Illustration : Joseph BEAUME – Attaque de l’Hôtel de Ville de Paris, le 28 juillet 1830 / Wikimedia Commons.
Pour le pouvoir, la chose se présente de façon simple : le coup de force, signal d’une nouvelle escalade répressive, révèle son isolement. Sa réforme s’est d’emblée heurtée à un rejet populaire massif. Malgré les petits arrangements avec une droite traditionnelle elle-même en voie de délitement, il se retrouve minoritaire à l’Assemblée nationale. Macron a fait de cette réforme le pivot de son second mandat, la preuve irréfutable de sa radicalité néolibérale, de sa détermination à briser les résistances d’un peuple qu’il sait « réfractaire ». Elle est devenue la preuve éclatante du caractère structurellement minoritaire de ce bloc social qu’il incarne à perfection, dans son rôle de commis insolent d’une bourgeoisie déchaînée, ivre de revanche sur les concessions auxquelles elle fut contrainte par le passé, digne héritière des Versaillais et du Comité des forges.
Mais le coup de force est aussi le moment de vérité pour son véritable adversaire, la mobilisation de masse portée par le mouvement syndical et la gauche politique. Elle a incontestablement marqué des points : manifestations record, ancrage sans doute inégalé depuis un demi-siècle dans le territoire, persévérance, esprit unitaire. La démonstration a été largement faite du caractère ultra-majoritaire du rejet de la réforme. Des secteurs sociaux importants ont retrouvé le chemin de l’action collective, débordant le périmètre habituel de la gauche et du syndicalisme. La mobilisation de rue a été relayée dans les enceintes parlementaires, permettant de gagner du temps, affinant les arguments, donnant une visibilité supplémentaire à l’opposition populaire.
Un rapport de forces s’est ainsi construit, dont l’effet s’est fait sentir jusque dans les rangs de la droite bourgeoise. Acculé, le pouvoir n’avait pas d’autre option que de recourir à l’arme ultime que lui offre une constitution tout entière conçue pour bâillonner les moyens d’expression de la volonté populaire jusque dans les procédures dont s’enorgueillissaient naguère les démocraties parlementaires.
Cette fuite en avant autoritaire est lourde de dangers.
Tout d’abord, elle met le mouvement social au pied du mur. Car s’il est vrai que celui-ci a réussi à démontrer sa légitimité majoritaire, il s’est également révélé incapable d’obtenir le retrait d’une réforme pourtant massivement désavouée. La stratégie, impulsée par la CFDT, de la pression sur le gouvernement et le parlement a montré ses limites : l’argument démocratique est impuissant face à un pouvoir brutal et déterminé. La question de la temporalité a ici valeur stratégique.
Tout en reconnaissant l’importance cruciale du maintien d’un cadre unitaire, on peut penser que la décision de l’intersyndicale de se caler sur les échéances du calendrier parlementaire a entravé la « montée en puissance », dimension décisive de tout mouvement victorieux. Il était, par exemple, sans doute nécessaire de donner la priorité, du moins dans un premier temps, aux manifestations de masse, mais pourquoi poser un délai de douze jours entre la première et la deuxième journée de mobilisation de janvier ? Fallait-il, à l’annonce du recours au 49.3, ultime « ligne rouge » aux yeux même des forces les plus « responsables » de l’intersyndicale, et lorsque, de façon entièrement prévisible, la colère s’empare du pays, fixer une échéance distante d’une semaine ?
L’expérience du mouvement de 2010, contre la précédente contre-réforme des retraites, l’avait pourtant montré : à l’ère néolibérale, la multiplication de « journées d’action » ponctuelles, aussi réussies soient-elles en termes de participation, ne suffit pas à faire céder un gouvernement. Pour cela il faut davantage, en particulier l’action gréviste prolongée, celle qui peut effectivement mettre un pays à l’arrêt.
Il faut pourtant être lucide : dans une situation d’affaiblissement du mouvement ouvrier, de déconcentration des activités productives et de fortes contraintes sur un monde du travail largement atomisé, une telle action est une option difficile, en particulier dans le secteur privé. Le secteur public lui-même a vu son périmètre se réduire, et sa cohésion se disloquer, au fil des privatisations, des restructurations et des « ouvertures à la concurrence ».
Son pouvoir de blocage sur les activités économiques n’est plus le même, tout comme le poids du syndicalisme en son sein. Il est illusoire de penser qu’un simple appel à la « grève générale » et à la « détermination » suffit à fonder une stratégie et vain de crier à la « trahison » s’il n’a pas lieu. Pour les secteurs les mieux organisés, l’expérience récente de grèves reconductibles longues, mais qui n’ont pas abouti, a laissé le souvenir amer d’un relatif isolement et de lourdes pertes financières. Ni la « grève saute-mouton », ni la « grève par procuration » ne sont des options gagnantes.
En dégainant le 49.3, le calcul du pouvoir est d’un cynisme absolu : après avoir misé sur l’usure de la mobilisation encadrée par l’intersyndicale, il parie sur une combinaison de politique du fait accompli et d’épreuve de force avec une réaction « par en bas », sans doute éruptive, mais vouée à se fragmenter. Son aile « responsable » cherchera, pense-t-on, une sortie « en douceur », tandis que la plus radicale se retrouvera enfermée dans la logique de coups d’éclat minoritaires. Elle sera alors traitée comme il convient, à savoir sur le mode des Gilets jaunes.
Ce calcul comporte de sérieux risques. Le moins grave, pour les gouvernants, est celui des motions de censure. Leur succès dépend du ralliement de près de la moitié des députés de la droite LR, hypothèse hautement improbable, et sur laquelle il serait parfaitement irresponsable, pour l’opposition populaire, de miser. Plus que jamais, le centre de gravité de la bataille est dans l’action de masse.
L’autre risque est, à vrai dire, à ce point assumé par le pouvoir qu’il en devient son objectif presque avoué. L’impuissance escomptée du mouvement social et de la gauche face à une « réforme » massivement conspuée place l’extrême droite en position de force pour ramasser la mise. En embuscade depuis le début de la bataille, le RN sait que la combinaison explosive de l’exaspération sociale et de l’échec de l’action collective peut lui donner l’impulsion susceptible de l’amener au pouvoir.
Se confirme ainsi une nouvelle fois, à l’échelle d’une crise sociale et politique de grande ampleur, la complicité objective du macronisme et du lepénisme. Chacun a besoin de l’autre pour structurer un champ politique qui permet à l’un, expression d’un bloc bourgeois minoritaire, de l’emporter in fine dans les urnes, et à l’autre, expression dévoyée de la colère populaire, de se poser comme la seule opposition susceptible de le vaincre.
Sauf que, cette fois, des voix se font entendre, y compris au sein du bloc bourgeois, pour dire que, dans les conditions ainsi créées, le chantage ne marchera plus. Un macronisme certes amoché mais, en fin de compte, « victorieux » face à la mobilisation sociale est la voie royale vers une prochaine victoire de l’extrême droite. Une telle perspective, si elle ne réjouit pas les fractions bourgeoises dominantes, n’est toutefois aucunement de nature à les inquiéter. Dans ce scénario, l’Italie de Meloni annonce le futur de la France post-macronienne.
L’autre risque ou, plus exactement, le seul risque véritable pour ses instigateurs, est de voir ce calcul déjoué par ses propres effets. Car le coup de force, venant d’un pouvoir minoritaire, donne un coup de fouet à une mobilisation qui peinait à trouver ses marques. Dans tout le pays se multiplient les actions qui indiquent le passage à une nouvelle étape : rassemblement spontanés, rebond et durcissement dans des secteurs déjà engagés dans des grèves reconductibles, basculement dans l’action de secteurs nouveaux, actions multiformes de blocage, tournure émeutière de certaines manifestations. L’extension du domaine de la lutte est bien là.
Et là, justement, se trouve l’espoir de l’emporter : dans une configuration nouvelle de la mobilisation populaire à la hauteur du défi que lui lance ce pouvoir cynique et violent. Une mobilisation capable, cette fois pour de vrai, de monter d’un cran, en combinant toutes les formes d’action qui permettent à la force populaire de s’exprimer et de déployer sa puissance. Formes « classiques » ou pas, « radicales » ou « responsables », locales ou coordonnées en (nécessaires) temps forts nationaux, il s’agit de faire la démonstration de leur complémentarité en préservant le caractère unitaire et massif de la mobilisation d’ensemble, qui a fait jusqu’à présent sa force.
Le précédent du CPE montre qu’il est possible d’obtenir le retrait d’une loi même après sa validation parlementaire. Mais l’enjeu actuel est d’une autre ampleur. Être à la hauteur implique la transformation du mouvement lui-même par un double élargissement : de son répertoire d’action et de ses objectifs. Seule une insurrection sociale et démocratique est en mesure de répondre à la provocation du pouvoir. Le retrait de la réforme des retraites reste l’enjeu central, et il est clair que gagner sur cet objectif ébranlerait le pouvoir actuel de façon irréversible. Mais c’est bien la question de mettre fin à Macron et son monde qui est posée. Cette question n’est autre que celle d’une alternative politique digne de ce nom.
Insurrection et alternative sociales et démocratiques sont désormais à l’ordre du jour.
Contretemps