Tentative de manifestation depuis Les Halles contre la réforme des retraites et le 49.3. (Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas)
Hugo Boursier : En refusant d’écouter la contestation sociale, quelle vision Emmanuel Macron a-t-il de la démocratie ?
Barbara Stiegler : Je ne pense pas qu’il ait de « vision », au sens où un homme d’Etat aurait une compréhension historique des événements. Il se comporte plutôt comme un joueur de casino, qui certes a fait de beaux coups (financiers, médiatiques, etc.), mais qui s’est finalement rendu ivre de son pouvoir, jusqu’à plonger tout le pays dans une crise sans retour.
Pour répondre à votre question, il faut donc regarder au-delà de l’individu Macron et de ses problèmes de personnalité, pour s’intéresser à ce qu’on pourrait appeler la « Macronie » : un nouveau continent mental, qui a triomphé avec l’imaginaire de la pandémie. En Macronie, la démocratie est remplacée par un régime électif où le peuple, parce qu’il est considéré comme irrationnel et incapable de se gouverner lui-même, doit se dessaisir (par les élections) de la totalité de son pouvoir.
Cette confusion entre démocratie et élection culmine dans les propos de Bruno Le Maire, le 20 mars dernier sur BFM TV, où il dit en substance : je suis un démocrate parce que j’ai été élu, je sais donc de quoi je parle, je connais le peuple. L’idéologie selon laquelle l’élection désignerait les meilleurs est ancienne. Elle a été élaborée par la théorie du gouvernement représentatif (à la fin du XVIIIe siècle), contre l’idée démocratique.
Dans ce contexte idéologique, qui est toujours le nôtre, l’élu ne peut pas faire partie du peuple. Le « peuple », c’est la masse des classes modestes, des gens non éduqués que les élus guident avec pédagogie. Or si nous étions dans une véritable démocratie, Bruno Le Maire aurait la surprise de découvrir qu’il fait lui-même partie du peuple ! Mais pour qu’une telle vision le saisisse, encore faudrait-il que nous puissions nous assembler tous ensemble et qu’il soit obligé de s’assembler avec nous.
Est-ce ce qui explique l’acharnement de la Macronie à minimiser les manifestations ?
Oui, bien sûr. Le nouveau libéralisme autoritaire, né dans les années 1930, impose une prétendue « démocratie » dans laquelle il confond le « dêmos » avec une masse d’individus à éduquer. C’est le thème de la fabrication du consentement par les industries culturelles. L’enjeu, c’est d’éviter la violence armée (des régimes totalitaires de l’époque) pour privilégier la voie douce de l’hégémonie culturelle, celle qui s’imposera un peu partout à partir des années 1970.
Mais à partir du refus du traité constitutionnel européen de 2005, cette méthode ne fonctionnera plus, et c’est ce qui va pousser le néolibéralisme à exercer la violence à visage découvert. A la violence économique cachée va s’ajouter la violence psychologique (avec le harcèlement) puis physique (avec la répression policière), visant à isoler les individus et à dissoudre toute forme de collectif.
Le moment que nous vivons révèle un nouveau stade de mutation du néolibéralisme : une haine de la démocratie qui n’hésite plus à imposer « l’ordre » par les violences policières et qui, ce faisant, sème le chaos dans tout le pays.
La contestation de l’hégémonie culturelle néolibérale ne risque-t-elle pas d’aboutir à un pouvoir nationaliste ?
Oui, bien sûr, mais il faut sortir du piège de cette alternative. Car elle peut aussi nous mener vers un printemps démocratique, tourné vers l’émancipation et le progrès social. Toutes ces potentialités historiques contradictoires sont clairement devant nous, elles sont même en nous tous, et c’est pour cela que les gens se rassemblent.
Dans ce contexte, la grève est l’invention perpétuelle de moyens d’action. L’essentiel, c’est de s’assembler et de décider ensemble de notre avenir. D’agir dans un mouvement historique qui s’invente chaque jour et dont personne ne connaît l’issue. Voilà pourquoi la Macronie est phobique du peuple et de sa capacité à s’assembler.
Dès que les gens prennent le temps de se confronter les uns aux autres, dans les mêmes lieux, peut surgir quelque chose qui ressemble à ce que les Athéniens nomment le « dêmos ». Or, en démocratie, ce dernier n’est ni un sujet soumis aux gouvernants, ni un contre-pouvoir qu’il faudrait respecter. C’est lui, et lui seul, qui exerce le pouvoir.
Mais comment alors, en Macronie, quelque chose comme le peuple peut-il surgir ?
Il suffit de regarder derrière nous. Il y a des moments où le peuple, soudain, surgit. C’est ce que raconte merveilleusement bien le livre d’Eric Vuillard, 14 juillet. En restituant par la littérature la puissance de la prise de la Bastille, il décrit ce moment où un ensemble d’homme et de femmes mobilisés deviennent le peuple.
Certes, tous les Français ne sont pas là, ce jour-là, sur la place de la Bastille ; mais ceux qui sont là sont bien les représentants du peuple tout entier. Quelque chose du même ordre s’est peut-être passé le 16 mars dernier place de la Concorde. Il nous faudra du temps pour le savoir, mais c’est bien la question qui est posée.
Le mouvement social actuel se réfère-t-il, comme les gilets jaunes, à la Révolution française ?
Oui, en partie. On peut même y voir une nouvelle étape des gilets jaunes, avec la référence à 1789, au drapeau français, à la notion de souveraineté populaire, à la défense de l’Etat social et des services publics. En 2018, c’était le jaune fluorescent des gilets jaunes qui brillait dans une nuit noire. Aujourd’hui, sur les gilets et les drapeaux, c’est une explosion de couleurs. Même si nous ne savons pas où tout cela nous mènera, ce sont déjà les couleurs de la démocratie.
Entretien avec Barbara Stiegler conduit par Hugo Boursier