Le film d’Agnieszka Holland, titré en français L’ombre de Staline, représente sans doute une étape importante dans cette prise de conscience hors d’Ukraine. Cette production britannico-polono-ukrainienne est centrée sur un personnage réel, le journaliste gallois indépendant Gareth Jones (joué par James Norton), libéral sincère (au sens du libéralisme politique), conseiller (on dirait aujourd’hui consultant) en politique étrangère de Lloyd Georges, qui est accrédité à Moscou grâce à sa notoriété acquise en ayant été le premier journaliste à interviewer Hitler une fois celui-ci au pouvoir. Il arrive en URSS avec un préjugé légèrement favorable au régime qu’il voit comme un allié nécessaire contre Hitler, et beaucoup de questions. Il y rencontre notamment Walter Duranty, qui fut pendant des années « le » correspondant américain prestigieux et primé du New York Times (Peter Sarsgaard), qui s’avère un pauvre type corrompu (« pauvre » au sens moral : il vit fort bien !), et sa collaboratrice, communiste sincère, Ada Brooks, belle figure imaginaire, elle, jouée par Vanessa Kirby, avec qui il se lie. Rapidement convaincu de l’absolue nécessité d’aller voir ce qui se passe en Ukraine, mais mu également par les racines maternelles qu’il a là-bas (sa mère y a vécu, appartenant à une famille d’industriels ayant investi dans la ville de Yuzovska devenue Stalino, aujourd’hui Donetzk), il parvient à s’y rendre et à « s’évader » dans la campagne enneigée, où il rencontre la Grande Famine. La suite du film le voit ruser pour pouvoir être expulsé d’URSS (car il a été arrêté), puis crier la vérité avec un faible succès, se heurtant aux intérêts en place, à savoir aux milieux capitalistes, politiques et médiatiques, dominant dans le monde anglo-saxon. Le générique de fin nous apprend qu’il a a été liquidé en Mongolie intérieure, un an plus tard.
De propos délibéré, le film est centré sur les individualités, non sur les masses humaines (et son titre original est d’ailleurs Mr. Jones), mais il parvient pourtant à avoir la dimension d’une « fresque » historique. Gareth Jones est un grand dadais sympathique, un « libéral » authentique et courageux. Walter Duranty est son contrepoint, et c’est lui qui réussit comme « journaliste ». Ada Brooks, elle, est une invention – une belle invention : elle se convainc que « la vérité » est au-dessus de toute idéologie, et le dit à Gareth Jones au téléphone depuis Berlin, où s’entendent les hurlements radiodiffusés du Führer et où s’aperçoit sur le mur, légèrement flouté, un portrait de Rosa Luxemburg. La « morale de cette histoire » est sans doute censée être celle-là : la vérité n’est pas plurielle mais elle est gagnée par le combat. Comme chez les puissants adeptes contemporains de la vérité à la carte ou de la post-vérité, il est dans la nature fondamentale du stalinisme de refuser cette primauté.
La polarisation sur les individualités entraîne peut-être quelques faiblesses cinématographiques – un certain abus des scènes « en tunnel » ou en accéléré et des gros plans sur les visages – sans lesquels, me semble-t-il, aurait mieux ressorti le moment central qu’est celui de la rencontre avec la famine, sorte de séquence quasi onirique par son réalisme même, qui culmine dans de beaux chants d’enfants, qui ont mangé leur grand frère.
La véritable histoire de Gareth Jones est assez proche de la narration du film, qui prend bien sûr quelques libertés légitimes, comme tout film d’inspiration historique. Gareth Jones n’a sans doute pas plongé dans la neige ukrainienne, mais a réussi à se rendre légalement à Kharkov, et y a commis quelques escapades mais a surtout bien regardé. Cela a été bien suffisant pour réaliser ce qu’il en était vraiment de la famine et de ses causes. D’ailleurs, Stalino (Donetsk) n’était pas dans la campagne, mais était déjà une ville industrielle, comme Kharkov où affluaient les gens mourant sur les trottoirs, ce qui était, sur place, difficile à cacher. Si G. Jones avait été arrêté dans une queue de kolkhoziens affamés, il aurait été liquidé tout de suite. Il n’a « parlé » qu’une fois sorti, fin mars 1933. A-t-il rencontré Orwell ? Ce n’est pas sûr mais la prise de conscience de la famine comme crime de masse a été essentielle chez Orwell qui a lu Jones lorsque celui-ci passait pour un agité ou un provocateur. Un an plus tard, allant enquêter en Mandchourie et en Mongolie intérieure sur les affrontements entre Japon et URSS, Gareth Jones y disparaît – il allait avoir 30 ans.
Mais plus importante encore pour les débats et enjeux contemporains et la conscience humaine de notre histoire, est l’histoire plus large de ce génocide.
La « collectivisation » en URSS a commencé fin 1929 : elle a fait des dégâts mais le Holodomor n’en est pas l’effet immédiat, il résulte des décisions qui vont être prises à l’automne 1932. Dans le cadre de la loi sur la « propriété socialiste » du 7 août 1932, qui vise à réprimer tout acte poussé par la faim des paysans, toute une série terrible de décisions s’enchaînent en effet, qui remontent toutes à Staline personnellement, visant intentionnellement les Ukrainiens, identifiés aux paysans réfractaires et au « nationalisme » censé être manipulé par des « espions polonais ».
Le 8 novembre, lendemain de l’anniversaire d’Octobre 17 … et du suicide de la jeune femme de Staline, Nadejda Allilouïeva, le Politburo décide de couper les vivres aux kolkhozes, sovkhozes ou exploitants individuels en Ukraine qui n’atteindraient pas les objectifs ; 1623 directeurs de kolkhozes sont arrêtés : la purge vise la base de l’appareil, les petits chefs suspectés d’être trop bons avec leurs paysans.
Le 18 novembre, contre l’avis du PC d’Ukraine, il est ordonné de restituer les avances en grain des semailles précédentes ! Le 20, est instaurée une amende en …viande, pour ceux qui n’arrivent pas à livrer le grain exigé : monstrueuse mesure vexatoire qui revient à tuer le peu qui reste du cheptel collectivisé. Le 27, le Politburo fixe les livraisons dues par l’Ukraine au tiers de celles de toute l’URSS. Le 28, les fermes collectives ne livrant pas leur « dû », dont est dressée la liste noire, sont condamnées à céder …quinze fois le montant exigé. Ceci veut dire que des détachements armés vont les prendre d’assaut et les piller, ni plus ni moins.
Ce tournant est clairement dirigé contre le « nationalisme ukrainien » supposé avoir gangrené le parti. La politique d’« ukrainisation », sorte de libéralisme linguistique et culturel (qualifiée par les communistes-indépendandistes de paternaliste …), menée depuis 1920-23, prend officiellement fin. Et cela de la pire manière : à un congrès de chanteurs populaires, les kobzaris, tenu à Kharkiv (en russe Kharkov), ceux-ci sont raflés et déportés en Carélie, où la plupart seront fusillés en 1937. L’usage de la langue ukrainienne dans l’enseignement et l’administration est supprimé hors de la République Socialiste Soviétique d’Ukraine, donc avant tout au Kouban où elle était sans doute encore majoritaire à cette date, et il recule aussi en Ukraine. Il s’agit d’y construire un « nouveau parti », faisant de l‘Ukraine la « forteresse de l’URSS », une « RSS modèle ». Le 5 décembre, la famine est définie, par le chef de la sécurité en Ukraine Balitsky, au sortir d’un entretien avec Staline, comme le résultat d’un complot nationaliste ukrainien en liaison avec la Pologne. Le 14 décembre est lancée la purge du parti en Ukraine, qui touchera le tiers de ses membres. Policiers et apparatchiks savent qu’ils tomberont pour « nationalisme » s’ils ont pitié des affamés ou demandent des secours.
Le 21 décembre, le quota annuel de céréales exigé pour 1933 est annoncé comme devant être atteint fin janvier ! Une telle décision est prise en connaissance de cause : elle condamne à mort 3 millions d’êtres humains. Le 14 janvier, les frontières de la RSS ukrainienne et les limites urbaines sont quadrillées. L’ensemble du système des passeports intérieurs, la fameuse propiska de l’URSS, institué le 27 décembre 1932, se déploie à partir de là : des colonnes armées tirent sur les fuyards, qualifiés de contre-révolutionnaires faisant semblant, ou exprès, d’avoir faim pour saboter la réalisation du socialisme …
Dernier coup : en février-mars 1933, les dernières semences sont collectées -la collecte entraîne 38.000 arrestations. L’Ukraine devient alors un cimetière silencieux.
La surmortalité due à la famine en Ukraine y a fait environ 250.000 morts en 1932 et 3.250.000 en 1933, 150.000 encore en 1934. 300.000 victimes sont des citadins, pas tous ukrainiens, le reste est constitué de ruraux, quasiment tous ukrainiens. Hors d’Ukraine, en 1932-1933, la famine a tué environ 700.000 personnes dans les régions russes mais aussi bachkires, oudmourtes ou mordves, des Terres noires et de la Volga, et 500.000 morts dans les plaines situées au Nord du Caucase, dont la quasi-totalité des Ukrainiens du Kouban, qui se trouve de fait « désukrainisé ».
Les famines ont joué un rôle structurel dans la mise en place du rapport généralisé de domination en quoi ont consisté les régimes staliniens, recouvrant, sous le nom de « construction du socialisme », une accumulation effrénée de capital fixe, véritable antithèse des espoirs de la révolution d’Octobre, et particulièrement de la socialisation paysanne de la terre, abolie par son étatisation et par la mise en servage sous le nom de « collectivisation ».
La famine de 1933 et son déni – on crève de faim mais on doit avouer qu’on vit bien mieux ! – verrouillent la mise en place du régime. Elle a été précédée des famines kazakhe (1932 : 1,3 million de morts et 2 millions de réfugiés sur 4 millions d’habitants), appelée Jasandy Acharchylyk par des opposants kazakhs actuels, ou Aqtaban Subryndy par certains historiens, et aussi de celles de Mongolie extérieure et du Touva. Il n’y a pas de facteurs météorologiques dans leurs causes, mais uniquement des raisons sociales liées à la prétendue collectivisation. Mais à quel moment placer le curseur pour qualifier les famines de génocides ?
Cette question délicate semble n’avoir, par exemple, jamais été tranchée par l’un des plus reconnus aujourd’hui parmi les historiens de l’ex-URSS, Nicolas Werth. En fait, il a commencé par affirmer que la famine ukrainienne de 1933, certes la plus terrible, certes aggravée par l’« ukrainophobie de Staline » mentionnée par Andreï Sakharov, ne doit pourtant pas être considérée comme un génocide. Pourquoi ? Parce que l’intentionnalité n’est pas suffisamment prouvée ? Non, tel n’est pas le motif de ce déni chez Nicolas Werth. Le motif est idéologique et c’est, très significativement, dans sa contribution au fameux Livre noir du communisme qu’il est présenté clairement.
D’une part, explique N. Werth, reprenant ici une antienne rebattue en Russie, il n’y a pas eu que les Ukrainiens à mourir de faim, mais aussi beaucoup de Russes. Certes. D’autre part, la famine de 1933 n’est que « l’ultime épisode de l’affrontement entre l’État bolchevique et la paysannerie » commencé dès la révolution d’Octobre, voire en gestation depuis la nuit des temps dans le cerveau maléfique de Lénine. Par conséquent, la famine de 1933 ne doit pas être tenue pour le franchissement d’un seuil qualitatif jouant un rôle fondateur. Elle ne doit être que l’aboutissement du plan maléfique du communisme éternel et elle doit être reliée au « communisme de guerre » des années 1918-1921, par-dessus les années 1920, gênante parenthèse. Et c’est ainsi que le dogme anticommuniste bloque la prise de conscience historique du génocide stalinien visant l’Ukraine …
Nicolas Werth a en effet, par la suite, produit de nombreux travaux qui, présentant des faits, établissent sans conteste l’intentionnalité du pouvoir soviétique fin 1932 début 1933, qui prend des décisions visant à tuer des millions d’Ukrainiens, et établissant aussi des différences qualitatives radicales entre cette famine et celle de 1921, entre le « grand bond en avant » stalinien de 1929-1933 et le « communisme de guerre » de 1918-1921 (qu’il n’est pas question, ceci dit, de repeindre à l’eau de rose, mais c’est une autre question).
Dans son Que sais-je sur Les grandes famines soviétiques, ces faits sont exposés clairement, mais une prudente réserve sur le terme de « génocide » est maintenue – remarquons aussi que dans cet ouvrage sont ignorées les famines mongole et touvienne et qu’il est affirmé, à tort, que la famine kazakhe n’a pas reçue de nom. Dans son Histoire de l’URSS, parue en 2020, il y revient encore et concède à reculons que le Holodomor peut être comparé à la Shoah et au génocide des Arméniens en raison du « nombre de ses victimes », mais pas par son intentionnalité puisque Staline n’avait pas dans ses intentions « l’extermination » de la nation ukrainienne.
Ceci est exact : il n’y a pas, chez Staline, de doctrine raciale ou ethno-nationaliste ni de volonté de tuer tous les Ukrainiens. Il y a « seulement », si l’on peut dire, la volonté consciente d’en tuer par la faim un très grand nombre afin de mâter les paysans, d’en finir avec le spectre du nationalisme ukrainien, et de purger et mieux contrôler son propre appareil, le tout combiné à un solide et épais chauvinisme de derzimorda, un mot de Lénine désignant ainsi Staline, fin 1922,dans l’expression russkogo derzimordy que l’on traduit par « argousin grand-russe » et dont la traduction plus sentie serait « celui qui vous tient par la gorge », le flic qui vous passe à tabac et vous serre la nuque, dans le langage des déportés et des droits communs.
Bien entendu, la mort par la faim est aussi horrible que vous soyez ukrainien, russe, kazakh, irlandais, bangladais, biafrais … Mais la mort par la faim de près de 4 millions d’ukrainiens en URSS en 1933, formant entre les deux tiers et les trois quarts des morts de faim de ce moment-là en URSS, a été volontairement amplifiée. C’était ce qui était nécessaire, comme acte fondateur, pour rendre irréversible le passage définitif à la société stalinienne, formation sociale spécifique reposant sur l’exploitation et l’oppression. Staline n’avait pas besoin pour ce faire d’une idéologie exterminatrice raciale, allant au-delà de son mépris de Derzimorda pour ces ukrainiens, ces ploucs, de son agacement devant leur sentiment national, et de sa paranoïa certaine et affûtée. On peut -on doit- donc parler de génocide, ayant joué un rôle de pierre de touche pour toute l’URSS, en ayant visé la principale nationalité non-russe de l’édifice.
Cela dit, en tant qu’acte fondateur, ouvrant des vannes et levant des inhibitions, le Holodomor a ouvert la voie à des mesures de purification ethnique, terme répandu lors des guerres d’ex-Yougoslavie dans les années 1990, mais qui caractérise depuis 1933 (et pas avant, n’en déplaise à Nicolas Werth), de fort nombreuses opérations visant des populations définies de façon nationale et ethnique. La première « purification ethnique » de fait date de 1933 : c’est justement celle des Ukrainiens du Kouban. Il y aura ensuite, très vite, dans la seconde partie des années 1930, les déportations massives de Coréens, de Polonais, et d’autres peuples. Puis les « peuples punis » de la seconde guerre mondiale, Tchétchènes ou Tatars de Crimée. Sans oublier, surtout, les déportations et expulsions massives visant Allemands, Hongrois …, associées à des viols de masse en Europe centrale en 1944-1945, ce que les crimes nazis n’excusent en rien. Cette dimension ethno-nationaliste se retrouve dans les régimes chinois, nord-coréen, cambodgien et vietnamien. Ainsi, si une intentionnalité de type racialiste ou ethno-nationaliste n’est effectivement pas présente en tant que causalité du Holodomor, la réalisation de celui-ci a néanmoins ouvert les vannes à ce qu’il faut bien appeler la dimension raciste ou ethniciste du stalinisme (et du mao-stalinisme), toujours présente aujourd’hui dans divers avatars, et souvent structurellement associée à l’antisémitisme.
A tous les génocides du XX° siècle, de celui dont furent victimes les Hereros et les Nama’a en 1907, à celui dont furent victimes les Tutsis en 1994, furent associés, sous des formes diverses, le déni et le mensonge, puis le négationnisme.
Le Holodomor est un cas particulièrement prononcé de ce phénomène général. L’omerta et le déni en sont consubstantiels et le régime stalinien s’illustre en ayant entrepris, et plus ou moins réussi pendant quelques décennies, à le faire nier par les descendants de ses propres victimes, vouées à ne rien dire ou à n’en parler qu’en cachette, à la veillée. Mais ceci n’aurait jamais marché sans la complicité de toutes, je dis bien toutes , les puissances capitalistes qui pouvaient savoir, et dont les services diplomatiques savaient. C’est d’ailleurs là le second thème du film d’Agnieszka Holland, qui en occupe, en temps de pellicule, la plus grande partie.
Les gouvernants et médias britanniques et américains ont choisi de « ne pas savoir ». Il suffisait à ceux du Royaume-Uni de dénoncer « le communisme » comme liberticide, mais ils ne tenaient pas à entrer dans le détail des crimes d’un État perçu comme de moins en moins « communiste » et de plus en plus « national » et susceptible d’être un allié possible, offrant en outre des perspectives d’investissements. Dans les États-Unis de Roosevelt, les milieux autorisés étaient largement soviétophiles, les mêmes souvent qui s’engageront plus tard dans la guerre froide. Idem en France, avec le cas célèbre de cet imbécile d’Edouard Herriot, le maire rad-soc de Lyon, promené en Ukraine où il a vu un pays de Cocagne …
Les consuls de l’Italie fasciste ont envoyé une ample documentation à leur gouvernement. Famine, cannibalisme, abandon des enfants, violence du pouvoir, tout y est, et a fourni depuis matière à un livre du chercheur Andrea Graziosi. Le régime fasciste n’a rien rendu public de ce que l’on aurait naïvement pu considérer comme un excellent matériel de propagande anticommuniste ! Il est vrai que ses relations avec Moscou ne se sont détériorées qu’à la fin des années trente et que l’URSS lui a fourni du pétrole quand il a envahi l’Éthiopie …
Il en va de même des données envoyées par les services diplomatiques et d’espionnage allemands – de l’Allemagne qui devient nazie. Certes, dans sa campagne électorale de mars 33, Hitler a parlé de millions de morts de faim en URSS. Mais il n’a pas un mot sur l’Ukraine en particulier et, d’une façon générale, il en fait des victimes du « marxisme », terme qui désigne avant tout chez lui, déjà dans Mein Kampf (ce que l’on a oublié), la social-démocratie. Au-delà de ces formules générales – et les nazis ont parlé de famine en URSS aussi bien à des moments où il n’y avait pas de famines – les chefs nazis se sont bien gardés de donner des informations précises, dont disposaient pourtant les services allemands (l’ambassade allemande envoie un rapport faisant état de 5 millions et demi de morts, en août 1933, qui reste secret). Il est d’autant plus pathétique de lire aujourd’hui sur des blogs de nostalgiques de la poigne stalinienne que la famine ukrainienne aurait été une « invention du Docteur Goebbels » (le même, après tout, qui approuvera le maintien des kolkhozes en Ukraine occupée en 1941, pour faire trimer les paysans …).
L’omerta a aussi été le fait de la Pologne de Pilsudski, fort bien placée pour tout savoir. En 1930, des milliers de paysans ukrainiens et biélorusses s’étaient réfugiés en Pologne, ce qui avait fortement alerté le pouvoir stalinien, lequel invoquera les espions polonais de manière ininterrompue. Jusqu’à la collectivisation, les questions nationales ukrainienne et bélarussienne jouaient plutôt en faveur des Républiques soviétiques, contre la grande Pologne. Mais à partir de la collectivisation l’URSS devient un repoussoir absolu et le nationalisme ukrainien basé en Pologne vire de plus en plus vers l’extrême-droite. Cependant le pouvoir polonais ne juge pas opportun de soutenir les paysans, et donc les nationalités ukrainienne et bélarussienne, côté soviétique, car il opprime chez lui les mêmes nationalités. En juillet 1932, il signe un traité de non-agression avec l’URSS, qui donne les mains libres à Staline et Kaganovitch : ils savent que la Pologne n’est, pour un temps, plus un danger, mais ils vont d’autant plus traquer les « espions polonais » supposés manipuler les nationalistes ukrainiens et bélarussiens. La frontière est fermée. Idem côté roumain.
Bref : il n’y a aucune exception à la complicité silencieuse de tous les pays « capitalistes », qu’ils soient démocratiques, fascistes, nationalistes ou nazis, avec le Holodomor lorsqu’il se produit !
Dans chaque cas, il y a des raisons diverses d’opportunité, politique, diplomatique, économique. Mais plus profondément, cette flagrante unanimité renvoie à deux données majeures, une donnée sociale et une donnée nationale. La donnée sociale est qu’au fond, malgré tous les discours de part et d’autre, malgré les idéologies, l’ensemble des États capitalistes ne ressent pas, envers ce que l’URSS est en train de devenir au début des années trente du XX° siècle, une impression flagrante d’altérité et de menace barbare. Cette impression, ils l’avaient tous eu après Octobre 1917, et tous avaient communié dans le blocus et les interventions directes ou indirectes en faveur des généraux blancs. Plus rien de tel au moment précis où, de toute son histoire, ce régime est le plus meurtrier ! La donnée nationale est que l’Ukraine peut soulever, à la rigueur, quelques larmes de crocodiles, mais surtout pas de sympathie politique en tant que question nationale, exactement comme la Pologne ou l’Irlande au XIX° siècle. La plus importante nationalité sans État d’Europe, présente en URSS mais aussi en Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie et Roumanie, est un sujet explosif et, par conséquent, un sujet tu et occulté.
Le black-out sur les faits a été très puissant et a trompé y compris, dans une certaine mesure, les milieux émigrés ukrainiens. Un aspect assez intéressant est l’évolution de la position du principal opposant politique d’URSS qu’était Léon Trotsky. Celui-ci n’a disposé que de très peu d’éléments sur la famine ukrainienne en 1932-1933 : il savait qu’il y avait famine mais il parlait d’atteinte à la paysannerie en général, mais pas spécifiquement à telle ou telle nationalité. C’est à la fin des années trente que le combat pour une Ukraine à la fois soviétique au vrai sens du terme, et donc démocratique, unifiée, et indépendante, prend une place centrale dans ses écrits, ce qui, sans qu’il ne l’exprime clairement, met en cause l’existence même de l’URSS, État bureaucratique exploiteur et prison des peuples. Cette importance croissante de la question ukrainienne chez Trotsky est parallèle, et ceci n’est pas fortuit, à l’importance croissante prise par la question juive, les Juifs étant selon lui menacés d’anéantissement dans la toute prochaine période, sauf révolution prolétarienne. La marche à la seconde guerre mondiale, qui s’accélère à partir des accords de Munich lorsque se dessine nettement, dès le début de l’année 1939 et non pas par « surprise », le rapprochement Hitler-Staline, renforce simultanément la gravité, l’enjeu vital, et le potentiel révolutionnaire, de la question de l’oppression russo-stalinienne sur l’Ukraine et de la question antisémite.
Cependant, les trotskystes, du moins les « orthodoxes » restés attachés contre vents et marées à la théorie de l’ « État ouvrier bureaucratiquement dégénéré », n’ont pas prolongé cette évolution de Trotsky : à la « défense de l’URSS » est souvent restée associée une méfiance viscérale envers bien des questions nationales, celle de l’Ukraine en premier lieu. Parmi les historiens français de formation trotskyste, Pierre Broué traite peu de cette question et l’ignore en particulier dans sa biographie de Christian Rakovsky, premier dirigeant de l’Ukraine soviétique en 1919, où elle se pose de manière décisive. Jean-Jacques Marie converge, sur le Holodomor, avec le Nicolas Werth du Livre noir : rien de plus que les effets dramatiques de la collectivisation et de la répression, mais certainement pas de génocide …
Aujourd’hui, il n’est pas surprenant que le foyer central du négationnisme sur le Holodomor soit le pouvoir de Poutine en Russie. La « politique historique » occupe une place d’une importance croissante dans la politique poutinienne en général, et les amendements à la constitution récemment adoptés dans un référendum plus que douteux consacrent la constitutionnalisation de l’histoire. Nous avons là une réaction d’État dirigée contre les efforts de plusieurs générations de « dissidents », représentés par le combat de l’association Memorial née sous la pérestroïka et à nouveau en butte à la répression.
Le pouvoir officiellement de droite, traditionaliste et conservateur, de Vladimir Poutine, s’inscrit dans une continuité de plus en plus revendiquée avec les régimes de Brejnev et de Staline. Dans ce cadre, à l’histoire du Holodomor est opposée la « tragédie commune des peuples soviétiques » : ce grand malheur que fut la famine devrait rapprocher les Ukrainiens du giron russe au lieu de les en éloigner. Alexandre Soljenitsyne a apporté, avant de mourir, son plein soutien à ce discours, qualifiant le terme de Holodomor d’« insinuation de l’agit-prop bolchevique » visant à « brouiller les peuples frères ». La synthèse rouge-blanche de l’histoire, tentée par Poutine et ses conseillers comme Douguine ou Sourkov, entend reprendre à son compte tous les actes militaires et dominateurs du passé tant tsariste que stalinien, et ne diabolise, ou ne met entre parenthèses, que la révolution d’Octobre 17 (et, bien entendu, la figure de Trotsky). Dans son discours du 17 avril 2014, suite à l’intervention russe en Crimée et au Donbass, Poutine, reprenant la formule de Catherine II sur la Novorossia, dénonce les frontières orientales de l’Ukraine, englobant le Donbass, comme un crime bolchevik.
Le négationnisme du Holodomor prend place, à présent, dans le discours officiel du Kremlin sur les origines de la seconde guerre mondiale, longuement développé par Poutine pour la revue néoconservatrice américaine The National Interest du 18 juin 2020, entreprise laborieuse de négation ou, mieux encore, de justification, de l’alliance Hitler-Staline. La Pologne joue ici un rôle de bouc émissaire, devenant quasiment le principal responsable de la seconde guerre mondiale, sur la base de l’annexion de Teschen (Zaolzie pour les Polonais) lors du dépeçage de la Tchécoslovaquie fin 1938 et du traité de non-agression polono-allemand de 1934.
Mais pour la diplomatie polonaise de l’époque, ce pacte était le pendant du pacte similaire signé avec Moscou en 1932, que j’ai signalé et qui a été la couverture diplomatique de la complicité du régime militaire polonais avec le Holodomor. Poutine ne dit pas un mot de ce dernier pacte, signé alors pour trois ans, mais renouvelé en 1934 (théoriquement) jusqu’en 1945, confirmé par Moscou, après une menace de l’annuler, suite à l’occupation de Teschen, et supprimé officiellement seulement le 17 septembre 1939, lorsque les troupes soviétiques attaquent la Pologne déjà envahie par la Wehrmacht, et en accord avec celle-ci. Poutine accable la Pologne, huit décennies après, mais n’a pas trop intérêt à entrer dans les détails, ces détails de la vérité historique.
Officiellement, il réagit à la résolution du Parlement européen du 17 septembre 2019 sur « l’importance de la mémoire pour l’avenir de l’Europe », résolution qui participe, de son côté, d’une autre tendance à instrumentaliser l’histoire. Mais ce n’est sans doute là qu’un prétexte. Pour quelle raison Poutine se doit-il d’assumer l’invasion soviétique de la Pologne en 1939-1940, et donc le partage de l’Europe orientale entre Hitler et Staline ? Il s’agit d’intégrer les opérations militaires des années 39-41, faites en accord avec Hitler dans le cas de la Pologne, des pays baltes et de la Finlande, à la « grande guerre patriotique » à l’origine défensive contre le même Hitler, car il s’agit d’une poussée armée vers l’Europe, vers l’ouest, affirmant l’appartenance au « monde russe » des territoires des anciennes républiques soviétiques, dont l’Ukraine est le plus important, et au-delà posant une justification à toute poussée militaire vers l’ouest (de la même façon, la marche sur la Vistule en 1920 est intégrée à l’héritage historique « glorieux »).
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Cette thématique impérialiste typique se répercute, en France, sur les productions, sites et blogs de deux dames, passant pour des sortes de saintes dans un milieu certes très circonscrit, celui des « communistes staliniens maintenus ». L’universitaire Annie Lacroix-Riz nie le Holodomor et lui substitue ce bobard : « la vaste campagne déclenchée en 1933 sur le thème de la « famine en Ukraine » (ce serait aussi, selon elle, une invention du Vatican ; pendant que Mme Lacroix-Riz vaticine, des gens comme Agnieszka Holland affrontent les cléricaux contemporains en Pologne.…)
Reprenant ce mythe, Danielle Bleitrach, qui se présente comme ancienne responsable du PCF aux questions internationales (d’où, semble-t-il, une affection débordante pour les satrapies tenues par des mercenaires et des tortionnaires mafieux telles que le Donbass, la Transnistrie, les milices de Rachid Dostom en Afghanistan …), éclate littéralement de haine contre Agnieszka Holland, « de ces juifs polonais qui préfèrent l’alliance avec les anciens nazis qu’avec les communistes, un type dont le modèle est Begin »(sic). Par « alliance avec les anciens nazis », Mme Bleitrach entend le fait de parler sérieusement du Holodomor (ce qui, soit dit en passant, ne concerne pas Begin, dont l’héritier Nétanyahu compte sur Trump et Poutine !).
A ce club véhément, il faut joindre, via les éditions Delga, un « éminent » universitaire américain, Grover Furr (professeur de « littérature médiévale » : la défense de Staline est le hobby de mister), qui voit dans les pièces d’accusation des procès de Moscou … la preuve de la culpabilité des accusés !
Notons trois choses. Ces prétendus « communistes » sont, sur le Holodomor, les héritiers directs des Duranty, Mussolini, Pilsudski, Herriot … bref les politiciens bourgeois anticommunistes qui ont en leur temps cautionné le Holodomor. Et d’une. Et de deux, par de telles prises de position, le niveau moral, intellectuel et politique de ce petit milieu n’a rien à voir avec le mouvement ouvrier et s’apparente à celui des groupes qui nient la Shoah pour cacher le fait qu’ils regrettent qu’elle ne soit pas allée jusqu’au bout. Troisièmement : il y a inévitablement convergence avec ceux-ci.
Le thème principal des vitupérations suscitées dans ces secteurs par le film d’A. Holland est que ses financements sont louches, qu’ils nous ramènent, via Kolomoiski (oligarque ukrainien, d’origine juive, cible favorite de Mme Bleitrach pour qui ce personnage incarnant la finance pure dans son cosmopolitisme absolu, paie « les nazis ukrainiens » ; plus prosaïquement, les nervis d’extrême-droite admirés par Mme Bleitrach qui rançonnent l’Est de l’Ukraine parlent du « juif nazi », comble de l’essence juive pour les antisémites les plus radicaux d’aujourd’hui …), à une sorte de complot international interlope. Sans surprise, tout cela nous ramène et nous ramènera à « Soros » et autres pseudonymes de vous-savez-qui …
Reconnaître et comprendre ce qu’il s’est passé revêt une importance morale et humaine, laquelle est inséparable de l’enjeu intellectuel et politique. Les négationnistes du Holodomor ne raisonnent pas à partir de données historiques et factuelles (à cet égard, l’opération de Grover Furr et de son préfacier Domenico Losurdo, consistant à accréditer comme « sources », et comme sources prépondérantes voire uniques, les PV des procès de Moscou, s’apparente à la méthode de ces antisémites qui ont vu « la preuve » en lisant les Protocoles des sages de Sion). Ils raisonnent à partir d’enjeux présents : comme « les États-Unis » ou encore « l’Union européenne » ou des figures fétichisées telles que « BHL » sont censées (que cela soit vrai ou non, car en fait les EU de Trump ou l’UE d’Orban et Macron ne sont pas ce qu’ils font mine de croire !), être dans un « camp », et que ce camp est censé être celui de l’exploitation des travailleurs, le capital étant ramené de manière fétichiste à ce seul « camp », alors tout ce qui combat, réellement ou fictivement, le dit « camp », doit être soutenu. Il faudra donc être de l’autre « camp », mimant de manière morbide la guerre froide d’antan, avec les « résistants du Donbass » contre « le Maïdan », l’Ukraine étant ramenée à une essence éternelle ayant à voir avec « les nazis », et de même il faudra être avec Bachar el Assad ou Maduro, quand bien même ces « anti-impérialiste s » n’affrontent-ils, bien souvent, aucun impérialisme, mais tirent sur « leurs » peuples. Ce sont là des positions de ralliement à l’ordre capitaliste existant, via l’union sacrée, et le danger est très grand que ce remugle du stalinisme, pas mort du tout, s’avère le vecteur premier conduisant à des postures d’union sacrée dans les guerres possibles de ce siècle.
C’est parce qu’il n’y a pas que des exemples de déchéance comme ceux que j’ai signalé en France ci-dessus, mais aussi des militants ouvriers qui croient que ce « camp » est le leur, qu’il est important de les dégriser, les démystifier, les ramener au réel et au véritable internationalisme, qui repose sur la solidarité humaine élémentaire.
Si nous envisageons cette histoire du XX° siècle, dont nous héritons nos chaînes mentales et politique dans sa profondeur, le Holodomor et l’arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne sont des faits jumeaux, profondément liés. L’un et l’autre instaurent un avant et un après. L’un et l’autre n’auraient pas eu lieu sans le stalinisme. L’un -Hitler- fait un bruit terrible et répand une rumeur qui assourdit les rares voix criant qu’on meurt de faim sur ordre d’en haut en Ukraine. Mais l’autre, le Holodomor, n’est pas moins important par cela même qu’il est tu, censuré, occulté. Le Holodomor connu et affiché aurait probablement été interrompu et aurait conduit à la remise en cause du régime social qui, tout au contraire, par son effectuation et par sa négation simultanée, se fonde et se pérennise. La dimension cauchemardesque de notre monde présent puise dans ces deux sources distinctes mais combinées, qui ont pour nom Hitler et Staline. Le combat présent pour assurer la possibilité d’un avenir en changeant ce monde requiert la conscience de ces fondements. Sa négation est une atteinte à ce combat, parce qu’elle n’a d’autre fonction que de nous arracher nos armes, celles de la lutte et de l’organisation, celles de la conscience.
Vincent Presumey
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