Le 20 mars 2003, l’administration de George W. Bush (président de 2001 à 2009, vice-président Dick Cheney) déploie l’armée des Etats-Unis sur le sol irakien [1]. Aujourd’hui, Loulouwa Al-Rachid, analyste auprès de l’International Crisis Group et chercheuse au Centre Carnegie Moyen-Orient, souligne, dans un entretien donné au quotidien Le Monde le 17 mars 2023, que l’invasion fut « justifiée à l’époque par des mensonges sur la présence d’armes de destruction massive et par l’implication de Saddam Hussein dans les attentats du 11-Septembre, et présentée au reste du monde comme une mission de démocratisation au Proche-Orient, elle constitue, en fait, l’acmé de l’arrogance américaine et une attaque impérialiste infligée à un pays par un autre ».
Adel Bakawan [2], directeur du Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI), lors d’une émission le 20 mars sur France Culture (« Culture Monde » animée par Julie Gacon), signale qu’« en 2003, les Américains ont mis en place un système politique basé sur les trois principales composantes de la société irakienne que sont les chiites, les sunnites et les kurdes. On cristallise alors le découpage communautaire du pays. Aujourd’hui il est complètement impossible de parler de nation ou de société irakienne tellement les divisions sont profondes [Adel Bakawan les caractérise comme relevant de conflits « ethnico-confessionnels]. Les différentes composantes communautaires elles-mêmes sont profondément fracturées en leur sein et n’ont plus aujourd’hui de discours communs. »
Myriam Benraad [3], politologue, spécialiste du Moyen-Orient, professeure associée en relations internationale, met en relief qu’« en 2003, après plus d’une décennie d’embargo, la guerre civile était déjà présente sous forme de ferments dans la société irakienne. Loin de pacifier le pays, l’invasion américaine va le brutaliser. En 2006, le nombre de violences intercommunautaires explose. Les Américains ne sont absolument plus tolérés, l’administration irakienne négocie leur départ. Lorsque Barack Obama annonce le retour des GI, il prend simplement acte de cet échec. »
Lorsque l’administration Obama décide de retirer les troupes américaines, en 2011, il explique pourtant que les Américains laissent derrière eux « un Etat souverain, stable, autosuffisant, avec un gouvernement représentatif qui a été élu par son peuple ». Or, dès 2014, Daech (Etat islamique) occupe une partie importante du pays. Après sa défaite, le pays tombe dans une crise d’ensemble. Des secteurs importants de la jeunesse, en 2019, se mobilisent contre le gouvernement et les diverses milices, dont certaines ont des liens directs avec l’Iran. Cette révolte est réprimée. Les aspirations de larges secteurs de la population sont battues en brèche.
L’article de Mike Ludwig, traduit ci-dessous, offre une description de la crise climatique et hydrique qui ravage le pays. Un autre « résultat » de la guerre contre « l’Axe du mal », telle que présentée par Bush. (Rédaction A l’Encontre)
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Par Mike Ludwig
Plus de vingt ans après l’invasion et l’occupation de l’Irak par une coalition dirigée par les Etats-Unis, le pays est confronté à des crises environnementales en cascade. Il a récemment été déclaré cinquième pays le plus vulnérable au dérèglement climatique (ONU, 11 août 2022, « Migration, Environment, and Climate Change in Irak »). En proie à l’instabilité et à la corruption, alimentées par les divisions religieuses et les diverses milices qui se disputent l’influence et les ressources, le gouvernement irakien est faible et incapable de relever ces défis sans aide internationale, selon les Nations unies.
L’Irak est également un endroit dangereux pour les écologistes. Ainsi, Jassim Al-Asadi, spécialiste des marais emblématiques de l’Irak, a été enlevé par des hommes armés alors qu’il se rendait à Bagdad le 3 février 2023, puis relâché dans sa famille deux semaines plus tard. Le groupe armé a laissé un autre passager sur l’autoroute pendant l’enlèvement, ce qui laisse penser qu’Al-Asadi était spécifiquement visé. Bien que les auteurs et leurs motifs fassent toujours l’objet d’une enquête, ses collègues soupçonnent que l’enlèvement est lié au travail d’Al-Asadi sur l’une des ressources les plus précieuses de l’Irak : non pas le pétrole, mais l’eau.
Cofondateur de Nature Iraq et expert environnemental de premier plan, Jassim Al-Asadi est un ardent défenseur des marais du sud de l’Irak et des tribus arabes qui y vivent depuis des générations. Bien que le paysage et le débit d’eau aient évolué au fil des millénaires, on pense que les anciennes cités-Etats mésopotamiennes situées le long du Tigre et de l’Euphrate sont liées à ces marais. Aujourd’hui, les habitants du sud de l’Irak dépendent toujours des deux célèbres fleuves – et des voies d’eau marécageuses qu’ils alimentent – pour le transport et l’agriculture, mais l’eau est de plus en plus polluée et se tarit.
Ce « berceau de la civilisation » est ce qu’Al-Asadi nomme affectueusement le « jardin d’Eden ». Mais les écosystèmes des marais s’effondrent. Asséchés par le gouvernement de Saddam Hussein au début des années 1990 pour punir les Arabes des marais rebelles qui se cachaient dans les roseaux, certains marais ont commencé à reprendre vie en 2006, après la chute d’Hussein et le retour des habitants pour démanteler les digues à l’aide de pioches et avec l’aide de la communauté internationale. Aujourd’hui, les marais disparaissent à nouveau sous les pressions cumulées des vagues de chaleur et de la sécheresse alimentées par le changement climatique, ainsi que de la concurrence féroce pour l’eau entre l’Irak et ses puissants voisins situés en amont, la Turquie et l’Iran.
« L’eau est un bien si précieux, en particulier dans les régions où elle est si rare, et où [la rareté] semble s’aggraver en raison des perturbations climatiques et de la captation accrue en amont », a déclaré Steve Lonergan, professeur émérite à l’Université de Victoria (Canada), qui travaille en étroite collaboration avec Jassim Al-Asadi.
Les observateurs affirment que la crise climatique et environnementale en Irak est visible bien au-delà du sud-est fertile, où les lacs et les marais régulent les températures régionales et préviennent les tempêtes de sable et de poussière dans une partie du monde par ailleurs aride. Les niveaux d’eau du Tigre et de l’Euphrate, autrefois imposants, ont atteint des seuils historiquement bas. Or, elle constitue les principales sources d’eau douce de l’Irak. Selon Oxfam, la pénurie d’eau est particulièrement dévastatrice pour les petits agriculteurs (Oxfam, 31 mars 2022, « Unfarmed Now, Unihabited When ? Agriculture and climate change in Iraq »).
Les fréquentes tempêtes de sable et de poussière alimentées par la désertification et l’expansion urbaine malmènent les villes irakiennes déjà aux prises avec l’héritage toxique de la guerre [entre autres les effets de l’utilisation de munitions à uranium appauvri : multiplication de cancers frappant les enfants – réd.]. La chaleur extrême, les précipitations imprévisibles, les inondations et la sécheresse ont eu des conséquences économiques dévastatrices pour la population irakienne (« Iraq stands up for the environment at COP 27, UN climate change conference », ONU, 6 novembre 2022)
Après des années d’occupation, de guerre civile et de lutte contre Daech, les gouvernements irakiens successifs soutenus par les Etats-Unis ont été incapables de répondre aux besoins fondamentaux des citoyens et citoyennes, en particulier des pauvres, dont certains ont été contraints de camper dans des décharges surchargées pour gagner maigrement leur vie en triant les déchets. Les déchets sont régulièrement brûlés en Irak, ce qui aggrave la pollution de l’air due à la poussière, à la production de pétrole, à la circulation (camions) et aux centrales électriques (fonctionnant au pétrole).
Chercheur de longue date sur les coûts sociaux du changement climatique et ancien directeur de programme environnemental aux Nations unies, Steve Lonergan s’est rendu fréquemment en Iraq depuis le milieu des années 2000 afin d’étudier et de faire revivre les marais. Il a fini par se lier d’amitié avec Jassim Al-Asadi et est le coauteur de leur livre à paraître en automne 2023 (American University in Cairo Press), The Ghosts of Iraq’s Marshes : A History of Conflict, Tragedy, and Restoration (Les fantômes des marais irakiens : une histoire de conflit, de tragédie et de réaménagement).
« Si l’on considère tous les aspects de l’environnement en Irak, qu’il s’agisse des eaux usées, de l’eau potable ou de la poussière, les problèmes sont énormes ; je n’ai jamais cessé d’être étonné par le chaos qui règne au sein du gouvernement », a déclaré Steve Lonergan.
Le 1er octobre 2019, des milliers de personnes se sont rassemblées pour des sit-in et des manifestations sur la place Tahrir de Bagdad afin de protester contre un gouvernement irakien en proie au sectarisme et à l’intervention iranienne. En colère contre les coupures de courant et le taux de chômage élevé, les manifestant·e·s ont réclamé des droits fondamentaux et des services publics, ainsi que la fin de la corruption et du népotisme endémiques dans le système politique.
La police irakienne et les milices iraniennes ont répondu par une violence intense et des tirs à balles réelles qui ont fait de nombreux morts et blessés parmi les manifestant·e·s. Des manifestations de masse se sont répandues dans tout le pays dans le cadre de ce que l’on appelle aujourd’hui la Grande Révolution d’Octobre ; ces manifestations ont demandé la fin du système politique mis en place pendant l’occupation états-unienne et ont inspiré une nouvelle génération d’activistes irakiens.
Des manifestations plus modestes, menées par des jeunes, ont éclaté en août 2022 dans la région du marais d’Al-Hawizeh, qui fait partie des marais du sud du pays. Les manifestant·e·s réclamaient l’accès aux ressources en eau et la fin de la crise humanitaire provoquée par la disparition des marais. L’armée et la police irakiennes ont réagi violemment, bloquant l’accès à la zone et procédant à des arrestations massives, selon le groupe d’activistes irakiens Workers Against Sectarianism (Travailleurs contre le sectarisme).
Depuis des années, l’Irak accuse la Turquie et l’Iran voisins d’être responsables de ses problèmes d’eau, et ce à juste titre. La Turquie exploite un réseau de barrages et de réservoirs géants qui contrôlent la quantité d’eau qui s’écoule du Tigre et de l’Euphrate vers les zones agricoles irakiennes et, finalement, vers les marais. L’Iran contrôle également l’eau qui s’écoule vers l’Irak et, entre 2007 et 2009, les Iraniens ont construit une digue près de la frontière avec l’Irak. Ils ont commencé à assécher les marais du nord à des fins d’exploration pétrolière, ce qui a provoqué des tempêtes de poussière et de sable sur les villes iraniennes voisines, selon Steve Lonergan.
En février, le niveau des eaux du Tigre et de l’Euphrate aurait baissé de 30%, ce qui a donné lieu à une nouvelle série d’accusations mutuelles dans la région. La Turquie accuse l’Irak de gaspiller l’eau avec des infrastructures délabrées. Steve Lonergan affirme que la coopération entre les deux pays s’est réduite à peau de chagrin au fil des ans. « Mes collègues me disent qu’il y a très peu de dialogue entre l’Iran et l’Irak aujourd’hui, ainsi qu’entre l’Irak et la Turquie au sujet de l’eau. En raison des intérêts en amont, qu’il s’agisse de la Turquie ou du secteur agricole iranien, ces pays ne veulent pas voir l’eau s’écouler dans les marais. Ils considèrent que c’est un gaspillage d’eau. »
L’Iraq s’efforce de faire face aux conséquences du changement climatique avec le soutien de la communauté internationale. Lors d’une récente conférence sur le climat à Bassorah, le Premier ministre irakien Mohammed Chia al-Soudani [en fonction depuis le 27 octobre 2022] a déclaré que le changement climatique avait affecté plus de 7 millions d’Irakiens et a annoncé un vaste plan national de lutte contre la désertification et de protection de la diversité biologique.
Le plan climatique irakien prévoit la plantation de 5 millions de palmiers et d’arbres dans l’espoir d’améliorer la rétention d’eau, de prévenir les tempêtes de sable et de poussière, d’économiser de l’énergie et de fournir de l’ombre aux habitants. Le pays espère également utiliser les énergies renouvelables pour répondre à un tiers des besoins énergétiques de l’Irak d’ici à 2030, selon des rapports.
De retour dans les marais, Jassim Al-Asadi et d’autres militants testent la capacité des marais à épurer les eaux usées composées d’effluents organiques comme source potentielle d’eau pour les maintenir en vie. Selon Steve Lonergan, il ne faut pas manger les poissons – Al-Asadi a dit en plaisantant qu’ils étaient « pré-assaisonnés » – mais c’est mieux que rien. Les cycles de sécheresse actuels n’augurent rien de bon pour l’avenir des marais et de leurs habitants.
Selon Steve Lonergan, ce sont probablement les contacts internationaux d’Al-Asadi et son plaidoyer en faveur des marais qui ont fait de lui une cible pour l’enlèvement. Le gouvernement irakien est connu pour sa corruption, et de nombreux pays et industries se disputent l’accès à l’eau. « La corruption est un problème qui touche tous les aspects de la vie et qui affecte certainement les marais. Jassim se bat contre ce problème, ce qui fait de lui une cible visible. Il est fermement ancré là – honnêtement, il aime les marais, c’est sa vie. »
Jassim Al-Asadi a été libéré sain et sauf deux semaines après l’enlèvement et a peu parlé en public, hormis sur son compte Facebook personnel, où il documente avec défi son retour dans les marais irakiens. « Ils ont suffisamment torturé mon corps, mais ils n’ont pas pu soumettre ma volonté et humilier mon âme. Je suis retourné à mon environnement, à l’affection de mes petits-enfants et la communauté du clergé et à leur gentillesse », a écrit Jassim Al-Asadi dans un message traduit en français le 27 février. (Article publié sur le site Truthout, le 20 mars 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)