Voilà le pays plongé dans une crise politique, sociale et institutionnelle. La première ministre, Élisabeth Borne, a annoncé jeudi 16 mars qu’elle engageait la responsabilité du gouvernement sur la réforme des retraites. Dépourvu de majorité à l’Assemblée nationale, le pouvoir s’est résigné à utiliser l’article 49-3 de la Constitution pour faire passer en force son projet de loi.
Après avoir ignoré pendant deux mois un mouvement social d’ampleur historique, martelant que la légitimité du texte se trouvait au Parlement, le camp présidentiel a dû se rendre à l’évidence : à l’Assemblée non plus, sa réforme n’était pas majoritaire. « L’incertitude plane à quelques voix près, a avancé Élisabeth Borne depuis la tribune du Palais-Bourbon. On ne peut pas faire un pari sur l’avenir de nos retraites. »
© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP
Jusqu’au bout, la cheffe du gouvernement aura tenté d’éviter ce camouflet démocratique. « Je n’envisage pas l’hypothèse d’un 49-3 », disait-elle début février, sur France 2. Ces derniers jours encore, l’exécutif exhibait sa détermination. « Nous ne voulons pas du 49-3 », n’a cessé de marteler le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran. Jeudi matin encore, Élisabeth Borne tentait de convaincre Emmanuel Macron d’aller au vote, malgré l’incertitude du résultat.
Conscient de l’onde de choc qu’incarnait l’article 49-3, le président de la République a joué la montre et sommé les siens de jeter toutes leurs forces dans la conquête des voix manquantes. Mercredi soir, puis jeudi matin et enfin jeudi midi, il a convoqué les cadres du gouvernement et de la majorité à l’Élysée pour trouver une porte de sortie. Ce n’est que vers 14 h 45, à quinze minutes du vote initialement prévu, que le chef de l’État a pris sa décision et a convoqué un conseil des ministres extraordinaire pour l’acter.
Pour Élisabeth Borne, l’issue de la séquence sonne comme un terrible désaveu. En première ligne, l’ancienne ministre du travail avait obtenu du président de la République des amendements sur la forme, le calendrier et les modalités, seule façon, à l’entendre, d’obtenir une majorité parlementaire. Elle restera l’emblème de cet échec et on peine à voir comment elle pourrait se maintenir à Matignon.
La responsabilité d’Emmanuel Macron
Le naufrage du pouvoir dépasse toutefois, et largement, le seul cas de la première ministre. S’il s’est habilement retranché derrière elle depuis deux mois, Emmanuel Macron est le premier artisan de cette déroute et son premier comptable.
« S’ils cherchent un responsable, dites-leur : vous l’avez devant vous, fanfaronnait-il au moment de l’affaire Benalla. Qu’ils viennent le chercher ! »
Et aujourd’hui, qu’en dirait-il ? Ce 16 mars 2023 raconte à lui seul l’impéritie de son pouvoir, l’inconséquence de sa conduite et les vices de sa gouvernance. Dans son désir de décaler l’âge de départ à la retraite, le président de la République s’est mis à dos tout ce que la démocratie compte de pôles de vitalité, des syndicats au Parlement en passant par la société mobilisée, dont plusieurs millions de protagonistes sont allés exprimer dans la rue leur mécontentement.
De tout cela, il n’a fait que des péripéties sur sa route politique. Il a pensé pouvoir tout enjamber, tout contourner, tout balayer. La réalité démocratique a fini par les rattraper, lui et ses soutiens, comme elle l’avait fait en juin dernier : à l’époque, après avoir délibérément anesthésié les campagnes présidentielle puis législative, Emmanuel Macron avait offert à l’extrême droite des succès électoraux historiques et avait perdu sa majorité absolue.
Seul contre tous ou presque, le chef de l’État aurait pu, ce jeudi encore, sortir de la crise par le haut. Il aurait pu retirer sa réforme ; convoquer un référendum ; acter l’échec de la législature et dissoudre l’Assemblée. Il a préféré passer en force, une fois de plus.
L’erreur serait de l’oublier : si le pouvoir sortira considérablement abîmé de cette séquence, la réforme, elle, n’est plus qu’à un pas de l’adoption. Seul le vote d’une motion de censure, improbable pour l’heure (mais les probabilités ne valent pas grand-chose, au milieu d’une crise politique de ce type), pourrait empêcher le projet de loi et sa mesure phare, la retraite à 64 ans, de passer définitivement.
La vitalité démocratique à l’os
Un bras d’honneur de plus à la démocratie parlementaire, dans une séquence qui en aura considérablement affaibli la portée. En utilisant un projet de loi de financement de la Sécurité sociale rectificatif (PLFSSR) comme véhicule, le gouvernement a délibérément limité la durée des débats et l’horizon de la représentation nationale. Il y a ajouté l’utilisation du vote bloqué au Sénat et, désormais, le passage en force à l’Assemblée. De l’article 47-1 au 44-3 puis au 49-3, le pouvoir a utilisé tout ce que la Constitution lui donnait comme outils pour enjamber le Parlement.
Persuadé d’avoir raison, Emmanuel Macron a considéré pouvoir décider contre tous. Loin des promesses de « réinvention » et de « méthode nouvelle » formulées pendant la campagne, il a centralisé les décisions et le rythme d’une réforme qui finit dans le mur. Un quart d’heure avant le discours d’Élisabeth Borne, la majorité des membres du gouvernement et des cadres de son camp ignoraient la décision du président de la République.
Une stratégie, mélange de bulldozer et de terre brûlée, qui ne lui laisse que peu d’alliés. Les pouvoirs économiques, les marchés financiers, les grandes fortunes du pays et une partie des retraités applaudiront peut-être (et encore...) l’obstination du président de la République à appliquer les réformes qu’ils appelaient de leurs vœux.
Mais cela ne suffit pas à faire vivre une démocratie, ni à maintenir l’unité d’une société déjà fracturée. Dès jeudi, les organisations syndicales annonçaient leur volonté de poursuivre et d’amplifier le mouvement social. Sur le terrain, préfets et élus locaux tirent la sonnette d’alarme sur la colère qui monte et redoutent que l’issue du débat parlementaire devienne la goutte de trop d’un vase déjà rempli. Et l’extrême droite, déjà, se frotte les mains, ravie de l’incendie allumé par le pyromane de l’Élysée.
Sur le plan politique, les lendemains ne s’annoncent pas plus rassurants. Après tout cela, que reste-t-il du second quinquennat d’Emmanuel Macron ? Sa première ministre est démonétisée, son gouvernement tétanisé. À l’Assemblée, il n’a pas de majorité et aura désormais toutes les peines du monde à en composer une. Et, en dehors du champ politique, la rupture avec les corps intermédiaires semble si profonde qu’elle augure le pire pour la démocratie sociale.
Le roi est nu, tout juste paré de la légitimité d’une élection par défaut face au péril de l’extrême droite. L’affaire ne regarderait que lui si elle n’embarquait pas le pays tout entier dans un inquiétant brouillard démocratique.
Ilyes Ramdani