Dans un billet de blog sur Médiapart [1], Pascal Maillard pose une question légitime à un moment où le mouvement contre le projet gouvernemental est à un tournant : « La stratégie de l’intersyndicale est-elle la bonne ? ». Il pointe à juste titre le paradoxe de la situation actuelle : « jamais une réforme n’a été aussi unanimement contestée et pourtant jamais l’espoir que le mouvement de contestation soit victorieux n’a été aussi ténu. Le fatalisme et la résignation semblent aussi forts que la colère ». Et d’en donner les raisons, la série de défaites subies par le mouvement social pendant des décennies ainsi que la nature autoritaire d’un pouvoir qui ne veut rien lâcher quelles qu’en soient les conséquences sur la société française. Il y ajoute, et c’est là que le débat commence, la stratégie de l’intersyndicale coupable à ses yeux de ne pas avoir lancé « d’appel clair et net à une grève générale reconductible », notamment après la journée du 7 mars. Et de poser la question : « L’intersyndicale ne serait-elle pas devenue l’otage des centrales réformistes, CFDT en tête ? ».
Bien que l’heure du bilan global du mouvement n’est pas encore venue - il n’est pas terminé - il n’est pas inutile de commencer à y réfléchir. Mais cela suppose de partir des faits et pas de ce que l’on voudrait qu’ils soient. L’unité syndicale a permis de ne laisser aucune possibilité au pouvoir de s’appuyer comme il l’espérait sur une partie du mouvement syndical. Elle a permis aussi, fait historique, de mettre des millions de personnes dans la rue. Cette mobilisation durable a installé dans le pays le refus du projet du gouvernement. Évidemment cela n’a pas été suffisant jusqu’à présent pour le faire céder. Mais encore fallait-il faire la démonstration de cette capacité de mobilisation. D’où le caractère répétitif, mais indispensable, des différentes journées. Cette démonstration faite, l’appel « à mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars, a marqué la volonté de franchir un pas supplémentaire dans l’affrontement. Le gouvernement ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui a multiplié les déclarations incendiaires à ce sujet.
Mais évidemment, un tel appel comportait un risque, celui de ne pas être suivi d’effet. De ce point de vue, il faut bien dire que le bilan du 7 mars est en demi-teinte : les manifestations ont été très massives, les plus massives depuis le début du mouvement de l’aveu même du comptage policier, mais le blocage du pays a été limité. La mise à l’arrêt n’a été que partielle même si des secteurs significatifs ont été en grève et l’ont reconduite par la suite. La journée du 7 mars n’a donc pas permis de franchir le saut qualitatif nécessaire dans la construction du rapport de force avec le pouvoir. Dans cette situation un appel lancé d’en haut à une grève générale reconductible aurait été lunaire. Comment penser, alors même qu’il n’a pas été possible de « mettre le pays à l’arrêt » totalement un seul jour, qu’il aurait été possible de lancer une grève générale reconductible par un simple appel ?
Mais il y a plus. Pascal Maillard, pour justifier ses critiques de l’intersyndicale, affirme que « la grève reconductible, ça se prépare et ça se construit ». Toute l’expérience historique en France montre justement que ce n’est pas le cas. Que ce soit juin 1936 ou mai 1968, non seulement aucune organisation n’avait anticipé ces mouvements, mais aucune n’a appelé à la grève générale reconductible. Les conditions de déclenchement d’un tel mouvement sont en fait assez mystérieuses. On peut simplement après coup l’expliquer ou indiquer que les « conditions objectives » étaient réunies pour qu’elle ait lieu. En fait, on constate qu’une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine. Croire qu’il suffit d’un appel « clair et net » pour la lancer est d’autant plus chimérique qu’il y a hélas bien longtemps que le mouvement syndical a perdu l’implantation nécessaire dans les entreprises pour qu’un tel mot d’ordre ait la moindre chance d’être suivi d’effet alors même que l’éclatement du salariat et la disparition des grosses concentrations ouvrières jouent à plein.
J’ai été un responsable national de l’Union syndicale Solidaires et j’ai participé à ce titre à l’intersyndicale nationale en 2010 qui, rappelons-le, regroupait comme aujourd’hui l’ensemble des organisations. À ce titre, j’ai pu constater de près les limites de la stratégie mise en œuvre à l’époque. Mais en 2010, jamais l’intersyndicale ne s’est engagée dans un bras de fer de ce niveau en appelant « à mettre le pays à l’arrêt » alors même que cela était porté dans les débats. Les raisons des difficultés de la situation actuelle ne tiennent en rien à la stratégie de l’intersyndicale. Il y a de toute évidence une réflexion de fond à avoir sur les formes de lutte dans un contexte d’éclatement accru du salariat, d’affaiblissement de la présence syndicale dans les entreprises et d’un durcissement extrême des gouvernements successifs. Mais une telle réflexion ne peut se traduire par la recherche d’un bouc-émissaire en reprochant à l’intersyndicale de ne pas avoir appelé à une grève reconductible.
Pierre Khalfa