues de ces trois pays et a dû les remercier publiquement. En revanche, la proposition d’aide venant de la République de Chypre a été refusée par les autorités, sous prétexte que la Turquie refuse de reconnaître officiellement les représentants internationalement reconnus de la République de Chypre.
• Plusieurs de ces équipes étrangères ont néanmoins dû rentrer chez elles prématurément, soit parce que les conditions de sécurité nécessaires à leur travail n’avaient pas été réunies par les autorités, soit parce que les responsables de l’AFAD avaient décidé bien trop tôt d’arrêter la recherche de victimes vivantes sous les décombres, pour intervenir à coup des bulldozers là où des vies auraient encore pu être sauvées.
• Chaque fois que des équipes de la société civile décelaient une personne vivante sous les décombres et qu’elles avaient fait tout le travail préliminaire pour assurer leur extraction, les équipes officielles accouraient pour les mettre de côté et faire sortir eux-mêmes les rescapés sous les yeux des caméras des chaines de télévision proches du pouvoir. Et ceci, avec des drapeaux turcs et des incantations religieuses.
• A un moment crucial des sauvetages, le gouvernement a même bloqué pendant 24 heures twitter, pour éviter la diffusion de nouvelles sur l’étendue des dégâts et sur l’incurie du gouvernement. Pourtant, c’est via les réseaux sociaux que la communication s’établissait soit directement avec les victimes ensevelies soit pour coordonner les secours. Cette censure a été qualifiée de « criminelle » par l’opposition.
• Le pillage est devenu pratique courante, surtout à l’entrée des villes sinistrées. Des bandes armées ont dévalisé des camions qui transportaient du matériel d’aide aux victimes, notamment sur les routes nationales vers la région touchée par le séisme, et même en plein cœur d’Istanbul ; ceci, sans intervention efficaces des forces de l’ordre. En revanche, des policiers ont lynché et torturé un certain nombre d’individus accusés de pillage, ces scènes étant même filmées.
• Certains milieux nationalistes ont transformés les réfugiés Syriens en bouc-émissaire, les accusant d’être à l’origine des pillages. Pourtant, ces derniers étaient également victimes du tremblement de terre.
Impact politique
• Erdogan avait annoncé que les élections présidentielle et législatives prévues pour le 18 juin 2023 seraient avancées au 14 mai. Le séisme lui a complètement fait changer de discours. En effet, non seulement l’organisation des secours a été un grand fiasco pour son gouvernement, mais il s’est avéré qu’en 20 ans de pouvoir, celui-ci n’a pris aucune précaution pour limiter les dégâts dans un pays pourtant à haut risque sismique. La colère gronde dans la région sinistrée, dont la plupart des villes étaient hier encore des fiefs électoraux de son parti islamiste AKP et de son acolyte d’extrême droite nationaliste, le MHP. Du coup, Erdogan demande aujourd’hui à la population de lui « accorder une année supplémentaire pour reconstruire le pays ». Ses partisans évoquent déjà la « nécessité » de retarder d’un an la tenue des élections. Pourtant, la constitution turque ne prévoit cette possibilité qu’en cas de « guerre », par une décision majoritaire du Parlement et de lui seul. L’opposition par conséquent insiste pour que les élections se tiennent à temps, en déclarant que tout acte du pouvoir pour les retarder, en violation totale de la constitution, équivaudrait à organiser un « coup d’état ».
• La déclaration de l’état d’urgence dans les 10 départements sinistrés renforce également les doutes sur le bon déroulement du scrutin.
• Il est aujourd’hui certain que le grand perdants politique du séisme est bien le président Erdogan : Les sondages le donnaient déjà perdant et aujourd’hui, il n’a plus ni le temps ni les moyens de regagner la confiance des électeurs.
• Acculé, Erdogan multiplie les menaces et se cramponne à son discours religieux, expliquant notamment que le séisme fait partie « des plans du destin ». Il cherche à camoufler l’incompétence de son gouvernement en expliquant qu’il s’agit de la plus grosse « catastrophe du siècle » et que personne n’aurait pu la prévoir ni prendre des mesures efficaces. En réalité, la Turquie est bel et bien victime de « la catastrophe du siècle », mais cette catastrophe n’est rien d’autre qu’Erdogan lui-même.
Ragıp Duran, journaliste