« Tous ceux qui connaissent un peu l’histoire savent aussi que les grands bouleversements sociaux sont impossibles sans le ferment féminin. Le progrès social peut être mesuré précisément par la position sociale du beau sexe »
[Lettre de Marx à Kugelmann, 12 décembre 1868]
1. Iran : La renaissance d’un peuple laïc
Le 16 septembre 2022, une jeune femme kurde nommée Jina Mahsa Amini est décédée lors de sa garde à vue par la police de mœurs. Sa mort a déclenché des protestations à l’échelle nationale : des jeunes filles et des femmes sont descendues dans la rue, brûlant leurs voiles, se coupant les cheveux et hurlant pour exiger la fin de ce régime sanguinaire.
Une volonté de changement radical
L’explosion d’une colère féminine longuement accumulée.
Cette contestation est l’aboutissement de décennies de colère contre l’apartheid sexiste : banalisation des discriminations juridiques, violences étatiques, humiliations quotidiennes. Depuis plus de 40 ans les femmes et les filles vivent sous l’oppression et la terreur imposées par le gouvernement iranien, subissant des restrictions humiliantes concernant leurs tenues, leurs comportements et les aspects les plus intimes et privés de leur vie.
Pendant trop longtemps, le corps et la sexualité des femmes ont été un outil politique pour préserver le système patriarcal, en Iran comme ailleurs. Pendant des années, chaque femme a accumulé en elle une colère contre cette oppression personnelle et institutionnelle. Et c’est la convergence de ces colères individuelles qui s’exprime collectivement aujourd’hui et alimente ce soulèvement féministe.
Dirigé par des femmes, ce mouvement a uni la grande majorité de la population (quelque soit le sexe, l’âge, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, l’appartenance ethnique et le statut socio-économique) dans le rejet des lois arbitraires concernant le port obligatoire du voile, les restrictions à l’autonomie et à l’intégrité physique des femmes, les atteintes à la vie privée.
Ce soulèvement s’oppose à toute tentative de remettre en cause la liberté d’expression des femmes. Il vise à mettre fin à l’oppression de leur sexualité, et la violation de leurs droits sexuels et reproductifs. Il procure un espace à l’expression de leur colère dans une vie imprégnée de persécutions politiques, de corruption économique et de destruction environnementale.
Cette courageuse nouvelle vague de résistance féministe a ébranlé les fondements de la théocratie patriarcale et archaïque. Le gouvernement iranien réagit par la force brutale, les détentions arbitraires et les exécutions publiques. À la fin janvier, plus de 500 personnes avaient été tuées par les forces de sécurité iraniennes, dont 70 enfants (beaucoup pensent que ces chiffres sont largement sous-estimés). Viennent s’y ajouter les suicides de personnes relâchées, et maintenant le début des exécutions capitales.
La plus grave crise politique de l’histoire de la République islamique.
Les racines de cette crise datent de l’émergence du régime théocratique en 1979. De par sa durée, son extension à toutes les régions du pays, ses particularités et ses conséquences, cette crise diffère largement de celles qui l’ont précédée.
• En 2009, la réélection fraudeuse de Mahmoud Ahmadinejad pour un deuxième mandat présidentiel, avait fait descendre dans les rues des grandes villes de très nombreux Iranien∙nes qui scandaient « Où est passé mon vote ? » [1].
• Fin 2017 et début 2018 [2]), l’annonce par le gouvernement de nouvelles mesures d’austérité économique provoquée une vague de manifestations secouant tout le pays, rapidement et violemment réprimées par les forces de l’ordre [3].
• En novembre 2019, une mobilisation massive contre l’augmentation du prix des carburants a eu lieu sur l’ensemble du territoire. Elle a été réprimée dans un bain de sang sans précédent.
On est ainsi passé de la contestation électorale de 2009, aux contestations de type économiques et sociales de 2017 et 2019. Ces dernières reflétaient la dégradation du niveau de vie de la population, l’appauvrissement de la classe moyenne, l’augmentation du chômage, et l’amplification de l’inflation.
Durant les années qui suivirent, la détérioration de la situation socio-économique a continué, et l’inflation a atteint 40 %.
C’est dans ce contexte qu’en juin 2021 a été « élu » à la présidence de la République l’ultra conservateur Ebrahim Raïssi. Celui-ci est surnommé« le boucher » en raison de son rôle dans l’assassinat de milliers de prisonniers politiques en 1988.
La gestion d’un pays en crise économique, engagé dans d’interminables négociations internationales pour faire revivre un accord nucléaire moribond, est passée entre les mains d’un religieux au passé sanguinaire, élu avec le taux de participation le plus faible de l’histoire de la République islamique. Après que la fraction ultra-conservatrice du régime se emparée du contrôle des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), elle décida de réactiver la brigade des mœurs. C’est dans ce contexte que la crise actuelle s’est déclenchée.
L’assassinat de la jeune kurde Jina Mahsa Amini le 16 septembre, par la police des mœurs pour un voile mal ajusté, a immédiatement déclenché un tollé d’ampleur sans précédent dans tout le pays, et plus particulièrement chez les jeunes femmes. Celles-ci ont rapidement lancé un mouvement de protestation qui s’est étendu en quelques jours à tout le pays.
Aux jeunes femmes se sont joints les jeunes hommes. De la rue, la contestation a gagné les universités, et bientôt les collèges, les lycées et même les écoles primaires. En quelques semaines, ce mouvement s’est transformé en un soulèvement regroupant de nombreuses composantes de la société iranienne qui désormais rejettent massivement un régime considéré comme incompétent, corrompu et terriblement répressif. La grande majorité de la population ne s’identifie pas à un tel régime. Outre le clergé chiite, les seules personnes lui étant restées fidèles sont les Gardiens de la révolution (ainsi que leurs affidés) qui sont impliqués dans de nombreux secteurs de l’économie, ainsi que d’autres groupes liés aux « institutions révolutionnaires » comme les fondations, toutes dirigées par le bureau du Guide.
Jin, Jiyan, Azadi (Femme, Vie, Liberté)
Depuis l’arrivée au pouvoir du régime actuel, de nombreux soulèvements et mobilisations ont eu lieu. Les femmes y étaient présentes à chaque fois, et elles ont marqué ces rébellions par leurs revendications de liberté. Mais la révolte actuelle est de nature différente, car elle a été directement lancée et contrôlée par des femmes.
Le soulèvement a commencé le jour des funérailles de Jina dans sa ville natale située au Kurdistan iranien. Il s’est rapidement étendu dans cette région marquée par l’oppression nationale et sexuelle pratiquée par le régime théocratique depuis le premier jour de son arrivée au pouvoir. Les rues y sont devenues effervescentes. « Jin, Jiyan, Azadi » fut le principal slogan scandé et celui de « Zan, Zéndégui, Azadi » (sa traduction en persan) lui a fait écho dans d’autres villes d’Iran. Il s’est également répandu dans toutes les langues pour exprimer la solidarité internationale des peuples du monde avec les femmes iraniennes.
L’assassinat d’une jeune femme ordinaire est en Iran un événement malheureusement fréquent, socialement considéré comme banal. Pour le régime théocratique de tels meurtres ont peu d’importance. Celui de Jina est néanmoins devenu très rapidement une affaire nationale pouvant ébranler les fondations du régime, et a également pris une dimension internationale.
Si des femmes ont très courageusement été à l’origine du déclenchement de la crise actuelle, c’est parce qu’elles sont les premières victimes de la contre-révolution islamique et qu’elles subissent depuis 44 ans un système oppressif les réduisant en citoyennes de second rang. Un bref résumé de l’histoire de la société iranienne et du statut des femmes sous la République islamique est indispensable pour comprendre ce qui se passe actuellement dans le pays.
Retour sur le renversement du régime monarchique
En 1977-1979, la révolution contre la dictature du Chah et pour l’obtention de la liberté politique a été l’une des révolutions les plus importantes du XXe siècle. Elle a connu un degré incroyable de participation des masses et a duré deux ans.
Pendant les quatre derniers mois menant à l’insurrection du 13 février 1979, une grève générale a eu lieu impliquant plus de 4 millions de salarié∙es. On a assisté dans les entreprises à une explosion de comités de grève, de syndicats et de conseils ouvriers (chora en persan). Ces derniers entendaient exercer un contrôle sur la production ou encore enquêter sur les contrats conclus avec des sociétés étrangères.
Simultanément, la plupart des secteurs urbains étaient sous le contrôle de comités de quartier.
Alors que Khomeiny cherchait à négocier une transition en douceur, une insurrection populaire a eu lieu à Téhéran du 9 au 13 février 1979. Elle a débouché sur l’abolition de la monarchie.
La nuit de l’insurrection de Téhéran, on a estimé que plus de 300 000 revolvers et mitrailleuses avaient été dévalisés dans diverses casernes militaires et distribués à la population. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que Khomeiny ait dû organiser l’une des contre-révolutions les plus rusées et les plus sanglantes de l’histoire récente.
Le nouveau gouvernement a décrété la nationalisation totale de l’industrie pétrolière (26 février 1979), puis la nationalisation de l’industrie (16 juin).
La mise en place d’une théocratie islamique fascisante de type mussolinien
Aussitôt commencée, la révolution a été déclarée terminée par ceux qu’elle avait portés au pouvoir. Khomeiny ordonna d’empêcher que « les armes tombent aux mains des ennemis de l’Islam » et a déclaré : « Je n’admettrai pas l’anarchie ».
Dès les jours suivants, les religieux ont mis en place des comités dans les quartiers et les lieux de travail. Ces Comités Imam Khomeiny s’employèrent à poursuivre la récupération systématique des armes et à établir l’ordre capitaliste-islamique. Les miliciens islamistes eurent le droit de tirer sur les personnes armées circulant sans autorisation. De même la Savak, la sinistre police politique du Chah, fut remplacée par la Savama. Mais si le sigle changeait, beaucoup de ses membres restaient les mêmes et son fonctionnement ne changeait pas.
Parallèlement, l’autre mesure d’urgence du nouveau régime fut d’appeler « les chers ouvriers », comme disaient les religieux, à reprendre le travail, et en particulier à augmenter la production pétrolière.
Bien sûr, les Mollahs durent faire tomber des têtes et exécuter quelques fournées d’officiers, dont des responsables de la police et de la Savak, trop haïs et trop compromis avec le régime du Chah. Mais des « cerveaux » de l’ancien régime restèrent en place, notamment pour mettre en place la Savama, la nouvelle police politique.
L’armée avait certes été ébranlée par l’insurrection de Téhéran. Mais l’état-major, en se ralliant relativement vite, en avait préservé l’essentiel. La haute administration et une bonne partie de la Savak sortirent de cette épuration globalement intacte. Dès le 18 avril, Khomeiny proclama une journée de l’armée avec un défilé à Téhéran. En juin, il annonça une amnistie en faveur des militaires et des policiers. Et, à partir de juillet, il devenait interdit de porter plainte contre eux.
La hiérarchie militaire avait été l’enfant chérie du Chah. Ses membres avaient été formés aux États-Unis et Khomeiny pouvait à juste titre craindre des complots de sa part. Ainsi, après le raid américain contre l’Iran en avril 1980, on apprit que plus de deux cents militaires iraniens avaient participé à une conjuration.
Le problème posé par l’armée fut sans doute l’une des raisons qui poussèrent le nouveau régime à promouvoir et organiser des corps de répression armés plus directement loyaux envers lui et à son idéologie : le Corps des Gardiens de la révolution (Pasdaran) ainsi que diverses autres milices paramilitaires islamiques, recrutées en grande partie dans la jeunesse miséreuse, les voyous, les criminels de droit commun et le lumpen-prolétariat. Ces forces furent encadrées par des milliers de mollahs ou d’apprentis-mollahs. Elles avaient de plus la capacité d’encadrer et contrôler la population, ce qui était hors de portée de l’armée classique.
Durant des semaines, et même des mois, après le renversement de la monarchie, les villes, puis plus sporadiquement les campagnes, connurent un bouillonnement politique et social. De nouveaux comités généralement impulsés ou en tout cas pris en mains par des militants islamiques, apparurent dans les quartiers et lieux de travail.
Mais simultanément ces comités traduisaient, y compris de façon déformée, l’aspiration générale de la population à exercer un certain pouvoir. Ceux-ci furent ensuite structurés au niveau des villes sous la direction de religieux.
Dans les usines, l’effervescence et l’enthousiasme régnèrent pendant quelque temps. Des sortes de conseils de travailleurs (les Choras), apparurent dans un certain nombre d’entre elles. Les ouvriers cherchaient à détecter les agents de la Savak, revendiquaient pour les salaires, mais aussi pour pouvoir nommer les dirigeants de leur entreprise lorsque, comme c’était souvent le cas, les anciens avaient mis la clé sous la porte.
La plupart des Choras n’étaient pas consciemment des structures de contestation, même s’il leur arrivait de gêner la production.
Et même si la classe ouvrière put, durant cette époque, faire quelques pas dans l’apprentissage de la discussion libre et de l’organisation élémentaire, les militants islamiques conservèrent en fin de compte le contrôle des comités de travailleurs, qui furent transformés en simples instruments de contrôle et d’espionnage du régime et finirent par tenir lieu de police khomeyniste.
Les divers comités auraient-ils pu devenir l’embryon d’organes indépendants de la classe ouvrière ? Peut-être. Mais il aurait fallu que les principales organisations de gauche ayant des militant∙es dans ces structures, proposent une autre politique que celle de soutenir le nouveau régime.
Malheureusement, presque toutes avaient de profondes racines staliniennes et vouaient la révolution à en rester à un stade anti-impérialiste. L’heure n’était pas pour elles à lutter simultanément pour la démocratie et encore moins le socialisme qu’elles renvoyaient à un avenir lointain. Voyant dans Khomeiny le champion de la lutte contre « le grand Satan impérialiste », les principales organisations se réclamant de la gauche firent bloc avec lui contre la bourgeoisie libérale. Elles accusèrent les courants de gauche voulant lutter simultanément contre l’impérialisme, pour la démocratie et pour le socialisme d’être la cinquième colonne de la contre-révolution [4].
La première opposition ouverte rencontrée par le nouveau régime fut celle des populations des différentes minorités opprimées dans le Baloutchistan, le Turkménistan, le Khuzestân pétrolier (où la population est en partie arabe et non persane), et surtout le Kurdistan avec ses traditions de lutte pour l’autonomie culturelle et où les organisations nationalistes réclamaient une forme d’autonomie.
Pour ces minorités, l’empire des Pahlavis avait été une « prison des peuples non-perses ».
2. Les femmes dans la révolution de 1979 et après
L’histoire spécifique du voile et du dévoilement dans l’Iran moderne est, bien entendu, longue et compliquée.
L’époque de la monarchie
En 1936, pendant la dictature de Réza Chah, un décret gouvernemental a interdit aux femmes le port du voile en public. Ce dévoilement obligatoire a reconfiguré le signifiant islamique, dénaturalisant la marque de la féminité « traditionnelle », inscrivant « la femme naturelle et moderne » comme une seconde nature féminine renforcée. À ce propos, Afsaneh Najmabadi, chercheuse sur le féminisme en Iran, se souvient de l’histoire de sa mère : « Après que Réza Chah décrété le dévoilement obligatoire des femmes en public (janvier 1936), elle et d’autres femmes ont travaillé pendant plusieurs jours face aux murs, afin d’éviter le regard masculin ».
Dans son article elle souligne le caractère momentané de cette ambivalence en expliquant comment « une fois habituées au dévoilement, tant de possibilités dans la vie publique s’ouvraient aux femmes… c’était une expérience à la fois oppressive mais aussi significativement émancipatrice ». [5]
Dans les décennies antérieures à la révolution de février 1979, il n’existait pas de mouvement des femmes en Iran. Ce qui avait pris forme après la révolution constitutionnelle de 1906 puis dans les années 1941-1953, même très limité, est mort avec le coup d’État de 1953. Dans les années de dictature ayant suivi celui-ci, chaque fois que la « question des femmes » était posée, c’était à l’initiative du gouvernement et en relation avec les besoins de l’ordre existant.
Dans la période postérieure à la seconde guerre mondiale, le développement capitaliste en Iran avait répondu aux nouveaux besoins du capitalisme mondial. Il avait été le fait de l’État iranien.
Le cadre législatif correspondant a été parfois mis en place progressivement, et parfois d’un seul coup. Le développement inégal et combiné de l’économie s’est traduit par une combinaison bancale entre, d’une part, les secteurs modernes de la production et les administrations liées à l’impérialisme et, d’autre part, le cadre général précapitaliste. Il en a résulté des problèmes particuliers se reflétant à différents niveaux.
Il en allait de même concernant « la question des femmes ». Pour faire correspondre les anciennes relations sociales avec le nouveau mode de production des lois ont été empruntées aux pays capitalistes avancés. Dans ces pays, elles avaient été obtenues par des années de lutte, et notamment celles relatives aux droits des femmes.
La « femme libérée » a été le porte-drapeau du discours sur « l’Iran au seuil d’une grande civilisation ». Dans les grandes villes, une partie non négligeable des femmes se sont mises à travailler à l’extérieur du foyer. Mais cela constituait un mauvais rapiéçage, détonnant sur un large fond d’arriération. Il en allait de même pour le petit nombre d’usines et de fermes industrielles noyées dans un océan de petits ateliers et de fermes permettant à peine à leurs propriétaires de vivre.
Avec la machine à laver, l’aspirateur, la gazinière etc. le modèle de la « femme nouvelle » est arrivé. Celle-ci n’était pas simplement une consommatrice, elle était instruite, elle travaillait et était éligible à des droits sociaux. Elle devait simultanément être une bonne mère pour ses enfants et une bonne épouse pour son mari. Ce tableau était mis en avant pour que « la grande civilisation » soit mieux acceptée par l’opinion iranienne et internationale.
Dans ces conditions, ont été octroyées des lois de protection de la famille, le droit de vote pour les femmes, l’éducation obligatoire pour les filles et les garçons, des cliniques de planning familial rendant possible l’exercice du droit à l’avortement, des crèches publiques pour les employées et les ouvrières, l’apprentissage professionnel pour les femmes, etc.
Dans les pays capitalistes avancés, ces droits et possibilités avaient été obtenus par les femmes elles-mêmes, après d’importantes luttes. En Iran, ils ont été introduits, d’une façon incomplète et superficielle dans le code civil, la législation du travail et de la sécurité sociale.
À cause des conditions arriérées de l’Iran (l’analphabétisme de la majorité des femmes, les conditions de vie précapitalistes, la position dominée des femmes au sein des familles traditionnelles), le bénéfice de ces lois a été limité à un très petit nombre de femmes. Et c’est seulement dans les années 1970 (à la fin du règne de Mohammad Reza Pahlavi) que les avantages procurés par un certain nombre de ces lois se sont relativement généralisés.
La révolution de 1979
À l’époque de la monarchie, les revendications spécifiques des femmes n’ont jamais été mises en avant. Il n’existait pas de tradition de lutte pour la libération des femmes, et encore moins d’organisations féministes. Cette situation n’a pas changé lors du processus révolutionnaire ayant renversé le Chah, malgré la participation de nombre de femmes à celui-ci.
Il est souvent affirmé que la participation massive des femmes dans la lutte contre le Chah était « une des particularités de la révolution iranienne de 1979 » et que la raison de cette large implication était une volonté « d’intervenir dans le destin politique de la société ». Mais il ne faut pas oublier qu’une partie importante de ces manifestantes appartenaient aux couches les plus arriérées des partisans de l’Imam Khomeiny. Elles s’étaient mis en mouvement non seulement contre le Chah, mais également contre le fait que « la liberté des femmes » avait été octroyée par en haut. L’incompréhension de ce problème est une des « particularités » de cette révolution. Du point de vue de la « question des femmes », la compréhension de cet aspect est très importante.
Lors de la révolution de 1979, l’absence de direction, de programme révolutionnaire et d’organisations adéquates était indéniable. Et cela ne concerne pas que la « question des femmes ». Il est nécessaire de prendre en compte toutes les insuffisances, les maladresses et les trahisons.
Mais cela vaut également pour la dimension femmes dont il faut étudier tous les aspects. C’est seulement ainsi qu’il sera possible de comprendre les raisons de l’échec du mouvement des femmes après la révolution, et empêcher qu’il se reproduise dans les luttes futures.
Sous la houlette de l’alliance entre le clergé et la bourgeoise libérale, la contre-révolution islamique a tout d’abord assuré la direction, sans rivale, de la lutte contre le Chah. Elle a ensuite révélé sa nature réactionnaire et misogyne. Dans les manifestations, les rangs des hommes et des femmes ont été séparés et les femmes sans voile n’ont pas été acceptées.
Dès le début, les femmes du « parti de Dieu » ont été ouvertement recrutées et organisées dans les mosquées contre le fait de ne pas porter le tchador, assimilé à de la prostitution. Simultanément, les manifestations des forces politiques non religieuses subissaient les violentes attaques des « membres du parti de Dieu ». Mais l’ampleur de la revendication de la chute du Chah a soustrait au regard social la nature de ces forces ultra réactionnaires qui, pour dévoyer et limiter le mouvement révolutionnaire de la population, s’attaquaient à tout mouvement non contrôlé par les religieux.
La contre-révolution islamique
Dès les premiers jours après l’insurrection et la stabilisation du gouvernement provisoire, les ordres de Khomeiny pour faire sortir les femmes de la scène sociale ont commencé à être appliquées. Après seulement 20 jours, le droit des femmes d’être juge a été supprimé par un ordre de quelques lignes, et le problème du port du voile a été mis en avant.
L’annonce de cette nouvelle a coïncidé avec la journée internationale des femmes de 1979. Une partie des femmes ayant été confrontées à des attaques ouvertes contre leurs droits élémentaires, avaient compris, avant d’autres, la nature réactionnaire du régime. Et pour la première fois depuis des années, elles ont participé à des manifestations de rue pour défendre leurs droits, une méthode de lutte qu’elles avaient apprise pendant le soulèvement. Et malgré les circonstances, elles ont obligé le régime à reculer provisoirement sur l’obligation du port du voile.
Avec la stabilisation de la contre-révolution, l’attaque contre les droits des femmes a recommencé. En l’absence de luttes conséquentes et organisées des femmes, ce premier recul a été suivi d’une série d’attaques contre leur situation socio-économique. À chaque nouvelle attaque du pouvoir, la réaction des femmes devenait petit à petit plus limitée, et la répression s’en trouvait facilitée. Jusqu’à ce que la possibilité de se défendre disparaisse.
Le potentiel de combativité des femmes dans la première période suivant l’insurrection a montré la possibilité d’organiser des luttes pour obtenir davantage de droits. Mais ceux qui se prétendaient leurs dirigeants n’avaient pas préparé de stratégie offensive dans ce but. Ils ne disposaient pas non plus de stratégie défensive et ont reculé avant la masse des femmes. Résultat : l’inégalité sociale entre les femmes et les hommes est devenue chaque jour plus criante, et les femmes ont perdu le peu de droits qui leur avaient été octroyés avant 1979.
Désormais, la femme n’était plus considérée comme un être humain à part entière, mais comme une moitié d’être humain : « Les femmes, quant à elles, ont des droits équivalents à leurs obligations, conformément à la bienséance. Mais les hommes ont cependant une prédominance sur elles. Et Allah est Puissant et Sage. » (Coran, Sourate Al-Baqara)
Les préceptes islamiques enlèvent pratiquement tout droit aux femmes. Ce sont les besoins du gouvernement islamique et le rapport de force entre révolution et contre-révolution qui déterminent l’ampleur des mesures restrictives figurant dans les lois.
Les femmes le droit de choisir leurs vêtements. La femme « sans-voile » a été présentée comme une lépreuse sociale. Et si une femme refusait de porter les vêtements choisis par ces messieurs sa photo avec commentaire était collée sur les murs des magasins, des hôpitaux, des bureaux, etc. On la privait du droit de faire des achats, de manger, de se soigner, de travailler, de voyager, de s’instruire, etc.
En plus de cela le mari, le père et le frère d’une femme avaient chacun la possibilité de lui interdire de travailler, de voyager et même de sortir de la maison.
Même les femmes partisanes de la République islamique étaient victimes de telles mesures… quand le gouvernement n’avait pas besoin de leur participation active dans ses manœuvres contre-révolutionnaires.
La Constitution, les lois adoptées par l’Assemblée islamique, le Code de travail, ainsi que la règlementation des ministères du travail, de l’éducation et des autres administrations gouvernementales s’appuyaient désormais sur les préceptes islamiques. Derrière de jolies phrases sur les mères et les sœurs, ces textes entérinaient l’infériorité des femmes et leur disparition de la scène sociale.
Durant les premières années de la République islamique, des centaines de livres, articles et essais sur les droits des femmes (en vérité sur l’absence de droit des femmes) ont été imprimés. Ces attaques ont toutes eu lieu sous couvert « de la défense des vertus et de chasteté des femmes respectables ». Elles allaient au-delà des articles dans la presse ou d’amendements de la Constitution, et portaient des coups mortels à la position sociale des femmes.
Une véritable « épuration » sociale a été mise en place à travers une série de mesures : licenciements de travailleuses ; exclusion des femmes de la aute fonction publique ; propagande contre le travail des femmes ; instauration de barrages dans l’éducation, la formation professionnelle et le travail des femmes dans de nombreuses branches, en particulier les carrières techniques et l’agriculture ; réduction du nombre des crèches publiques et l’adoption de lois interdisant l’accès aux crèches pour une partie des femmes ayant un emploi ; et dernièrement, adoption du décret sur le travail à mi-temps des femmes.
Mais à la maison aussi les choses ont empiré : incitation des mères à rester au foyer pour élever leurs enfants ; réduction des droits des mères sur leurs enfants ; suppression des articles électroménagers modernes de la liste des produits dont la fabrication ou l’importation est jugée nécessaire ; fermeture d’une grande partie des usines fabriquant des plats cuisinés ; réduction des services médicaux dédiés aux femmes ; adoption de lourdes peines pour l’avortement ; développement de la polygamie et du « mariage temporaire » présentés comme des devoirs religieux pour « aider les nécessiteux ».
Faut-il considérer que la suppression de ces droits sociaux des femmes est due uniquement à la politique à courte vue du clergé, comme le pensaient beaucoup de femmes ? Ou s’agit-il, comme l’expliquent beaucoup d’intellectuels de gauche, d’un des aspects de la politique du capitalisme iranien failli pour tenter d’en finir avec la crise structurelle et le problème du chômage ? Une chose est claire : ces attaques n’ont pas un impact suffisant pour résoudre la crise du capitalisme iranien.
L’ensemble de ces mesures n’est pas quelque chose de provisoire ou de conjoncturel. Un regard sur les soi-disant « luttes » passées des religieux pour la création de la société islamique clarifie ce point. À l’époque, ils n’avaient pas encore pris le pouvoir, et ne considéraient pas que résoudre la crise structurelle de la société faisait partie de leurs devoirs. Dans le cadre de leur campagne contre l’égalité des droits sociaux entre les femmes et les hommes, ils expliquaient dans les années 1960 :
• « Le pouvoir actuel a en vu d’adopter et de pratiquer l’égalité des droits de la femme et de l’homme c’est-à-dire de piétiner les commandements du Coran miséricordieux ». (Déclaration de Khomeiny, mars 1963).
• « Détestez l’égalité des droits entre des hommes et des femmes et la participation des femmes dans la société qui entraine la corruption et la prolifération du vice, aidez la religion de Dieu ». (Déclaration de février 1964).
Les efforts réactionnaires du clergé pour créer une société islamique remontent à la période de la révolution constitutionnelle de 1906. Les Mollahs, ces parasites oubliés de l’histoire, s’opposaient dès le début à tout mouvement promettant de nouvelles relations sociales. Et partout où l’on entendait le chant de la démocratie, de la liberté et de la modernité, ils opposaient le cri de « la religion se perd ».
Parmi les questions à l’ordre du jour pendant et après la révolution constitutionnelle figuraient celles relatives aux droits des femmes : droit de vote pour les femmes, écoles pour les filles, etc. Les principaux opposants à de telles mesures étaient les religieux réactionnaires. Les intellectuels qui en étaient partisans se sont retrouvés face à la massue de l’excommunication.
Avec le début de l’hégémonie des rapports capitalistes en Iran, les bases du pouvoir des religieux se sont effritées. Ils furent éloignés des structures qui pendant des décennies, leur avaient permis de rançonner la population. Les structures de l’État moderne ont limité leur domination dans des domaines comme la justice, les finances, les pèlerinages, les fondations et dotations religieuses (waqf). Et petit à petit on en était arrivé à ce que les écoles religieuses travaillent sous la tutelle de l’Éducation nationale.
Le clergé s’est transformé en une structure uniquement idéologique, et même dans ce domaine il perdait son influence en particulier dans les grandes villes et parmi les jeunes. Il s’est donc dressé pour défendre son existence. Une lutte qui, en même temps, ne pouvait pas s’attaquer aux bases essentielles et structurelles du capitalisme. Le clergé s’était donc essentiellement contenté de guerroyer contre les changements concernant les structures de la famille traditionnelle et le rôle social des femmes.
Au début des années 1950, deux parties importantes du programme proposé par Navab Safavi, le chef de file islamique allié au gouvernement de Mossadegh, étaient l’exclusion des femmes des administrations et l’obligation pour les femmes de porter le voile en public.
Après la révolution de 1979, ces deux points figureront en tête du programme des comités islamiques créés par le premier gouvernement, composé de libéraux et d’islamistes modérés.
En plus de l’opposition à la réforme agraire, une des plus importantes raisons de l’opposition de Khomeiny à la révolution blanche du Chah était son opposition au droit de vote des femmes.
Toutes les oppositions religieuses étaient hostiles à la participation des femmes à la vie sociale. Non pas, comme cela est parfois prétendu aujourd’hui, contre sa forme « occidentalisée ». Non pas pour s’opposer à la transformation de la force de travail des femmes en marchandise dans le cadre du marché capitaliste. Dans la société capitaliste, la force de travail prend en effet la forme de marchandise, qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme. Et la disparition des relations marchandes dominant la société ne peut résulter que de la lutte de classes et de l’instauration du socialisme.
Le clergé, est organiquement lié à la société de classes. Et il en vit. Sous couvert de lutter contre la transformation en marchandise de la force de travail des femmes, il essaye d’effacer celles-ci de la scène sociale. En gardant les femmes prisonnières des liens précapitalistes et en maintenant en arrière la moitié de la société, le clergé ne s’oppose pas aux bases du capitalisme, mais fait la guerre contre un symbole. « La femme libre » était en effet le symbole brandi par Réza Chah et son fils Mohamad Réza Chah pour prouver leur prétendu modernisme. Les religieux l’ont maintenant remplacé par celui de « la femme voilée », symbolisant l’islamisation de la société.
Les raisons des attaques contre les droits des femmes
Pourquoi ces attaques contre les droits des femmes peuvent-elles si largement être mises en œuvre et se perpétuer ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de prendre en compte la structure du capitalisme iranien et la place infime occupée par les femmes dans les activités productives ainsi que le rapport de forces entre révolution et contre-révolution.
Les attaques effectuées en ce moment contre les positions sociales des femmes vont dans le même sens que les solutions dont le capitalisme iranien a besoin pour tenter de surmonter sa crise : le licenciement des femmes, la fermeture des crèches, la diminution des dépenses des services sociaux dépendant de l’État…
Bien sûr, l’influence que ces mesures pourraient avoir sur la crise ne suffit pas à expliquer les attaques du clergé dès qu’il est arrivé au pouvoir, à une époque où sa domination n’était pas encore stabilisée.
Le début des attaques est dû, d’une part, à l’idéologie des réactionnaires au pouvoir et à la nécessité de stabiliser celle-ci. Cette orientation s’est développée et a été pérennisée parce qu’elle va dans le sens des besoins du capitalisme en crise. D’autre part, à l’absence d’une résistance organisée et dotée d’un programme pour les femmes. Il ne faut pas oublier qu’à la même époque le pouvoir lançait des attaques sauvages et généralisées contre le mouvement révolutionnaire. La pratique de la gauche iranienne et son attitude erronée par rapport à différents aspects de la lutte révolutionnaire – et en particulier sur la question des femmes – joué un rôle important dans la garantie de succès du régime.
Comme nous l’avons signalé précédemment, au moment des mouvements contre le régime d Chah, les femmes n’ont eu nulle part une participation indépendante dans la lutte. Ceux qui se préparaient à prendre le pouvoir s’étaient organisés pendant des mois avant l’insurrection et descendaient dans la rue avec des slogans précis. Il n’y avait pratiquement pas de femmes parmi eux.
Les femmes du « parti de Dieu » étaient organisées par les mosquées autour de slogans réactionnaires. Elles ont commencé à participer aux manifestations, en particulier en province, environ six mois avant l’insurrection de février 1979. À partir de cette date, les femmes sans voile ont été injuriées et parfois tabassées dans les rues par des membres du « parti de Dieu », en particulier les jours de manifestations.
Alors que de nombreuses femmes avaient participé aux manifestations appelant à la chute du Chah et du régime dictatorial, les attaques contre les femmes ont commencé après l’installation du gouvernement provisoire. Et c’est à ce moment-là que, pour la première fois, des femmes se sont mobilisées en tant que femmes pour la défense de leurs droits.
La gauche iranienne et les femmes
Avant 1979, de multiples organisations se réclamant du marxisme-léninisme, de la révolution et de la classe ouvrière existaient en Iran. En pratique, dans la période révolutionnaire précédant l’insurrection, elles se sont contentées d’être suivistes à l’égard du soulèvement. Elles n’ont jamais tenté de mettre en avant un programme indépendant, destiné à élever le niveau de la lutte, de l’organiser et de l’orienter vers une révolution sociale.
Simultanément, ces organisations se sont retrouvées face à la mobilisation des femmes. Même si un certain nombre de leurs membres ont applaudi celle-ci, ces organisations de gauche n’ont rien trouvé dans leur éducation politique antérieure leur proposant un positionnement précis concernant le mouvement des femmes et les actions à entreprendre avec lui.
Cette faiblesse de la gauche est devenue plus claire par la suite, avec la poursuite des attaques contre les droits des femmes.
Après 1953 et la trahison du parti Tudéh (parti stalinien pro-Moscou), les courants de gauche essayant de rompre avec la ligne de Moscou ont conservé comme principale source d’inspiration la même école de pensée et ses différentes variantes (notamment les groupes pro-chinois, pro-cubains, et pro-albanais). Confrontées à la révolution, ces organisations n’ont pas eu de positionnement stable. Les révolutionnaires qui se voyaient les mains vides et n’avaient rien à proposer aux travailleurs et aux travailleuses se sont mis à leur remorque. À la vue d’un ouvrier leurs membres perdaient contrôle. Ils et elles l’écoutaient amoureusement. Ils et elles faisaient du « peuple » et de sa force infinie, un Dieu auquel ils et elles se soumettaient au lieu de lui proposer un chemin. Et lorsqu’un ouvrier parlait de l’exploitation, ils et elles étaient extasiés et voyaient la révolution socialiste à portée de main.
Un peuple qui leur apparaissait d’autant plus révolutionnaire qu’il avait des vêtements les plus déchirés, une maison la moins habitable et des poches les plus vides. Quiconque injuriait l’Amérique devenait anti-impérialiste. Et il leur était possible de fermer les yeux sur ses actes contre-révolutionnaires envers la démocratie, les libertés, les femmes, les ouvrier∙es, la répression au Kurdistan, etc.
Il n’est pas possible ici de parler de tous les aspects de cette faiblesse de la gauche pendant cette période. Il est par contre du devoir des marxistes de tirer les leçons des luttes, des échecs et des raisons de ceux-ci.
Les organisations se réclamant du communisme devraient faire de la question des femmes une de leurs principales priorités. Ce n’est malheureusement pas le cas. Le peu de traduction de livres marxistes sur ce sujet témoigne d’une part du manque d’attention de la gauche à la libération des femmes, d’autre part explique le manque de connaissance de militant∙es sur ce sujet.
Sans connaître les discussions ayant lieu depuis des années au sein du mouvement ouvrier international, différents arguments caricaturaux étaient mis en avant : « une intervention spécifique en direction des femmes divise les rangs de la classe ouvrière » ; « la défense des droits des femmes renforce les femmes bourgeoises » ; « c’est le travail des libéraux » ; « c’est la bourgeoisie qui bénéficie le plus du mouvement des femmes, par exemple c’est en les utilisant qu’elle a organisé au Chili le coup d’État contre Allende ».
Des phrases de ce genre étaient assénées, et on en restait là. Elles permettaient de justifier l’inaction d’une partie importante de la gauche sur la question des femmes.
Une part relativement importante de la gauche iranienne pensait et pense toujours que la réalisation de l’égalité sociale entre femmes et hommes est subordonnée à la réalisation préalable de la révolution sociale. Elle ne reconnaissait pas en conséquence la nécessité d’une lutte spécifique des femmes avant la révolution.
Ceux qui reprennent aujourd’hui à leur compte ces conceptions héritées du passé, ne considèrent pas que la révolution sociale et l’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échange constitue également l’apogée de la lutte pour la libération des femmes. Cette révolution sociale ne constitue ni point de départ de la lutte des femmes, ni son point final.
La révolution sociale est subordonnée à l’organisation de la lutte dans les différentes couches de la population, y compris les femmes. Il ne s’agit pas de se tourner les pouces et de penser que la révolution se fera toute seule et résoudra tous nos problèmes.
Dans la propagande révolutionnaire, il est souvent expliqué que la disparition de l’oppression des femmes résultera de la révolution sous la direction de la classe ouvrière. Le premier problème posé est d’amener la classe ouvrière à la conclusion qu’elle doit se préparer à prendre le pouvoir. Le second est que la classe ouvrière, lors des luttes, parvienne à démontrer aux autres couches sociales dominées qu’en s’unissant avec la classe ouvrière elles pourront parvenir à réaliser leurs propres objectifs.
Les raisons de l’absence d’organisations de femmes en Iran
Pourquoi malgré les efforts déployés pour former des organisations de femmes, le résultat n’a pas été probant ?
Traditionnellement, le point de vue dominant au sein de la gauche iranienne concernant la question des femmes et sa relation avec le mouvement ouvrier, était que non seulement les femmes représentaient la moitié de la classe ouvrière, mais qu’elles en constituaient la partie la plus arriérée. Il s’agissait donc de les amener au même niveau que le reste de la classe ouvrière. Il fallait donc faire connaître aux femmes les idées du parti révolutionnaire, afin qu’elles puissent ensuite, sous direction du parti, lutter au coude à coude avec le reste de classe ouvrière pour la victoire de la révolution.
Au début du XXe siècle, quelques pas dans cette voie ont été franchis, et l’importance du travail du parti révolutionnaire en direction des femmes a été soulignée. Mais la poursuite de cette orientation a rencontré de nombreux obstacles en Iran, comme dans de nombreux pays. Au lieu de continuer à avancer, on a même reculé. Et l’importance de ce recul était telle que, pendant de longues années, les efforts visant à élaborer et mettre en œuvre un programme révolutionnaire, incluant les apports du mouvement des femmes, sont resté infimes.
La gauche iranienne, qui avait comme source principale le stalinisme, n’a pas compris cette première expérience. Elle n’a pas non plus réussi à s’enrichir des nouvelles expériences du mouvement ouvrier mondial.
La révolution russe de 1917 a, dans un premier temps, constitué une menace mortelle pour le capitalisme au niveau mondial. Mais, à la suite de la bureaucratisation du Parti bolchevik et de l’État issu de cette révolution, le régime en place en URSS est devenu un des principaux obstacles à l’activité et à la pensée révolutionnaires.
Au bout de quelques années, les premières initiatives prises en URSS pour mettre fin à l’oppression des femmes étaient tombées dans un cul-de-sac. La fin des discriminations dont étaient victimes les femmes nécessitait notamment des dépenses importantes pour la création de crèches, de services publics, ainsi que l’accès des femmes à une formation générale et professionnelle de qualité. La mise en œuvre de ces mesures est entrée en contradiction avec les intérêts de la bureaucratie.
Lors de la révolution russe, les femmes n’avaient pas d’organisation de défense de leurs droits. C’est une des raisons pour lesquelles la lutte pour la satisfaction de leurs revendications n’a pas pu continuer. La seule organisation de femmes d’URSS était placée sous la direction du Parti communiste. Avec la dégénérescence de celui-ci, l’organisation de femmes a suivi le même chemin et est devenue un des rouages de l’appareil bureaucratique au pouvoir.
Le travail ménager et l’éducation des enfants dans « le paradis socialiste » ont retombé, une fois de plus, sur les épaules des femmes. Des articles ont été publiés pour glorifier la famille. Et l’appareil idéologique de la bureaucratie a présenté la faiblesse de la socialisation de la production et de la reproduction de la force de travail comme le « programme intelligent » du Parti communiste pour maintenir la famille.
L’URSS a donné l’ordre de s’aligner sur sa politique à toutes les organisations liées à elle dans le monde entier. En conséquence, non seulement celles-ci n’ont pas fait avancer les luttes des femmes, mais elles sont au contraire devenues des leviers réactionnaires assurant le maintien de l’oppression des femmes.
Cette orientation a été particulièrement visible dans les pays capitalistes avancés, où l’augmentation du niveau des forces productives d’un côté et les luttes des femmes de l’autre avaient enlevé de nombreux obstacles à l’émancipation des femmes.
Ce type de parti essayait toujours de cacher son rôle réactionnaire derrière des citations de grands noms du marxisme coupés de leur contexte, ainsi que de divers bureaucrates en place.
En Iran le livre Lénine et le problème de la libération des femmes, traduit par Mariam Firouze, une dirigeante du parti Tudéh, est un exemple de ces artifices théoriques utilisant le nom de Lénine. Après la chute de la monarchie ce parti a montré une grande capacité à jouer ce rôle. Le « Comité démocratique des femmes d’Iran » avec son journal Le monde de la femme a essayé, d’un côté, de justifier, d’une façon indirecte, la politique de compromis du Tudéh avec le régime des Mollahs en expliquant que ce pouvoir, moyenâgeux en ce qui concerne les femmes, avait des qualités progressistes. Et de l’autre côté, essayer d’élever le niveau de conscience et de lutte, sans toutefois dépasser les limites fixées par le parti.
Durant les trois années où ce journal est paru, on y trouvait notamment des critiques amicales au régime à propos du recul des droits des femmes, des conseils au gouvernement pour dompter les femmes et les amener à soutenir la République islamique, une orientation traditionaliste vide de contenu révolutionnaire, quelques articles consacrés à la « bonne situation » des femmes dans les pays du « camp socialiste » en tant que ménagère, mère, combattante et productrice. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que des membres du Tudéh aient été attirés par la République islamique.
Malheureusement, ce type de positionnement est fréquent dans une large fraction de la gauche iranienne. Le peu d’ouvrages se réclamant du marxisme traduit en persan l’ont été, soit par le parti Tudéh, soit par des personnes ou organisations qui en dernière analyse justifiaient la position prévalant en URSS.
Cette pensée monolithique a eu une influence destructrice sur des jeunes se réclamant du marxisme. Une partie d’entre eux (notamment le groupe de guérilla des Fedayin du peuple) ont subi l’influence du stalinisme, essentiellement via le parti Tudéh ou de courants issus de cette formation. Ils et elles n’ont pas été capables de proposer un programme permettant de faire avancer la lutte des femmes et sa structuration, ni de faire connaître les écrits marxistes, ainsi que les expériences accumulées depuis des années par le mouvement ouvrier et le mouvement des femmes, d’un bout à l’autre du monde.
Il y a environ un siècle et demi, Engels dans Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État écrivait clairement le programme socialiste pour supprimer l’oppression femme :
« Nous marchons maintenant à une révolution sociale dans laquelle les fondements économiques actuels de la monogamie disparaîtront tout aussi sûrement que ceux de son complément, la prostitution. La monogamie est née de la concentration des richesses importantes dans une même main – la main de l’homme – et du désir de léguer ces richesses aux enfants de cet homme, et d’aucun autre. Il fallait pour cela la monogamie de la femme non celle de l’homme, si bien que cette monogamie de la première ne gênait nullement la polygamie avouée ou cachée du second. Mais la révolution sociale imminente, en transformant en propriété sociale à tout le moins la partie de beaucoup la plus considérable des richesses permanentes qui se peuvent léguer, les moyens de production réduira à leur minimum tous ces soucis de transmission héréditaire. (...)
« La condition des hommes sera donc, en tout cas, profondément transformée. Mais celle des femmes, de toutes les femmes, subira, elle aussi, un important changement. Les moyens de production passant à la propriété commune, la famille conjugale cesse d’être l’unité économique de la société. L’économie domestique privée se transforme en une industrie sociale. L’entretien et l’éducation des enfants deviennent une affaire publique ; la société prend également soin de tous les enfants, qu’ils soient légitimes ou naturels. Du même coup, disparaît l’inquiétude des “suites”, cause sociale essentielle – tant morale qu’économique – qui empêche une jeune fille de se donner sans réserve à celui qu’elle aime. Et n’est-ce pas une raison suffisante pour que s’établisse peu à peu une plus grande liberté dans les relations sexuelles, et se forme en même temps une opinion publique moins intransigeante quant à l’honneur des vierges et au déshonneur des femmes ? » [6])
Et aujourd’hui, cent cinquante ans après, nos marxistes moralistes et pro-famille ont fait disparaître cette orientation de leur programme. Ils et elles l’ont réduite à l’égalité de droit entre femmes et hommes, et hésitent même à promettre le reste dans un avenir lointain.
Une autre des raisons de la faiblesse de l’action de groupes petit-bourgeois iraniens soi-disant révolutionnaires, était leur emprisonnement dans la pensée populiste.
L’arriération culturelle de la majorité de nos jeunes révolutionnaires était telle qu’ils et elles croyaient que la pauvreté la source de la révolution et lui vouaient un culte. Ils et elles expliquaient fréquemment que « le voile n’était pas le problème de nos femmes travailleuses », « le droit à l’avortement est bourgeois et ne colle pas avec les idées religieuses du peuple », et d’autres affirmations du même genre.
Si les travailleurs et travailleuses que le port obligatoire du voile était une attaque visant leurs droits, s’ils et elles les raisons de l’opposition du régime réactionnaire à l’avortement, s’ils l’importance capitale que la liberté d’expression pouvait jouer dans la chute des régimes capitalistes, quel besoin auraient-ils eu d’intellectuel∙les révolutionnaires ?
En fait, les illusions de la population sur tous ces sujets étaient beaucoup que ce que pensaient les intellectuel∙les petit-bourgeois se réclamant de la gauche. Une des leçons de la révolution 1979 a été que les travailleurs et travailleuses étaient beaucoup plus conscient∙es qu’eux et qu’elles. Kianouri, le leader du parti Tudéh, a écrit dans ses mémoires : « Le défaut désastreux de la révolution réside dans le fait que le peuple a été trop radical et trop à gauche ».
Il existait cependant des personnes et en particulier des femmes qui, cherchant le chemin vers l’organisation des femmes pour la défense de leurs droits, ont essayé de créer une union entre les forces combattantes et ont essayé de trouver une solution. Mais leur dispersion, leur petit nombre, leurs possibilités limitées d’avoir un programme juste de lutte les ont empêché d’avoir une influence notable dans les événements.
Les leçons de la révolution et de son échec pour les femmes
Sous l’ancien régime, la résistance des femmes à l’oppression avait été avant tout individuelle et non pas collective. Les droits limités qu’elles avaient obtenu leur avaient été octroyés par en haut. Elles considéraient ces droits comme tellement naturels, elles avaient obtenu une telle confiance en elles-mêmes que, fermant les yeux sur les noirs dessins des religieux pour les femmes, elles se sont voilées pour aller aux manifestations précédant l’insurrection. Elles pensaient que la nécessité politique l’exigeait, et qu’après il sera toujours temps de rejeter le voile. Elles ont, ainsi, participé à la lutte sous la direction d’autres qu’elles-mêmes. Autrement dit, elles n’ont pas lutté de façon indépendante car le terrain n’avait pas été préparé.
Les femmes ayant bénéficié avant 1979 d’un certain nombre de droits sans avoir lutté pour les obtenir, la revendication de l’élargissement de ces droits n’a pas été posée pendant le soulèvement. Et ceci dans des conditions où le bénéfice même de ces quelques droits n’était pas généralisé. Les femmes sont donc rentrées dans la lutte, sans revendication propre pour leur libération et la fin de l’oppression sexuelle dans la société.
Dans les premiers jours suivant l’insurrection, l’optimisme a disparu. Les femmes étaient surprises et désarmées face au début des attaques du régime islamique. Elles n’étaient pas préparées à se défendre. Malgré cela des femmes, surtout celles ayant goûté aux quelques droits octroyés précédemment, se sont défendues et sont descendues dans la rue.
Cette fois, un mouvement propre aux femmes est entré en scène. Un mouvement spontané, sans expérience, sans programme, sans organisation et sans perspectives. Mais plus celui-ci continuait, plus ses faiblesses devenaient évidentes.
Quelques organisations de gauche et quelques intellectuel∙es radicaux avaient commencé par effectuer des premiers gestes de soutien envers ce mouvement des femmes. Mais rapidement, s’appuyant sur les faiblesses de celui-ci, ils et elles ont déclenché une pluie de critiques contre lui et l’ont boycotté.
Ils et elles attendaient de ce mouvement inexpérimenté et inorganisé des réponses à des problèmes pour lesquels ils et elles ne proposaient rien. Et les efforts faits par certain∙es membres, notamment des femmes, de diverses organisations politiques pour proposer des perspectives au mouvement des femmes, ont fait l’objet d’un véritable sabotage.
Pendant que le régime développait et accentuait la répression, les attaques contre les droits des femmes ont pris de plus en plus d’ampleur. Et les militant∙es de la cause des femmes, qui avaient participé à la lutte, démoralisé∙es et impuissant∙es, ont été poussé∙es vers l’inaction.
Les attaques contre les droits des femmes avaient commencé avec l’obligation du port du voile dans les lieux publics, mais elles ne se sont pas arrêté∙es là et ont atteint une grande ampleur. Le régime est entré en guerre non seulement contre les droits juridiques et politiques des femmes, mais également contre leur position socio-économique.
Les droits des femmes sont un ensemble qui se tient. L’attaque contre n’importe lequel d’entre eux doit être considérée comme une attaque contre l’ensemble de ceux-ci. Elle ne constitue que la préparation des attaques ultérieures. Face à l’offensive contre les droits des femmes il n’existe aucune barrière garantie autre que les luttes des femmes pour défendre ces droits.
Il aurait été nécessaire que leurs défenseur∙es préparent une stratégie pour défendre ces droits. Mais une stratégie offensive était également nécessaire pour approfondir le mouvement des femmes en montrant la réalité de l’oppression des femmes et en luttant contre celle-ci, en élargissant leurs perspectives, en attirant dans les rangs des combattantes un nombre toujours plus important de femmes parmi les plus durement opprimées.
L’élargissement des droits démocratiques des femmes et l’extension de leurs libertés dans la société, sont directement liés. L’évolution de ces deux luttes est le reflet du rapport de forces entre le capital et le travail. S’attaquer à n’importe laquelle de ces luttes signifie vouloir changer ce rapport de forces au profit du capital.
L’absence d’une direction révolutionnaire du mouvement des femmes a entraîné une séparation entre cette lutte et celles se déroulant dans l’ensemble de la société. Les femmes ne pouvaient pas spontanément voir les liens entre leur lutte spécifique et les autres luttes : celle des conseils ouvriers apparus dans les entreprises, celle du peuple Kurde pour le droit de déterminer librement son avenir, celle pour la liberté d’expression etc. Et réciproquement, la lutte spécifique des femmes n’a pas eu le soutien des autres luttes. L’absence de coordination entre toutes ces luttes a débouché sur l’échec du mouvement.
S’attendre à ce degré de compréhension et d’homogénéité de la part de mouvements spontanés n’est pas réaliste. L’expérience a démontré une nouvelle fois, que la lutte des femmes aurait eu besoin d’une direction révolutionnaire, simultanément capable d’organiser les femmes pour la satisfaction de leurs revendications spécifiques et d’œuvrer à la coordination nécessaire entre cette lutte et les autres.
Mais cela ne veut pas dire pour autant que les femmes devraient retarder leur lutte et attendre que dans l’unité avec le prolétariat, la révolution socialiste cré la base matérielle de leur libération. C’est une leçon qu’elles comprendront au cours de leur lutte.
Encore une fois, il est du devoir des révolutionnaires de résumer les faiblesses et les points forts de la lutte pour faire avancer la cause.
Un autre point intéressant concernant le mouvement des femmes est l’origine sociale de celles qui y ont participé. La grande majorité d’entre elles étaient des femmes instruites : employées de bureau, personnel hospitalier et enseignantes. Elles avaient bénéficié plus que d’autres des droits accordés aux femmes sous l’ancien régime. Et cela a été utilisé comme prétexte par certaines forces de gauche pour justifier leur position.
La nécessité de structuration du mouvement des femmes
Le mouvement actuel des femmes iraniennes peut ouvrir la voie à la structuration de l’immense force des femmes au sein d’une organisation de lutte pour leur émancipation. Une telle organisation pourrait devenir un instrument puissant contre les réactionnaires, les opportunistes et les défenseurs du système capitaliste qui, en raison de leurs intérêts propres, sont partie prenante de l’oppression des femmes.
Ce type d’organisation ne pourra pas être créé par en haut ou par quelques groupes de femmes. Cette organisation doit sortir du cœur même de la lutte et du mouvement des femmes.
Chaque lutte pour la suppression des discriminations sexuelles et sociales des femmes, ainsi que tout succès dans cette voie, met rapidement en cause les anciens rapports sociétaux, les anciens jugements et la base de la famille patriarcale qui constitue la principale courroie de transmission des rapports de classe. Et tout au long de ce processus de lutte, la nécessité d’une organisation propre des femmes se fera de plus en plus sentir. Un nombre plus important de femmes verront alors qu’avec une direction juste, il est possible d’aller vers leur émancipation.
L’existence d’un mouvement autonome des femmes est indispensable pour convaincre la grande masse des femmes de la complémentarité entre leur lutte spécifique et celles des autres opprimé∙es et exploité∙es, ainsi que préparer la lutte pour la fin de toute oppression.
Une telle organisation ne peut pas voir le jour artificiellement, mais il lui faut une direction capable de la structurer et de la diriger. Reste à savoir ce qu’elle pourrait être.
Le problème de l’égalité des femmes et des hommes n’est pas seulement une question juridique. Il ne peut pas être réglé avec la seule obtention de droits juridico-politiques égaux pour les femmes. Cette discrimination est due au partage social du travail. En dernière analyse elle est l’indication d’un moment particulier de l’histoire sociale, avec un certain partage travail assignant des devoirs différents aux femmes et aux hommes dans la sphère de la production sociale.
La condition préalable à l’égalité complète des femmes et des hommes est l’existence d’une société débarrassée de cette vieille division de travail. Comme la libération de la classe ouvrière et d’autres couches opprimées de la société, la libération des femmes dépend de la disparition de la société capitaliste et de la création d’une société socialiste débarrassée de toute division sociale du travail, et donc de la division du travail entre l’homme et la femme.
Parti(s) révolutionnaire(s) et mouvement des femmes
La pleine participation du mouvement des femmes à la révolution n’est possible que sil existe une force ayant une conscience matérialiste de l’histoire, une vue scientifique de l’oppression et une conscience dialectique de la logique de la lutte pour la libération des femmes. C’est-à-dire une direction socialiste révolutionnaire, permettant de mener d’une façon conséquente cette lutte jusqu’au bout, et de faire en sorte qu’une alliance se réalise entre le mouvement des femmes et les luttes socialistes du prolétariat.
Les militantes du parti doivent prendre toute leur place dans la construction d’un mouvement autonome des femmes, englobant la masse des femmes, reposant sur la démocratie interne et respectant la pluralité des courants politiques participant à ce processus.
C’est uniquement de cette façon que les révolutionnaires se réclamant du socialisme peuvent espérer gagner la confiance des femmes, contribuer à homogénéiser leurs forces, lutter contre la satellisation du mouvement des femmes par des courants bourgeois et ainsi parvenir à ce que les propositions des révolutionnaires y deviennent hégémoniques.
Pour y parvenir, les femmes se réclamant de la révolution socialiste doivent défendre leur programme indépendant à l’intérieur du mouvement plus large des femmes. Il est nécessaire pour cela qu’elles participent à une tendance indépendante des femmes partisanes de la révolution socialiste. C’est uniquement ainsi que le mouvement des femmes pourra se maintenir sur une orientation révolutionnaire.
Sinon, le potentiel de lutte des femmes ne disparaitra pas pour autant, mais ses objectifs se limiteront alors à la satisfaction des seules revendications compatibles avec les intérêts de la bourgeoisie. Le mouvement des femmes pourrait alors se transformer en un levier aux mains de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, et en dernière analyse contre les femmes elles-mêmes.
Dans la situation actuelle où la question programme est particulièrement importante, l’existence d’un mouvement des femmes tourné vers la révolution socialiste revêt une importance de premier plan.
En Iran, les femmes ayant participé au mouvement des femmes même dans de petites organisations, peuvent être d’un grand secours pour capitaliser ces expériences et en tirer les leçons. Non seulement, cela laissera ses empreintes sur le mouvement des femmes, mais une partie de la gauche pourra à cette occasion se libérer de certaines de ses idées petite-bourgeoises.
Une longue route est devant nous et nous en sommes seulement au début. Pouvoir parcourir cette voie dépendra des efforts de chacun∙e d’entre nous.
Nous avons besoin de toutes les sources d’études sur les origines historiques de l’oppression des femmes, ainsi que de l’expérience du mouvement des femmes au niveau international.
Nous avons besoin de connaître précisément les conditions particulières des femmes, ainsi que la forme particulière de leur oppression sous la République islamique.
Nous avons besoin d’un programme de lutte, écrit pour répondre aux problèmes particuliers des femmes en Iran.
3. La douloureuse marche vers la laïcité et la modernité
Le soulèvement des femmes contre le port obligatoire du hijab en public n’est pas seulement un soulèvement féministe et démocratique. Plus fondamentalement, c’est un soulèvement contre la charia islamique, jetant au feu et piétinant le pilier idéologique et identitaire fondamental du régime de la République islamique. Au-delà de son importance révolutionnaire en Iran, cette question a attiré l’attention du monde entier sur la révolte contre le hijab obligatoire, dogme intouchable au sein de l’islam politique. Elle est devenue une source d’inspiration, non seulement dans la région et chez les musulman∙es, mais aussi dans les pays occidentaux. Le cancer de l’islam politique s’insinue dans ces pays à travers la propagation du voile islamique, en tirant parti de la législation sur la laïcité et la liberté de s’habiller.
En Iran, le renversement actuel des barrières entre les femmes et les hommes, et surtout leur direction conjointe du mouvement, quel que soit la forme et le niveau de lutte, est une autre preuve « socialement nécessaire » de l’égalité réelle des femmes et des hommes dans ce soulèvement.
Oser affronter le régime religieux a été l’une des grandes réalisations de ce mouvement. Brûler les portraits de dirigeants et de personnalités religieuses du régime, incendier des séminaires. Faire tomber en public des turbans de mollahs, les ridiculiser d’une manière plus tangible et publique que le fait de proférer des insultes humiliantes à l’encontre de la personne du Guide suprême Khamenei. Le caractère sacré de ce régime politique est brisé à jamais.
Certaines minorités ethniques opprimées ont émergé des cendres de la censure en réclamant leurs droits nationaux bafoués. Le fait qu’aujourd’hui tout le monde ait entendu parler des Baloutches et du Baloutchistan est un acquis irrévocable. Ces nations éveillées ne peuvent pas être renvoyées dans l’oubli de l’opinion publique.
Quoi qu’il arrive désormais, la détermination des peuples à renverser ce régime est irréversible. L’heure n’est plus s’en remettre à un improbable compromis proposé par le régime. Si le mouvement actuel finissait par s’épuiser et s’essouffler, alors les différents peuples d’Iran empêcheront le régime de dormir tranquillement comme un serpent dans la maison. L’époque où le pouvoir pouvait gouverner en toute tranquillité est terminée. À partir de maintenant, cela va devenir pour lui un véritable cauchemar !
Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » s’appuie d’une part sur ses capacités innovantes et d’autre part sur l’impasse des politiques mises en œuvre par le pouvoir. Ce mouvement a ouvert des perspectives d’espoir. On ne sait pas encore sous quelle forme il triomphera, ni par quelles étapes il passera. Mais son irréversibilité est claire, même connait des fluctuations.
Les hauts et les bas du mouvement dépendent d’une part de la conscience de ses valeurs et réalisations passées, d’autre part de la conscience de ses insuffisances et lacunes. Pour cette raison, le bilan présenté ici se concentre sur les valeurs, les innovations, les capacités et les lacunes du mouvement « Femme, Vie, Liberté ».
La poursuite du soulèvement s’est traduite par la combinaison de manifestations de rue, de mobilisations d’universités et d’écoles, ainsi que de grèves. Cette diversité, cette empathie, cette solidarité et cette ampleur expriment la qualité et la nature de ce nouveau mouvement. Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » est un passage dans la voie de la transition de l’Iran vers la démocratie, la laïcité et la modernité. Aujourd’hui, les signes de lassitude et de fragilité de la République islamique se multiplient.
Les spécificités du mouvement « Femme, Vie, Liberté »
Ses identifiants et caractéristiques sont les suivants :
• Féminin, jeune (filles et garçons), moderne, dynamique, universaliste et ouvert sur le monde extérieur, (« Mon Dieu, comme le monde est encore jeune et beau ! », écrivait Louis Aragon) ;
• Défenseur de la dignité humaine, de l’égalité des droits, de la liberté de tous et toutes les citoyen∙nes ;
• Pour l’égalité des droits des femmes et des hommes dans tous les domaines de la vie sociale ;
• L’opposition aux discriminations, à l’injustice, à l’oppression et à la tyrannie sous toute forme ;
• L’opposition à l’hégémonie des forces politiques traditionnelles ;
• Courage moral et aversion pour l’hypocrisie ;
• Désobéissance civile contre la coercition et la domination ;
• Volonté de vivre mieux et en liberté, aujourd’hui et ici-bas, (et non pas dans un paradis futur situé dans l’au-delà) ;
• Pluralisme, laïc, libertaire et démocratique ;
• Déconstruction des vieux rouages des structures pourries et archaïques de la société, ainsi que du pouvoir ;
• Lutte pour l’indépendance nationale ;
• L’opposition à la manipulation et à intervention de puissances étrangères ;
• Méthodes nouvelles, tant dans le contenu que dans la forme, en rupture avec celles des quatre dernières décennies ainsi que d’avant la révolution de 1979 ;
• Opposition radicale à la totalité du système de la République islamique, ainsi qu’aux régimes héréditaires traditionnels comme la monarchie ;
• Éparpillement, absence de direction permettant de faire avancer la lutte, tant dans les espaces réels que virtuels. Nature non verticale et non hiérarchique du militantisme de terrain ;
• Rôle déterminant des technologies numériques dans le domaine de la communication et de l’information, en l’absence d’organisations militantes comme les partis politiques, les syndicats etc. ;
• Caractère pacifique et non violent du mouvement, signe de sa maturité face à un régime violent et sanguinaire.
Les résultats du mouvement à ce jour
• Raviver et développer l’esprit de courage, de sacrifice, de confiance en soi et d’espoir ;
• Faire tomber le mur de la peur, et passer de la protestation à l’offensive ;
• Attirer le soutien d’une grande partie des populations à intérieur du pays et dans la diaspora ;
• Impulser une nouvelle culture moderne propre à ce mouvement (dans les domaines poétique, littéraire, musical, visuel etc.) ;
• Attirer le soutien de personnalités de référence et de célébrités sportives, artistiques, littéraires et scientifiques de premier plan ;
• Permettre l’éveil politique rapide de millions de lycéen∙es et adolescent∙es. Leur énorme politisation en peu de temps a libéré et préparé une force immense pour le futur proche ;
• Faciliter la sympathie intergénérationnelle entre les jeunes impliqué∙es dans le mouvement et des membres des générations précédentes ;
• Générer de l’empathie avec la minorité Kurde, en permanence réprimée, et les Baloutches complètement oubliés. Avoir créé des conditions favorables au dépassement des discriminations nationale et ethnique dans le pays, discriminations que le régime a toujours essayé d’attiser et de renforcer ;
• Faciliter l’empathie et de solidarité populaire, en articulant manifestations de rue, mobilisations dans les universités et les écoles, ainsi que diverses grèves et mobilisations sociales ;
• Mettre au point de nouvelles formes, méthodes et mécanismes créatifs et d’organisation des lutte ;
• Accélérer le processus d’érosion et de fragilisation de l’État ;
• Susciter la sympathie et attirer un soutien sans précédent de l’opinion publique mondiale.
Les lacunes du mouvement et les efforts pour les corriger
Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » s’est accompagné d’importants bouleversements positifs au sein de la société et de la sphère politique. Mais il comporte également d’importantes lacunes qui doivent être comblées pour l’étendre et le faire progresser à un niveau supérieur. Certaines de ces lacunes sont soulignées ci-dessous :
• L’absence d’objectif stratégique positif. À cette étape, l’ambiguïté de l’objectif poursuivi peut causer de sérieux problèmes. La société iranienne a besoin d’un changement profondément radical dans les domaines politiques, économiques et sociaux, afin d’établir un système laïc démocratique et social remplaçant l’actuel régime théocratique, économiquement injuste et corrompu.
• La manière d’atteindre l’objectif stratégique est au moins aussi importante que l’objectif lui-même ! Le manque de stratégie politique claire du soulèvement actuel et de ses principaux éléments [7] est l’un de ses plus importants défauts. Un mouvement démocratique et laïc doit avant tout reposer sur les différents mouvements sociaux [8]. Ceux-ci constituent la base de celui-ci et permettent l’ancrage de sa stratégie politique.
Le lien encore très insuffisante et limité du mouvement réellement existant avec les forces associatives et syndicales est l’une des plus importantes faiblesses. La persistance de cette situation peut être à la source de sérieux problèmes.
Une conjonction et convergence globale, entre l’ensemble de ces forces et mouvements (ainsi que leur chevauchement) font partie des conditions requises pour l’expansion et la promotion du mouvement à une phase supérieure.
• L’existence d’un fossé générationnel. La société iranienne compte 85 millions d’habitant∙es, dont 86 % sont né∙es après la révolution de 1979. La tranche d’âge des 15 à 29 ans (appelée génération Z) constitue 22 % du total de la population (plus de 18 millions de personnes). Celle des 30 à 64 ans, 47 % (plus de 39 millions).
L’absence de communication et de langage commun entre la jeune génération et les générations précédentes constitue l’une des lacunes les plus importantes du mouvement actuel. Il est en effet nécessaire que les différentes générations apprennent à se connaître à se comprendre et à s’encourager mutuellement. Si, par exemple, la jeune génération ignore la façon dont l’ancienne génération a vécu expérience de la révolution de 1979, cela est préjudiciable au mouvement actuel et à l’avenir de la société. L’existence d’un fossé entre les générations est le fruit d’un processus historique et social. Ce n’est pas un mur infranchissable.
4. Et maintenant ?
Si on me demandait quel est l’avenir du soulèvement en Iran, je répondrais : je ne suis pas une diseuse de bonne aventure, je ne peux parler que ce que j’observe.
Une guerre de longue durée
Outre le fait que le régime est irréformable, celui-ci sait que dans la situation de crise actuelle, les mobilisations continueront. Et cela quels que soient les éventuels reculs du pouvoir.
Pour ces raisons, son état-major de « gestion de crise » ne voit d’autre issue que de chercher à éteindre le feu avec les seuls moyens à sa disposition : la répression et notamment les meurtres. La chute du régime est à l’horizon, mais il n’est pas possible de dire quand et comment. Cela dépendra de nombreux facteurs qui ne peuvent pas être tous être prédits pour l’instant.
Ce qui se passe depuis quelques années est une guerre d’usure de longue durée. Une guerre est faite de nombreuses batailles. Certaines sont gagnées et d’autres perdues. Les deux adversaires doivent avoir une « intelligence de combat », c’est-à-dire une vision globale du champ de bataille incluant la capacité de mesurer leurs propres forces et celles de l’adversaire, de tenter de prévoir la stratégie et les tactiques de celui-ci, de prévoir les moyens de le repousser et de le neutraliser.
Bien qu’on soit encore loin, le renversement de la République islamique ne sera pas une vrai révolution s’il se limite à chasser les mollahs.
Une révolution véritable nécessiterait également le renversement de l’ordre politique, économique et social existant, son remplacement par la souveraineté et l’autogestion des masses prenant en main leur destin, l’instauration par celles-ci de la démocratie politique et économique, c’est-à-dire une révolution sociale.
Un colossal appareil répressif
L’une des différences importantes avec 1979 concerne la nature de l’armée et la façon d’intervenir des forces de répression. Sous le régime actuel, la chute de l’appareil répressif sera plus beaucoup plus compliquée qu’à l’époque du Chah.
En 1979, le Chah avait ordonné des massacres en ayant recours à des fusils, des véhicules blindés, voire des chars et hélicoptères. Mais les militaires se sont retrouvés dans les rues face à une vingtaine de millions de personnes. Celles-ci ont mis des œillets dans les canons des fusils des soldats en scandant le slogan « L’armée est notre frère ».
Il est improbable que se reproduise le scénario de 1979, où les dirigeants de l’armée avaient brusquement abandonné le Chah et rendu possible la chute du régime. Ces militaires n’avait fait que s’aligner sur la nouvelle orientation des États-Unis d’Amérique et de pays européens qui tenaient les rênes de l’armée iranienne. Ces États avaient en effet décidé en janvier 1979 de lâcher le Chah et d’accélérer la venue au pouvoir de Khomeiny.
Aujourd’hui, la structuration des forces de répression, le moral de leurs membres et leur manière de combattre sont complètement différents.
Contrairement à 1979, les Iranien∙nes ne se retrouvent pas dans la rue face à des conscrits inexpérimentés, inappropriés pour réprimer les émeutes de rue et psychologiquement vulnérables, ainsi qu’à quelques bandes de voyous violents.
En plus de l’armée, la République islamique dispose du corps expérimenté des Gardiens de la Révolution, ainsi que des milices Basiji qui sont l’aspect le plus évident du caractère fasciste de ce régime.
Il existe également des gangs dont les membres sont considérés par la population comme des « agents en civil ». Ils sont organisés et formés parmi les voyous de quartiers. On y trouve également des criminels condamnés à de lourdes peines de prison, et qui bénéficient en retour de rations alimentaires ou de réductions de peine.
Il n’existe aujourd’hui aucun signe de faiblesse des différentes composantes de l’appareil répressif. Toutes participent, plusieurs fois par an, à des exercices d’entrainement leur permettant de faire face aux émeutes urbaines. Elles interviennent depuis des années contre toutes les mobilisations de petite ou grande échelle.
Un appareil de renseignement de premier ordre
L’appareil sécuritaire du régime du Chah était composé du service de contre-espionnage de l’armée et de la SAVAK. Un informateur de la SAVAK était affecté à chaque institution et organisation.
La République islamique a organisé seize institutions de renseignement, chacune indépendante de l’autre.
Un « Bureau de la sécurité » a été mis en place, composé de nombreux mercenaires Basiji fanatiques. Ceux-ci sont intégrés au sein toutes des institutions publiques et privées, universités, écoles, hôpitaux, usines, bureaux etc. Ils y sont ouvriers, employés de bureau, infirmiers, chauffeurs, enseignants, étudiants etc. Ils y ont des emplois prioritaires, ne peuvent pas être licenciés et touchent des primes en plus de leurs salaires. Des villages de vacances et centres de loisirs dédiés sont mis à disposition de leurs familles. Ils bénéficient d’exonérations fiscales, d’exemption des frais de scolarité, d’exonération d’examens d’entrée à l’université etc. En retour, ils sont prêts à commettre tout crime et acte odieux pour conserver ces avantages. Ils reçoivent, de plus, des rations alimentaires et des améliorations de carrière lorsqu’ils dénoncent des collègues ou confrères, et/ou contribuent directement à leur répression.
Participent par ailleurs aux activités de renseignement les associations islamiques, les Conseils islamiques, les Maisons des travailleurs, ainsi que des vigiles d’usines, d’universités, de bureaux, d’hôpitaux etc., qui constituent les antennes de l’appareil sécuritaire et l’arme de la répression.
Les manœuvres de la droite iranienne et internationale
Il existe au sein des oppositions iraniennes de droite un effort délibéré pour limiter le soulèvement actuel à la satisfaction des revendications des femmes. Et les gouvernements et parlements des pays impérialistes sont prêt à s’aligner sur cette position et se couper les cheveux pour « soutenir les femmes d’Iran ».
Pour la droite iranienne et internationale, il n’est pas possible d’accepter qu’en plus de la libération des femmes, le soulèvement actuel ait également des motivations et des revendications radicales aux niveaux économique, social et politique.
La droite réduit délibérément le mouvement actuel au refus de l’obligation pour les femmes de porter le voile en public, alors qu’il s’agit en réalité d’une lutte radicale contre le patriarcat, même si cela n’apparait pas toujours clairement au stade actuel du soulèvement.
Ce n’est pas un hasard si ces courants de droite, contre-révolutionnaires jusqu’à la moelle, se limitent généralement à répéter inlassablement les seuls slogans « Femme, Vie, Liberté » en les « complétant » parfois par le slogan réactionnaire « Homme, Patrie, Prospérité » et par « les mollahs doivent dégager ».
Le beau slogan de « Femme, Vie, Liberté » est en opposition claire avec le régime intrinsèquement misogyne,meurtrier et liberticide des mollahs, et pour cette raison, c’est un slogan fortement expressif, puissant et efficace. Mais, scandé en opposition à des slogans visant à changer l’ensemble de l’ordre existant, il peut être utilisé pour marginaliser les revendications en faveur d’une révolution sociale. La révolution n’est pas de l’art abstrait que chaque spectateur ou spectatrice peut appréhender avec sa propre compréhension et interprétation.
Jusqu’à présent malheureusement, le mouvement lui-même n’a pas beaucoup mûri. Il n’est pas entré dans le stade de la définition de slogans et de revendications radicales.
Il avance en effet sous la forme d’affrontements de rue entre les forces de répression et des jeunes combatifs qui prennent ensuite la fuite pour ne pas se faire arrêter et de rassemblements de protestation organisés par des groupes de citoyen∙nes se renouvelant sans cesse.
Dans les manifestations, le mouvement social des travailleurs et travailleuses, des femmes, des minorités ethniques etc. ne prend pas encore la forme de cortèges affichant leurs identités sociales spécifiques par le biais de drapeaux ou de revendications propres. Toutes et tous participent au soulèvement à titre individuel, en tant que simples citoyen∙nes. Il faut dire que la virulence de la répression empêche ce mode d’expression et d’organisation.
Une telle situation de non-différenciation a débouché sur une « division du travail », non écrite mais claire, en ce qui concerne le processus de renversement du régime : certain∙es se battent et versent leur sang sur le champ de bataille, d’autres, à l’extérieur des frontières, complotent pour s’emparer ensuite du butin de guerre. La mission du premier groupe serait de renverser le régime, et celle du second de prendre la suite de celui-ci.
Avant septembre 2022, seule l’opposition de gauche et révolutionnaire était partisane d’un renversement du pouvoir par le peuple. L’opposition de droite en exil s’en remettait à une intervention militaire de l’impérialiste pour en finir avec la République islamique.
Cette même droite iranienne se réclame maintenant du soulèvement en cours et espère pouvoir ensuite s’emparer du pouvoir. Mais elle redoute, à juste titre, que les mobilisations populaires se poursuivent après la chute du régime islamique. Ses différentes fractions multiplient donc les contacts avec les différentes grandes puissances étrangères pour voir lesquelles pourraient, une fois le régime renversé, la parachuter à Téhéran et l’installer au pouvoir.
Les principales différences avec 1979
Le soulèvement actuel évolue dans des conditions très différentes de celui ayant renversé le Chah. En 1979, la grande majorité des ranien∙nes, religieux et laïcs, urbains et ruraux, alphabétisés et analphabètes, intellectuel∙les et n’ayant pas fait d’études, écœuré∙es par le régime du Chah et n’ayant aucun projet d’avenir, étaient uni∙es autour du slogan « Mort au Chah ! »
Aujourd’hui, les ranien∙nes qui luttent ensemble dans la rue pour renverser le régime, ont des projets d’avenir, en particulier parmi la jeune génération, les femmes et les travailleurs et travailleuses. Contrairement à 1979, ils et elles ne constituent pas une masse grégaire prête à s’en remettre à un « sauveur suprême ».
Il s’agit là d’un changement qualitatif par rapport à cette époque. Cependant, le fait qu’il n’y ait toujours pas dans les manifestations de cortèges exprimant les revendications spécifiques aux groupes sociaux représentés, est une faiblesse stratégique potentiellement dangereuse. Une faille, que les think tanks de tous les opposant∙es de droite et des puissances impérialistes essaient de mettre à profit.
Lors de la révolution de 1979, dans un contexte de faible niveau de conscience politique dû à la destruction de toutes les forces de gauche, démocratiques et progressistes par le régime du Chah, un leader charismatique nommé Khomeiny est parvenu au pouvoir. Aujourd’hui, la conscience des masses est plus importante qu’en 1979. Mais le mouvement en cours ne dispose ni de dirigeant∙es charismatiques crédibles, ni de partis politiques, ni d’état-major. De ce fait il n’existe pas pour l’instant au sein du mouvement révolutionnaire de mécanisme de pilotage global. Sa marche en avant repose sur des décisions au jour le jour de petits regroupements et de relations de voisinage. Même lorsqu’ils parviennent à se coordonner, ils ne parviennent pas à formuler une stratégie révolutionnaire d’ensemble et à tracer le chemin vers la victoire.
Ce point est d’une importance capitale et c’est un des enjeux des prochains mois et du processus en cours. Il faut noter que dans le cadre de cette carence fondamentale, les ennemis du soulèvement, y compris le régime et la droite iranienne, constituent des état-majors de fait.
Spontanéité et organisation
Le soulèvement est actuellement un mouvement spontané, sans boussole, sans stratégie unique, sans état-major, c’est-à-dire sans coordination et sans cohérence entre ses différentes composantes.
Un tel mouvement ne peut déboucher que sur des initiatives et décisions spontanées d’individus et de groupes de quelques personnes, dispersés sur tout le territoire.
Comment un tel mouvement peut-il à la fois, bloquer la tentative de confiscation de la révolution par les réactionnaires et contre-révolutionnaires et, en même temps, mettre le régime à genoux ? Les soulèvements surgissent généralement de façon spontanée, mais la seule spontanéité ne permet pas de triompher d’un adversaire organisé de façon hiérarchique.
En guise de conclusion provisoire
Le soulèvement actuel a remporté certaines victoires partielles. Même si ce mouvement n’aboutissait pas dans l’immédiat, celles-ci constituent des avancées irréversibles dans l’histoire du pays :
• certains des piliers de ce régime ont été détruits, comme par exemple l’obligation pour les femmes du port du voile en public,
• d’autres sont sérieusement ébranlés, comme le rejet de masse du Guide suprême et d’un État basé sur la religion.
Dans une guerre, la victoire finale est issue de l’ensemble des victoires partielles.
Après l’écriture de ce texte est parvenue d’Iran une déclaration apportant des éléments de réponses aux préoccupations figurant dans cet article. Un article de Babak Kia, paru dans l’hebdomadaire du NPA [9], en fait la présentation suivante : « En première ligne dans la lutte contre la République islamique, une vingtaine d’organisations syndicales et civiles indépendantes de l’intérieur ont publié le 15 février une déclaration et une plateforme revendicative importante [10].
« Ces organisations ont été rejointes dans leur démarche par de nombreuses associations étudiantes, universitaires et par des réseaux militants du pays.
« Ce texte lie les revendications démocratiques (abolition de la peine de mort, de la torture, liberté d’organisation…), féministes, LGBTQI+, écologistes, sociales ainsi que de défense des minorités nationales et religieuses.
« La déclaration réclame la saisie des biens accaparés les dignitaires du régime et dénonce les privations de liberté subies par les Iranien∙es tant sous le régime monarchique que durant les 44 dernières années.
« Ce manifeste exige notamment l’instauration d’une démocratie radicale, par en bas. Il constitue un appel à lutter pour un projet radical de transformation sociale.
« Ces revendications sont bien sûr incompatibles avec le régime dictatorial actuel, mais elles le sont aussi avec le projet réactionnaire, libéral, patriarcal, grand perse et autoritaire porté par Reza Pahlavi et consort. D’ailleurs, les réseaux monarchistes ont attaqué violemment ce manifeste.
« Il est du devoir des militant∙es anticapitalistes et révolutionnaires de soutenir l’expression radicale et la lutte contre la République islamique. Il est aussi du devoir de la gauche radicale de dénoncer les menées impérialistes des grandes puissances et des forces réactionnaires iraniennes.
« L’issue du soulèvement en cours est déterminant pour l’ensemble des peuples qui luttent contre les fondamentalismes religieux, les États autoritaires et dictatoriaux, ainsi que contre les puissances impérialistes. »
Femme, Vie, Liberté
Déclaration d’organisations indépendantes syndicales et civiles d’Iran au peuple juste et épris de liberté*
Au quarante-quatrième anniversaire de la révolution de 1979, les fondements économique, politique et social du pays sont dans un tourbillon de crises et de décomposition de telle sorte qu’aucune perspective n’est envisageable dans le cadre de la superstructure politique actuelle. C’est pourquoi depuis cinq mois le peuple opprimé d’Iran – femmes, jeunes épris de liberté et d’égalité – ont transformé les rues des villes de tout le pays en une arène historique et décisive du combat pour mettre fin à la situation inhumaine actuelle, et cela en mettant en danger leur vie à cause de la répression sanglante de l’État.
Les femmes, étudiants, enseignants, ouvriers, ceux qui demandent justice (familles et proches des prisonniers politiques ou des morts dans les manifestations), artistes, queers, écrivains et tout le peuple opprimé du pays, du Kurdistan au Sistan et Baloutchistan, ont levé le drapeau des protestations fondamentales contre la misogynie, l’exclusion sexiste, l’interminable insécurité économique, l’esclavage de la force du travail, la pauvreté, l’oppression de classe et l’oppression nationaliste et religieuse. Tels sont les maux de notre société que le despotisme religieux ou non religieux nous impose depuis plus d’un siècle. Les femmes et hommes qui luttent en Iran ont un soutien international sans précédent.
Les protestations profondes actuelles viennent des grands mouvements sociaux modernes et du soulèvement d’une génération qui n’a plus peur et veut mettre fin à un siècle d’arriération et relever le défi de construire une société moderne de bien-être et de liberté.
Après deux grandes révolutions dans l’histoire contemporaine d’Iran, les grands mouvements sociaux pionniers – mouvement ouvrier, mouvement des enseignants et retraités, mouvement égalitaire des femmes, étudiantes et jeunes, mouvement contre la peine de mort… – veulent changer la structure politique, économique et sociale du pays en intervenant en masse et depuis en bas.
C’est pourquoi ce mouvement veut mettre fin, une fois pour toutes, à l’existence d’un pouvoir d’en haut et commencer une révolution sociale, moderne et humaine pour l’émancipation du peuple de toute forme d’oppression, d’exclusion, d’exploitation et de dictature.
Nous, les organisations syndicales et civiles signataires de la présente déclaration, nous concentrons sur l’unité et la construction de liens entre mouvements sociaux et revendicatifs, et sur la lutte contre la situation inhumaine et destructrice actuelle. Nous considérons que l’aboutissement des revendications de base est la première exigence des protestations de fond du peuple d’Iran. Elles préparent les fondements de l’établissement d’une société nouvelle, moderne et humaine. Nous demandons à tous les êtres humains justes qui ont un cœur battant pour la liberté, l’égalité et l’émancipation de lever l’étendard de ces revendications de l’usine à l’université, des écoles aux quartiers, et partout dans le monde.
- Libération immédiate et sans condition de tous les prisonniers politiques, interdiction de la criminalisation des activités politiques, syndicales et civiles, jugement public des commanditaires et agents des répressions des protestations populaires ;
- Liberté sans condition d’opinion, d’expression, de pensée, de presse, d’organisation, de groupes locaux et nationaux syndicaux et populaires, de rassemblement, de grève, de manifestation, de réseaux sociaux et de médias audiovisuels ;
- Abolition immédiate de la peine de mort, de la loi du talion et interdiction de toute sorte de torture physique et psychologique ;
- Établissement immédiat de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes dans tous les domaines politique, économique, social, culturel, familial. Abolition immédiate de toutes les lois et formes d’exclusion contre les appartenances sexuelles et reconnaissance de la communauté LGBTQ+. Décriminalisation de toutes les tendances et appartenances sexuelles et respect sans condition de tous les droits des femmes pour contrôler leur corps et leur destinée, interdiction du contrôle patriarcal ;
- Non-intervention de la religion dans les lois politiques, économiques, sociales et culturelles : la religion est une affaire personnelle ;
- Renforcement de la sécurité des lieux de travail et de l’emploi. Hausse immédiate des salaires des ouvriers, enseignants, fonctionnaires et de tous les travailleurs actifs et retraités, par la présence, l’intervention et l’accord des représentants élus d’organisations indépendantes et nationales ;
- Suppression des lois basées sur l’exclusion, l’oppression nationale, religieuse, et création des institutions adéquates pour soutenir et distribuer justement et égalitairement les moyens publics pour le progrès culturel et artistique dans toutes les régions du pays, et mise en place des moyens nécessaires et identiques pour tous, pour l’apprentissage et l’éducation de toutes les langues existant dans le pays ;
- Suppression des organes de répression, limitation des prérogatives de l’État et intervention directe et permanente de tous dans l’administration des affaires du pays par les conseils de quartier et nationaux. Révocabilité de tout responsable gouvernemental ou autre à tout moment, ce qui doit être un droit de base de tous les électeurs ;
- Confiscation des fortunes de toutes les personnes morales ou physiques, des organes étatiques, semi-étatiques et privés qui pillent directement ou par la rente gouvernementale les biens et richesses sociales du peuple d’Iran. Le montant des confiscations doit être utilisé immédiatement pour la modernisation et refondation de l’éducation nationale, des caisses de retraite, de l’écologie et des besoins des populations des régions d’Iran qui ont beaucoup souffert sous les deux régimes islamique et monarchique ;
- Fin des destructions écologiques, application des politiques fondamentales pour la reconstruction des structures écologiques détruites depuis un siècle et restitution à la propriété publique de toutes les parties de la nature qui ont été privatisées, entre autres les pâturages, les plages, les forêts et les montagnes ;
- Interdiction du travail des enfants et garantie pour leur vie quotidienne et pour leur éducation, indépendamment de la situation économique et sociale de leur famille. Création d’assurances chômage et d’une sécurité sociale fortes pour toutes les personnes en capacité de travailler ou non. Gratuité de l’éducation et du système de santé pour toutes et tous ;
- Normalisation des relations extérieures au plus haut niveau avec tous les pays du monde, basée sur des relations justes et le respect réciproque. Interdiction des armes atomiques et efforts pour la paix mondiale.
Nous pensons que les revendications de base ci-dessus sont réalisables immédiatement, étant donné les ressources réelles et potentielles du pays, une population consciencieuse et capable, des jeunes et adolescents qui ont la conviction de pouvoir avoir une vie décente, gaie et libre.
Ces revendications sont les axes généraux des signataires. Il est évident que la poursuite de la lutte et de la solidarité nous permettront d’apporter plus de précisions.
* Vingt organisations et syndicats indépendants d’enseignants, de travailleurs, de femmes, d’étudiants et de retraités iraniens ont publié le 15 février 2023 cette déclaration de revendications minimales. Il s’agit de : Conseil de coordination des associations syndicales des enseignants d’Iran, Union libre des ouvriers d’Iran, Union des associations étudiantes unitaires, Association des défenseurs des droits de l’homme, Syndicat des ouvriers de la canne à sucre Haft-Tapeh, Conseil d’organisation des protestations des ouvriers pétroliers non-contractuels, Maison des enseignants d’Iran, Éveil féminin, Voix des femmes d’Iran, Voix indépendante des ouvriers métallurgistes du groupe national de l’aciérie d’Ahvaz, Association de défenseurs des droits ouvriers, Association syndicale des ouvriers électriciens et métallurgiste de Kermanchah, Comité de coordination pour l’aide à la constitution des syndicats ouvriers, Union des retraités, Conseil des retraités d’Iran, Association des étudiants progressistes, Conseil des élèves libres-penseurs d’Iran, Syndicat des ouvriers peintres en bâtiment de la province de l’Alborz, Comité de soutien à la fondation de syndicats ouvriers d’Iran, Conseil des retraités de la Sécurité sociale.
Houshang Sépéhr
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