Entre l’Élysée et la société civile, les médiations se font rares. Le pouvoir semble s’exercer de haut en bas, et la violence, ici et là, se substitue au sens et au contenu.
Les mobilisations sociales, hier avec les « gilets jaunes », aujourd’hui sur les retraites et sur la question de l’eau et des mégabassines, sont de plus en plus débattues sous l’angle des affrontements entre forces de l’ordre et acteurs contestataires. Comme s’il n’y avait plus qu’à attribuer aux uns ou aux autres la responsabilité dans l’essor de la violence, et à dénoncer les CRS et les BRAV-M, ou les anarchistes, les black blocs et les autres.
En démocratie, la violence est toujours potentiellement présente, mais elle s’installe et se médiatise quand les problèmes ne sont pas traités politiquement, quand la crise ne se transforme pas en débat ou encore quand les demandes émanant du corps social ne peuvent pas déboucher sur des négociations ou des compromis.
Pour éviter la violence, la prévenir, ou en sortir, comme l’a montré le programme IPEV (International Panel on Exiting Violence) à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme dans ses travaux et rencontres organisées entre 2015 et 2020, il faut des acteurs qui s’impliquent.
On peut alors rendre possibles le débat et la négociation, en créer les conditions et les mettre en œuvre concrètement. Ce n’est pas la même chose, et ne mobilise pas nécessairement les mêmes personnes.
Le déclin des institutions et des médiations
La situation actuelle de la France appelle deux types d’analyses complémentaires. Celles-ci se chevauchent sans se juxtaposer complètement.
D’une part, il convient d’examiner les processus qui, sur la durée, ont vu progressivement s’affaiblir les acteurs susceptibles d’assurer le traitement politique des problèmes sociaux. Et d’autre part, la période récente implique de s’intéresser à l’écroulement – sinon programmé, du moins délibéré et avéré – des institutions et des médiations susceptibles de contribuer au règlement politique pacifique et constructif des tensions, des crises et des différends. Un état de fait dans lequel le locataire de l’Élysée a une claire responsabilité.
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La fragmentation et le déclin des médiations du corps social avec le pouvoir remontent au milieu des années 70. La France était alors à la fois intégrée par une République sans problème en tant que telle, et structurée par le conflit du mouvement ouvrier et des maîtres du travail, typique des sociétés industrielles.
Le libéralisme ou le néo-libéralisme n’affectaient pas encore le modèle républicain du service public et des grandes entreprises publiques ou nationalisées. Déjà, mai 68 avait vu apparaître un acteur inédit, étudiant. De nouvelles contestations ont suivi, de type post-industriel, sociétales si l’on veut.
Puis, l’idée républicaine et la laïcité sont redevenues des enjeux passionnels, alors que les extrémismes de tous bords, notamment islamistes, se développaient. La désindustrialisation, les mutations de l’économie, bien des changements culturels – et pas seulement dans les entreprises – ont affaibli le syndicalisme, et les grands acteurs du système politique se sont étiolés. L’archipellisation dont parle le sondeur Jérôme Fourquet traduit la décomposition d’un ancien monde et la marque de l’entrée difficile dans un nouveau.
Des mobilisations dans un paysage fragmenté
Les mobilisations contemporaines oscillent entre conduites de crise réactives, violentes parfois, et formation de mouvements sociaux et culturels (sur l’environnement, le genre, diverses questions éthiques touchant à la vie, à la mort ou encore à la « race », etc.)
Vidéo : En 2023, les colères sociales se multiplient.
Dans un paysage fragmenté, avec une population inquiète du fait de l’inflation, épuisée après la crise sanitaire, l’archipel France peine à fonctionner, les médiations déclinent – tout le contraire de la créolisation créative chère à l’écrivain Édouard Glissant.
Dès lors, l’ensemble se désarticule : le jeu de partis politiques classiques en déclin semble sans grand rapport avec le corps social (même lorsqu’il s’agit des syndicats). Il en va de même avec les institutions que sont le Sénat et la Chambre des Députés.
L’ancrage social et territorial et la capacité de mobilisation des grandes associations à l’existence plus ou moins ancienne régressent : quand en plein confinement, le 2 juin 2020, une manifestation pourtant interdite rassemble quelque 20 000 personnes pour exiger la vérité à propos de la mort d’Adama Traoré dans un local policier, quatre ans plus tôt, ce n’est pas à l’initiative de SOS Racisme ou de la Ligue des droits de l’Homme, mais à celle d’un collectif animé par sa sœur.
Aujourd’hui, les syndicats, qui ont su s’unir face au pouvoir pour exiger le retrait de sa loi sur les retraites, n’en sont pas moins suspendus à la radicalité de la base. Des initiatives leur échappent, par exemple, la coordination des contrôleurs de la SNCF en grève du 2 au 5 décembre 2022.
Les violences qui guettent désormais toute contestation importante sont un composé indémêlable de deux logiques : elles proviennent du dehors du mouvement mobilisé, mais n’en entretiennent pas moins des liens de sens avec lui. Et les acteurs paisibles qui protestent ne persistent pas tous dans une attitude pacifique. Ils notent que la violence permet d’obtenir plus du pouvoir qu’en son absence, et parfois se laissent emportés par la colère ou la rage, en situation de manifestation par exemple.
Un pouvoir de haut en bas
Le chef de l’État, dès 2017, s’est engagé sur une pente claire : le pouvoir est considéré comme s’exerçant de haut en bas, et très peu de médiations semblent trouver grâce à ses yeux.
À plusieurs reprises, notamment durant la crise liée à la pandémie, il a décidé de subordonner les pouvoirs judiciaire et législatif à l’exécutif, pour, affirmait-il alors, mener la « guerre » au Covid-19. Dans la lutte contre le terrorisme, il s’est également employé à décréter des mesures d’exception. Sur le social, il ne prend pas forcément en compte les syndicats, y compris réformistes comme la CFDT – une attitude qui est une constante et ne date pas uniquement du débat sur la réforme des retraites.
Cette propension à annuler les médiations est perceptible dans de nombreux domaines : suppression du corps diplomatique parachevant une « évolution préoccupante » selon les experts ; désinvolture vis-à-vis des élus locaux ou régionaux, par exemple encore ces jours-ci en n’invitant pas la plus importante de leurs associations, celle des Maires de France, à la réunion de travail du 13 mars 2023 sur la décentralisation ; dynamitage de la gauche, puis de la droite classique dont on vient d’observer les effets à l’occasion du débat parlementaire sur les retraites (le parti Les Républicains est moribond ou presque).
Quelle est la part ici de la personnalité du chef de l’État et de l’hybris, selon le mot de son ministre de l’Intérieur d’alors Gérard Collomb, qui ont amené Emmanuel Macron à se voir régulièrement accusé de l’exercice d’un pouvoir « jupitérien » ? Au risque donc d’éliminer toute intermédiation entre le chef de l’État et le peuple, quitte à ouvrir un boulevard à l’extrême droite ? Ces questions relèvent d’une psychologie politique toujours risquée – mais on ne manque pas, aujourd’hui, d’enquêtes journalistiques et de témoignages pour documenter cette fabrication d’une verticale du vide, institutionnelle, politique et sociale.
Celle-ci doit beaucoup à la conception que le chef de l’État a de son rôle. Les institutions de la Ve République la facilitent, d’où les demandes récurrentes de passage à la VIᵉ. Mais les acteurs sociaux, politiques ou culturels font-ils tous les efforts possibles pour aller dans le sens du débat et de la négociation ? Oui, si l’on considère l’intersyndicale déterminée, conjuguant radicalité défensive et réformisme ouvert à la négociation, qui s’oppose à la réforme gouvernementale des retraites. Non, si l’on se souvient des « gilets jaunes » : l’idée intéressante du Grand Débat, où l’on peut retrouver la pensée de Paul Ricœur, n’a pas abouti finalement à une négociation, faute d’avoir mobilisé les acteurs concernés, et ce, de leur fait, et pas seulement de celui du pouvoir.
Peut-on imaginer un renversement de tendances ? Il faudrait au moins une profonde réforme institutionnelle et un personnel politique renouvelé – toutes choses qui semblent pour l’instant hors d’atteinte.
Michel Wieviorka, Sociologue, membre Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS, EHSS-CNRS), Auteurs historiques The Conversation France
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