Paris, 28 mars 2023 (Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas)
Un premier fait est à noter : le passage en force du gouvernement, le 16 mars, pour imposer avec l’utilisation de l’article 49.3 son attaque contre les retraites n’a en rien démobilisé les millions de salarié·e·s mobilisé·e·s depuis 3 mois, ni modifié dans la population le soutien massif à ce mouvement, le rejet de la réforme et l’isolement impressionnant de Macron et de sa Première ministre. Cette situation les use, au point de ne plus faire la moindre apparition publique risquant de les confronter sous l’œil de médias à la colère populaire. Cet isolement de Macron, de son gouvernement et de sa minorité parlementaire se répercute : dans le grand nombre de permanences de parlementaires taguées ou murées de parpaings ; dans les sondages successifs présageant d’un effondrement du nombre d’élu·e·s macronistes en cas de dissolution de l’Assemblée nationale ; dans le discrédit se répercutant sur le parti des Républicains, coupables de soutenir Macron dans cette attaque sociale. Crise sociale, crise démocratique, blocage politique se cumulent donc, maintenant une situation d’interrogation, d’instabilité. Elle peut se dénouer par un lent tassement du mouvement et une sourde montée des rancœurs populaires, mais aussi par un nouveau sursaut comme le mouvement en a connu depuis trois mois.
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Le fait le plus important des derniers jours a sans conteste été, samedi 25 mars, le déferlement de violences policières à Sainte Soline, près de Nantes et du littoral atlantique, violences qui révèlent la fébrilité de Macron et de son gouvernement. Depuis plusieurs années, les associations de luttes écologistes, la Confédération paysanne, avec le soutien de plusieurs syndicats et partis de gauche sont mobilisés contre la construction de seize mégabassines dans les Deux Sèvres, réservoirs de plein air surélevés et s’enfonçant à 10m de profondeur, permettant de pomper l’hiver la nappe phréatique pour créer des réserves d’eau avec une capacité pouvant aller jusqu’à 260 piscines olympiques (650’000 m3). La préfecture, le gouvernement veulent imposer ces projets qui correspondent aux besoins de grands exploitants agricoles, pour des cultures voraces en eau comme le maïs destiné à l’alimentation animale.
Un large front de résistance s’est construit en lien avec des réseaux dénonçant les risques évidents de telles bassines, à l’heure du réchauffement climatique, de l’appauvrissement des nappes phréatiques, pour satisfaire un mode de culture qui doit obligatoirement être remis en cause. De plus, ces mégabassines sont synonymes d’appauvrissement des rivières, de leur biotope, mais aussi de privatisation de l’eau, d’une ressource de bien commun, au profit des exploitants de ces réserves et de 5% des agriculteurs du département des Deux Sèvres [Centre-Ouest], avec des effets de gaspillage considérable des ressources, puisque le taux d’évaporation varie de 20 à 60% selon les experts de la recherche scientifique.
Quelque 30’000 personnes se sont rassemblées le 25 mars, à l’appel du large réseau, « Bassines non merci », Soulèvements de la Terre, Confédération paysanne pour marcher vers le chantier d’une de ces bassines, c’est dire une vaste cavité recouverte de bâches imperméables. Pour protéger ce monticule, la manifestation avait été interdite et 3000 gendarmes et policiers mobilisés. Invoquant un climat de « guerre civile » et la « volonté de tuer » des manifestants présents, un déluge de plus de 5000 grenades lacrymogènes, 89 grenades de désencerclement, 81 tirs de LBD [« Lanceur de balles de défense »] se sont abattus sur la manifestation. Plus de 200 blessé·e·s parmi les manifestant·e·s, notamment par des GM2L, grenades explosives libérant du gaz lacrymogène projetant, en explosant, des débris pouvant blesser grièvement. Toutes ces munitions sont classées munitions de guerre par le Code de sécurité intérieure.
Cela n’a pas empêché Gérald Darmanin, interrogé par la presse, de mentir dans un premier temps prétendant qu’« aucune arme de guerre » n’avait été utilisée, devant démentir lui-même cette affirmation, suite aux bilans policiers. Au premier bilan humain, deux hommes sont toujours dans le coma, une jeune femme a le visage brisé, un autre a perdu un œil. Depuis plusieurs années, la Ligue des Droits de l’Homme, Amnesty International, le Comité contre la torture des Nations unies, le Conseil de l’Europe, publient avis sur avis s’inquiétant ou dénonçant les méthodes d’intervention à la française lors des manifestations sociales, en vain. Macron et Darmanin, après leurs prédécesseurs, affirment que les violences policières n’existent pas en France, invoquant à tort Max Weber pour se réfugier derrière la « violence légitime de l’Etat ». Ce qui est certain dans cet épisode dramatique est le suivant : ce n’était pas le chantier d’une bassine que protégeait la police. C’était bien plutôt le marigot de Macron et de son gouvernement et la crainte d’une crise sociale et politique qui affirme ses multiples dimensions et fasse ressortir que, dans la question des bassines comme des retraites, nous sommes confrontés à des choix de société et surtout à l’absence de toute souveraineté populaire, de tout contrôle démocratique permettant de contester, de s’opposer à des choix de classe, faits au nom des règles et des intérêts capitalistes.
En creux, une large majorité de la population, les classes populaires, refusent cette mécanique et ces choix. La crainte est évidemment que ce refus en creux se transforme en exigences et en volonté politique d’affirmation positive. Il fallait donc criminaliser, étouffer et gazer les 30’000 manifestant·e·s présent·e·s à Sainte Soline. La panique gouvernementale est allée jusqu’à retarder pendant trois heures, selon les organisateurs présents sur place, l’intervention du SAMU (Service d’aide médicale urgente) pour évacuer l’un des hommes, aujourd’hui dans le coma. Depuis, les manifestations de dénonciations de ces violences se sont multipliées, plusieurs plaintes ont été déposées, mais le ministre de l’Intérieur s’est surtout empressé d’entamer une procédure de dissolution du réseau des Soulèvements de la Terre, organisateur de la manifestation.
En écho à la violence de Sainte Soline, ces derniers jours ont vu la multiplication des interdictions de rassemblements, d’arrestations « préventives » autour des manifestations, de mise en garde à vue, de mise en examen de nombreux manifestant·e·s et même de responsables syndicaux, de contrôle d’entrée dans des universités par la police comme à la fac de Paris Tolbiac, l’intervention du RAID (groupe d’intervention dédié aux affaires de grand banditisme et de terrorisme) pour mettre fin à l’occupation d’une faculté de Bordeaux. Là aussi, le but évident est de mettre fin à toutes les actions de blocages, d’occupations qui se multiplient pour maintenir la pression sur le gouvernement et entretenir les mobilisations, comme l’ont été les manifestations de nuit dans les jours qui ont suivi le 49.3 .
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Cette répression va de pair avec des violentes attaques contre la France insoumise (FI) qui appellerait à la guerre civile. Autant le Rassemblement national (RN) reste totalement dans le cadre institutionnel espérant cueillir, en 2027, les fruits de la colère sociale, sans remettre en cause les politiques capitalistes, autant la FI, et même les partis de la NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) dans leur ensemble se font l’écho, avec plus ou moins de force, du mouvement social et de ses exigences. Et il est vrai que la crainte du pouvoir est bien que se réalise, ce qui n’est pas le cas, un front des forces sociales et politiques, une jonction rendant crédible une alternative fondée sur les besoins populaires. Aussi, discréditer la NUPES est nécessaire pour désamorcer une telle perspective. « Mieux vaut le Rassemblement national que l’unité populaire » semble bien être la consigne gouvernementale.
Dans ce contexte, la dixième journée nationale appelée par l’Intersyndicale le 28 mars, a encore manifesté la vigueur de la mobilisation. Avec plus de 2 millions de personnes au niveau national, 450’000 à Paris, elle était plus faible que le 23 mars, mais se situe dans les chiffres hauts des manifestations depuis janvier, notamment toujours dans des dizaines de villes petites et moyennes. A côté des manifestations, des dizaines d’actions de blocages de périphériques, comme à Caen, Rennes, Le Mans, de dépôts pétroliers, de péages, d’aéroport comme à Biarritz, ou encore le musée du Louvre à Paris. 450’000 jeunes dans le cortège, chiffre presque égal aux 500’000 du 23 mars. Néanmoins cette journée a clairement marqué le pas dans l’action gréviste, avec l’arrêt des grèves des éboueurs à Paris et à Marseille, une nette baisse dans la Fonction publique et dans l’Education nationale. De même, à la SNCF, où 45% des agents de conduite étaient en grève le 28 mars, le mouvement est moins une reconductible que le choix des journées de l’intersyndicale.
Les limites de ce mouvement – même s’il voit les journées de manifestations les plus importantes depuis des dizaines d’années – sont toujours présentes : pas de généralisation de grèves reconductibles au-delà de quelques secteurs qui ne peuvent guère rester plus longtemps dans la reconduction ; faible présence aux assemblées générales dans les secteurs en grève ; et peu d’assemblées générales interpro qui avaient pu être le cœur de grandes mobilisations antérieures, comme en 1995 ou en 2010.
Ces limites existent malgré l’action militante de dizaines de milliers de militant·e·s, de salarié·e·s qui sont aujourd’hui le cœur du mouvement dans l’animation des manifestations et des blocages. Pèse aussi le rôle contradictoire de l’intersyndicale. Une telle unité de toutes les centrales syndicales est une première ; elle est à l’échelle du profond désaveu de la réforme de Macron et a été jusqu’à aujourd’hui un réel support pour organiser la mobilisation dans beaucoup de villes et de secteurs, même si, aujourd’hui, la question des affrontements et de la nécessaire dénonciation des violences policières devient une pomme de discorde dans plusieurs intersyndicales départementales ou locales. A l’évidence ce n’est pas l’intersyndicale nationale ni la présence en son sein des syndicats CFDT ou UNSA qui ont entravé la mise en place d’interpros locales ou la présence aux assemblées générales grévistes. Par contre, en fixant elle-même le rythme, l’intersyndicale s’est calée sur les possibilités de secteurs les moins à même d’entrer en reconductible, au préjudice d’un échéancier d’affrontement se calant sur les secteurs les plus mobilisés dans la reconductible pour favoriser l’extension de la reconduction. Ce fut le cas, sinon dans les écrits, mais au moins en pratique autour du 7 mars, avec un succès limité. Ce n’est plus le cas depuis.
Dès lors, les regards se tournent vers des échéances extérieures au mouvement lui-même. Il en est ainsi de la rencontre entre l’Intersyndicale et la première ministre, le 5 avril. C’est une petite manœuvre d’Elisabeth Borne pour essayer de sortir du blocage dans lequel elle se trouve. Chargée par Macron « d’élargir sa majorité », elle sait que le seul partenaire possible théoriquement, les Républicains donneront une fin de non-recevoir à ce qui n’est même pas une offre de contrat commun de gouvernement. Dès lors, sur le terrain des « partenaires sociaux », elle cherche à apparaître ouverte à débattre de nouveaux dossiers. Mais c’est considérer que la question des retraites est réglée et que les directions syndicales acceptent une défaite frontale. Ce n’est pas aujourd’hui le cas, même pour la CFDT. Dès lors, sauf bonne ou mauvaise surprise, la réunion n’a qu’un enjeu de façade.
Pendant ce laps de temps, événement révélateur, le gouvernement va mettre en débat la loi de programmation militaire 2024/2030 qui prévoit de passer ce budget à 413 milliards quand le précédent était de 293 milliards. Plus de 100 milliards d’augmentation, 100 milliards qui n’iront ni dans les budgets sociaux ni dans le financement des retraites.
Léon Crémieux