La revue Carré rouge avait inscrite sur sa première page cette déclaration d’Andreï Siniavsky face à ses juges staliniens.
« Le socialisme est le seul but qu’une intelligence contemporaine puisse s’assigner »
François Chesnais, né à Montréal au Canada le 22 janvier 1934 et mort le 28 octobre 2022 dans le 20e arrondissement de Paris, est officiellement présenté comme un économiste : professionnellement, il a été professeur associé à l’Université Paris 13 et connu comme membre du conseil scientifique d’Attac. Nous lui rendons hommage car ce qu’il a appris et largement transmis par son travail d’économiste, il l’a totalement mis au service des problèmes politiques que notre génération a rencontré : toute sa vie consciente, comme le soulignait un camarade de notre comité de rédaction, il a fait l’effort de rester organisé et de chercher les voies, avec d’autres militants issus de la crise de la gauche et de l’extrême gauche, d’une nécessaire recomposition de la représentation politique de la classe ouvrière.
Membre du groupe de Cornelius Castoriadis qui publiait la revue Socialisme ou barbarie, il rejoint dans les années 1965 le courant lambertiste, issu de l’éclatement de la IVe Internationale en 1952 et devenu l’OCI (Organisation Communiste Internationaliste). Il sera membre du Comité Central de cette organisation jusqu’en 1983. Si cette organisation connait son développement maximum avec la campagne contre la division PC-PS de 1978 à 1981, et son rôle important joué dans la victoire socialiste de 1981, l’exclusion du courant de Stéphane Just et de cadres politiques en 1983 tels François Chesnais, Claude Serfati, Pierre Salvaing, Yann Orveillon, Serge Goudard, Benoit Mély pour ne citer que les plus connus marque le début de l’autodestruction d’une organisation se réclamant de l’héritage de Léon Trotsky. Côté cour, l’OCi devenu PCI se référait à une référence quasi-sacramentelle au programme de transition de la IVe Internationale, côté jardin elle s’adaptait au parti de François Mitterand, l’opération Jospin en étant le vecteur politique central. L’histoire récente confirme la continuité de cette liquidation, le POI devenant aujourd’hui la garde prétorienne de Mélenchon.
Le groupe fonde la revue « Combattre pour le socialisme - Comité pour la construction du Parti ouvrier révolutionnaire ». François Chesnais et d’autres militants comme Claude Serfati, Benoit Mély, Serge Goudard vont s’écarter progressivement de Stéphane Just. François Chesnais entame alors un travail théorique, avec ses compétences d’économiste, sur la mondialisation capitaliste. Il analyse en profondeur la montée en puissance de la logique financière (fonds de pension, marchés financiers) qui s’imposent aux secteurs clés de l’industrie mondiale et aux Etats eux-mêmes. La force de cette dérèglementation qui s’impose, du fait des faiblesses actuelles de l’organisation du prolétariat, voit en particulier la destruction des Etats-providence. Première mouture de ce travail en 1994, suivie d’une importante mise à jour en 1997.
C’est dans une période de remontée du mouvement social, la mobilisation de la jeunesse contre le projet de loi de contrat d’insertion professionnel (CIP) du gouvernement Balladur en 1994, puis les attaques du gouvernement Juppé contre les retraites, qu’un groupe de militants exclus ou partis de l’OCI, dont Jacques Kirsner, Yves Bonin et François Chesnais prendront l’habitude de se rencontrer. C’est en décembre 1995, durant la grande grève, que se tient la première réunion publique et la publication du premier numéro de la revue Carré rouge.
Durant la décennie qui va de la grève de 1995 à la victoire du non au référendum européen de 2005, le groupe tente l’expérience d’une rupture avec la logique du parti-fraction – notre culture d’origine-, posant la nécessité de regrouper des militants qui, dans le climat de la décomposition des formes historiques du mouvement ouvrier, ne renoncent pas au combat pour le socialisme. Cap aussi sur l’internationalisme et le mot d’ordre des états unis socialistes d’Europe, le regroupement avec des contacts internationaux, notamment le mouvement de Charles André Udry en Suisse. En 2002, fait notoire, Carré rouge n’appelle pas au vote Jospin et refuse le vote Chirac : la question du boycott des institutions bonapartistes ne se posait-elle pas déjà à travers cette prise de position ? La lutte pour le non au référendum de 2005, instituant le néo-libéralisme en Europe, voit Carré rouge jouer un rôle positif dans la gauche et l’extrême gauche.
La période 2005-2010, si l’analyse à laquelle a largement contribué François Chesnais, voit les conséquences pratiques du néo-libéralisme s’accélérer, sera aussi celle aussi des fausses solutions politiques. François parlera dans le N°46 de la revue de l’entrée « dans des eaux où on n’a jamais navigué ». Une partie de Carré rouge soutiendra la montée en puissance au sein du Parti Socialiste du non au référendum, surtout la position défendue par Marc Dolez alors député du nord, créant le courant Forces militantes. Jacques Kirsner était plutôt favorable à accompagner ce qui se passait alors dans la social-démocratie et son électorat. L’accord sur le non socialiste conduira à l’accord Mélenchon-Dolez et à la proclamation du Parti de Gauche en février 2009. Ce mois de février voit en même temps la proclamation du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), qui va recruter dans l’espace des militants anticapitalistes qui n’ont pas renoncé et qu’on retrouvait dans les réunions de Carré rouge. Quelques mois après ce sont rien moins que trois courants du NPA qui rejoignent le Front de Gauche, tandis que Mélenchon, refusant une construction politique fondée sur la démocratie, liquide le PG en quelques semaines. François Chesnais, tout comme notre regretté Emile Fabrol, feront le choix de militer au NPA.
Je pense que Carré rouge n’a pas survécu à situation qui devenait très compliquée avec les seuls outils d’une revue. Le groupe des militants qui avaient tenu à bout de bras ce travail s’appauvrit puis se scinde en deux. Dans un des derniers numéros, le 47, Yves Bonin écrit : « un collectif submergé par le trop plein de matière, par l’urgence et par la tentation de prendre en compte et penser des bouleversements radicaux, historiques, affectant toutes les dimensions du monde dans lequel nous avons été formés intellectuellement et dans lequel nous avons évolué et tenté de combattre ». Bien sûr, une revue sur la fin, se limitant à commenter la réalité n’y suffit plus. « La compréhension commune des événements et des tâches », puisque c’est ainsi que Léon Trotsky définit la représentation politique du prolétariat, reste toujours un objectif à réaliser.
Une page avait été écrite, François Chesnais y avait joué un rôle éminemment positif. L’éditorial du numéro 1 de novembre 1995, rédigée donc par le Comité de rédaction, concluait :
« L’histoire n’a pas de fin. Dans la vieille Europe, en Amérique comme sur tous les continents, la lutte contre « la réaction sur toute la ligne » se mène, se mènera. Inévitablement. Les nouvelles générations refuseront les conditions que le capital triomphant mais miné veut leur imposer. Le pari que prétend engager notre revue, c’est d’apporter une contribution, si modeste soit-elle, à l’armement politique des résistances qui mûrissent sous les eaux dormantes. Le mouvement des peuples et des travailleurs ne se commande pas : il est l’ordre fondamental des sociétés. »
Robert Duguet