Si la répression féroce du régime a éteint les manifestations insurrectionnelles de l’automne, les Iraniens n’ont pas abdiqué. Pour la chercheuse en anthropologie, leur refus radical du projet de République islamique s’affiche désormais par des gestes de résistance collectifs, et très souvent viraux.
Zeinab Kazempour est la dernière image de la lutte quotidienne que mènent les Iraniens et en particulier les femmes contre le régime islamique d’Iran. Sur une vidéo qui a fait le tour des réseaux sociaux, on voit cette ingénieure, sur scène, jeter son voile à terre car l’Organisation des ingénieurs de la construction de Téhéran refuse sa candidature, en raison de ses positions contre le voile obligatoire. On savait le courage des femmes iraniennes et les gestes forts dont elles sont capables pour protester contre la loi des mollahs, depuis le début de la contestation, comme par le passé. Mais quelque chose a changé. Zeinab Kazempour quitte la salle sous les applaudissements.
Si les manifestants ont quitté les rues ces derniers jours en Iran, la colère et la détermination ne semblent pas faiblir. Des femmes cheveux au vent à Téhéran, des ouvriers en grève à Ispahan, des graffitis sur les murs des villes rappelant les crimes du régime. Une large partie de la société iranienne semble définitivement en rupture avec des autorités qui s’enferrent entre répression politique et gestion économique désastreuse. Et la colère ne risque pas de retomber après les nombreuses intoxications au gaz qui ont été signalées dans des écoles de filles à travers le pays. Cela suffira-t-il à faire vaciller la République islamique de Khamenei qui tient le pays depuis quarante-quatre ans ? Pour Chowra Makaremi, anthropologue, chercheuse au CNRS, si ce régime s’est maintenu en fabricant du silence et de l’obéissance, la volonté de changement est aujourd’hui plus forte. Si forte que même la peur est apprivoisée. Tout juste sorties de prison, des femmes posent sans voile et crient « Femme, vie, liberté ».
Où en est la contestation contre la République islamique aujourd’hui ?
Après une phase insurrectionnelle à l’automne, le mouvement s’est replié du fait de la nature féroce de la répression : quatre exécutions de manifestants, des milliers d’arrestations ainsi que des disparitions à une échelle inédite depuis les années 80 ont eu lieu. Sans oublier une réponse militaire dans les provinces du Baloutchistan et du Kurdistan. Il y a donc une forme de repli mais il est stratégique. La société iranienne montre qu’elle n’est pas prête à aller à la confrontation avec l’Etat, à jouer le jeu de la violence et de la surenchère.
Pour autant, la colère n’est pas retombée, la contestation se poursuit sous d’autres formes. Les cérémonies des quarante jours de deuil de Mohammad Mehdi Karimi et de Seyed Mohammad Hosseini [tous deux exécutés le 7 janvier, ndlr] ont donné lieu à des manifestations furtives. Une communauté affective s’est créée autour des victimes de la répression. Les raisons économiques de la révolte sont plus que jamais présentes. La contestation est là à bas bruit, elle peut repartir rapidement à des occasions précises comme les prochaines fêtes de Norouz [nouvel an iranien, le 21 mars, ndlr]. Tous les éléments sont rassemblés pour que cela se transforme en un moment de contestation mais je pense que les forces de répression aussi s’y préparent.
Comment analysez-vous l’amnistie de milliers de prisonniers au moment de l’anniversaire de la République islamique début février ?
Cette amnistie est à mettre en regard avec la répression à l’œuvre depuis septembre 2022. Si l’on prend ces deux éléments ensemble, on a la recette de gouvernement de la République islamique, qui assoit son contrôle à travers une économie de la cruauté et de la bienveillance. L’Etat ne gouverne pas uniquement par la violence, mais par ce genre de manœuvres perverses qui lui sont habituelles. D’un côté, le Guide suprême annonce amnistier tout le monde sauf celles et ceux qui ont eu recours à la violence armée. C’est le discours de l’ennemi intérieur, renforcé par les confessions forcées de personne détenues ou condamnées à mort. Ces mises en scène sont censées prouver que la violence émane des manifestants.
D’un autre côté, il s’agit de rendre les prisonniers coresponsables du degré de la répression exercée à leur encontre et donc aussi du climat général de la violence politique. N’oublions pas que l’amnistie est conditionnée à la signature d’une lettre de regret et de renoncement à toute activité politique. La République islamique s’est maintenue tout ce temps en fabriquant du silence, du consentement, des formes d’obéissance. Elle a construit un système de valeurs qui fait de la prudence une valeur positive et de l’entêtement une valeur négative.
Est-ce que cette stratégie fonctionne encore ?
Pas vraiment. On voit sur les réseaux sociaux des prisonnières qui sont libérées et posent tout de suite sans leur voile en criant « Femme, vie, liberté ». Un geste qui montre leur détermination et entretient une culture de la contestation. Par ailleurs, le régime a dès les années 80 contraint les Iraniens à l’indifférence à l’égard des familles des exécutés. Ceux qui manifestaient de la solidarité pouvaient eux-mêmes avoir des problèmes. Aujourd’hui, cela ne prend plus. L’empathie est cultivée et amplifiée sur les réseaux sociaux. La phrase « Ne le dis pas à maman » prononcé par Mohammad Mehdi Karimi à son père quand il apprend qu’il est condamné à mort a marqué les esprits. En la relayant, c’est toute la société iranienne qui s’est invitée dans l’intimité de cette famille. Après son exécution, le slogan « Maman l’a su » affirmait une politique des attachements comme résistance à l’atomisation et à l’indifférence.
Les revendications ont-elles évolué depuis le début du mouvement qui avait pour mot d’ordre « Femme, vie, liberté » ?
Le slogan « Femme, vie, liberté » porte en lui un changement radical. D’autres mots d’ordre circulent, autour de la fin de Khamenei, ce qui est nouveau par rapport au « mouvement vert » de 2009 et même aux manifestations de 2019. Les Iraniens expriment une volonté claire de changer de régime, principalement à travers des actes de désobéissance furtifs. Cette demande, qui émane de la rue, a trouvé des formulations à un niveau politique. Une charte a été signée par vingt organisations syndicales et de la société civile en Iran, exprimant une demande démocratique forte avec l’organisation d’élections libres, la séparation de la religion et l’Etat, l’égalité des salaires homme-femme. Des revendications sociales et progressistes, dont la reconnaissance des minorités ethnico-nationales et des identités de genre.
C’est une première construction d’une voix commune dans une société où toute forme d’organisation est une ligne rouge : dès que la contestation se structure, la répression se met en marche et les Iraniens le savent bien. Par ailleurs, Mir Hossein Moussavi, leader du « mouvement vert de 2009 », en résidence surveillée depuis treize ans, a rejoint la contestation en déclarant qu’il ne pourrait y avoir de changement à l’intérieur du cadre constitutionnel de la République islamique. Cette ligne n’avait jamais été franchie par les réformateurs. Enfin, des prisonniers politiques ont été libérés. La société civile qui bouillonne de cette volonté de changement ne va pas s’arrêter.
Peut-on mesurer l’adhésion de la population aux principes qui sont inscrits dans cette charte pour la démocratie ?
Personne ne sait ce que pensent les Iraniens. Une opinion publique se forme notamment à travers les sondages, elle existe quand elle devient un sujet de gouvernement. Dans le cadre de sociétés extrêmement répressives comme l’Iran, l’opacité de l’opinion constitue un outil de gouvernement. Pour le régime, l’opinion iranienne ce sont les dizaines de milliers de personnes qui ont défilé dans la rue le 11 février, mais de cela, plus personne n’est dupe. On voit bien que malgré les efforts du régime pour construire une société homogène, celle-ci est aujourd’hui très fragmentée.
Ce qui est évident, c’est que le nouveau sujet politique censé naître de la « révolution islamique » n’est pas advenu. Au contraire, la plupart des jeunes qui ont grandi sous ce régime ne s’y reconnaissent pas. Cette rupture est rendue visible jusqu’au paroxysme dans les vidéos très banales qui mettent en scène dans leur vie quotidienne les jeunes tués ou exécutés. Ces petites archives de vies fauchées qui montrent des jeunes dansant, chantant ont acquis une puissance subversive en incarnant le refus radical et l’échec du projet de la République islamique.
Comment comprendre le lien entre des actes de résistance isolés et l’ensemble de la population ?
Le fait pour les femmes de se dévoiler est un acte stratégique de résistance politique dans la mesure où le voile est un pilier de ce régime : il s’agit de rendre visible un antagonisme, et cela peut passer par des performances individuelles. Par exemple, après la répression totale des mouvements féministes à la fin des années 2000, il y a eu une relocalisation des actions à un niveau individuel. Et suite à l’échec de toute demande collective de réformes (notamment légales), on est passé à une stratégie de contestation radicale de la République islamique, avec le mouvement des « Filles de la rue de la Révolution » quand Vida Movahed, une femme seule, a brandi face à la foule son voile au bout d’un bâton.
Geste repris ensuite par des dizaines de femmes. Ces performances deviennent des outils de résistance collective lorsque des millions de personnes en rendent les vidéos virales en leur donnant du poids dans l’espace digital. Ces gestes sont repris dans les manifestations depuis septembre dernier, mais ce qui a changé est qu’ils ne sont plus des performances isolées mais des moments de constitution d’un « Nous » collectif, à travers les applaudissements, le klaxon des voitures, les encouragements, etc.
Des campagnes existent pour faire du fils de l’ancien chah une figure de l’opposition, une récupération royaliste est-elle possible ?
Ce sont essentiellement des médias iraniens à l’étranger comme Manoto qui font un travail de fond depuis des décennies pour entretenir une nostalgie de l’époque du chah, l’idée d’un âge d’or perdu. Mais on ne peut connaître le réel intérêt que les Iraniens portent à Reza Pahlavi. Il y a comme un décalage entre ceux qui portent à l’intérieur du pays des revendications sociales, interethniques et d’égalité de genre, et ce qui se construit comme possiblement une alternative à l’étranger qui est une position plus nationaliste et néolibérale, incarnée par Reza Pahlavi.
Ce décalage est sans doute lié au fait que parmi les diasporas iraniennes à l’étranger, beaucoup ont quitté l’Iran après la révolution de 1979 et ceux qui disposent de capitaux sont liés aux élites de l’ancien régime. Enfin, il y a le traumatisme de la révolution de 1979 et l’erreur d’appréciation qui a été faite autour de la figure de Khomeiny, considéré comme un pieu, un sage et un arbitre potentiel et qui a montré ensuite son vrai visage. Cette mémoire rend méfiant à l’égard d’une union pragmatique derrière un projet politique qui n’est pas partagé.