Certaines analyses expliquent que la raison du déclenchement de la guerre actuelle réside dans le désaccord entre les deux généraux sur la période de transition pour intégrer les forces de Hemedti dans l’armée de Burhan-Béchir (Hemedti dit dix, et Burhan dit deux ans) qui aurait débouché sur une impasse. Ce désaccord est réel, bien sûr, mais cette question de l’intégration est sur la table depuis l’ère de Béchir, donc la question la plus importante est de savoir pourquoi ces divergences conduisent à une guerre décisive entre les deux parties maintenant.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Il peut être utile de rappeler d’emblée les étapes que la révolution soudanaise a traversées depuis son début en décembre 2018.
Le déclenchement de la révolution soudanaise en décembre 2018 a sans aucun doute été l’événement le plus important dans notre région depuis les révolutions arabes de 2011. Des millions de Soudanais sont descendus dans la rue, menaçant non seulement le régime criminel de Béchir, mais aussi les foyers contre révolutionnaires qui le soutenaient, en particulier le quatuor Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Égypte et, bien sûr, Israël. Les axes de la révolution soudanaise étaient clairs dès le début. Premièrement, il s’agissait d’une révolte contre les politiques néolibérales et le pillage systématique des richesses du Soudan par le régime de Béchir, -le déclencheur direct de la révolution a été l’augmentation des prix des denrées alimentaires et du carburant-. Le deuxième axe consistait à renverser la dictature militaro-islamiste de Béchir et à construire une alternative démocratique qui reflète véritablement les demandes et les aspirations du peuple soudanais. Le troisième axe, consistait lui, à faire face aux formes cruelles d’oppression et d’inégalité auxquelles étaient soumises les régions du Soudan en dehors de Khartoum, le régime de Béchir pillant leurs richesses au profit d’une alliance des militaires, des hommes d’affaires et de leurs partenaires du Golfe, tout en affamant les habitants de ces régions, mais aussi en les opprimant et en menant des guerres et des massacres contre eux sur des bases religieuses et ethniques.
Ce qui distingue la révolution soudanaise des révolutions de 2011, c’est le degré exceptionnel de conscience et d’organisation des masses. L’Association des Professionnels Soudanais a joué un rôle de premier plan dans la mobilisation, la mobilisation et l’organisation des grèves. Beaucoup plus important encore : la constitution et la coordination de Comités de Résistance dans toutes les villes soudanaises, non seulement pour la mobilisation, mais aussi pour la coordination et la discussion démocratique de base des décisions. Les généraux de Béchir ont commencé dès le premier instant à planifier la contre-révolution en coordination criante avec le régime égyptien d’une part, et les dirigeants des Émirats Arabes Unis et de l’Arabie Saoudite de l’autre. Ils s’appuyaient évidemment sur le modèle égyptien de contre-révolution. La première étape visait à absorber l’opposition réformiste traditionnelle (partis bourgeois tels que Oumma, le Congrès et une large secteur de la gauche réformiste) et à les séparer des masses rebelles sur les places et dans les rues. Après l’éviction de Béchir sous la pression croissante des masses, le dialogue a commencé entre les généraux de Béchir, qui l’ont abandonné (il a été écarté du pouvoir en avril 2019), et les Forces pour la Liberté et le Changement (principalement des membres de partis non islamistes traditionnels). Le plan des généraux était simple et clair : convenir d’une période de transition au cours de laquelle le Soudan serait gouverné par un conseil de transition mixte, civil et militaire (formé en août 2019). Y seraient négociés en son sein la forme, les détails et les étapes de la transition vers un régime civil, par le biais d’une nouvelle Constitution, d’élections libres et directes, du retour de l’armée dans ses casernes et de sa sortie définitive de la sphère politique.
Il y avait, bien sûr, un rejet large de l’idée que les généraux de Béchir continueraient à gouverner sous l’égide du conseil de transition, d’autant plus qu’il avait été convenu que Burhan et son adjoint Hemedti seraient à la tête du conseil. Mais les partis bourgeois traditionnels et leurs éléments des Forces de la Liberté et du Changement, ont ignoré la colère de la rue, et de plus, ont appelé les masses à cesser de manifester, de faire grève et à retourner au travail (la roue de la production), et à faire confiance aux forces civiles censées négocier avec les militaires en leur nom. Évidemment, le dialogue n’a pas progressé d’un iota et il s’est transformé en un dialogue pour le dialogue. Les Forces de la Liberté et du Changement se sont désintégrées et Hamdok a été nommé Premier ministre dans un gouvernement de technocrates, qui n’était rien sinon une façade « civile » du pouvoir des généraux. La rue a refusé ce qui se passait à huis clos et a accru la pression sur la nouvelle forme de l’ancien pouvoir en dépit de vagues de répression sanglante. Les Comités de Résistance sont restés vivants et efficaces dans la mobilisation et l’organisation.
Comme prévu, la période du « Conseil de transition » n’a pas été une période de transition vers la démocratie et un régime civil démocratique comme l’avaient promis les généraux et comme l’avaient affirmé les Forces de La liberté et du Changement, mais plutôt une période de transition jusqu’à la case départ. A l’approche de la transmission de la direction du Conseil aux civils, les généraux ont organisé un coup d’État militaire en octobre 2021, qui a rendu le pouvoir absolu aux militaires et divisé à nouveau les « Forces de la liberté et du Changement » certains groupes prenant position contre le deuxième coup d’État. Une fois de plus, les masses sont sorties par millions en rejetant le coup d’État et réitérant les revendications de la révolution soudanaise. Une fois de plus, l’armée les a affrontées au prix d’une répression sanglante. En d’autres termes, la rue soudanaise n’a pas permis à l’armée de se stabiliser au pouvoir, cette dernière ne disposant plus que d’outils tels que des fusils, des véhicules blindés et des gaz lacrymogènes. Si le coup d’État a fait pencher le dialogue avec les forces civiles en faveur des militaires, l’issue de la bataille entre la révolution soudanaise et les militaires n’est pas encore tranchée.
Ce qui a fonctionné en Égypte n’a pas encore réussi au Soudan. En Égypte, les militaires ont pu absorber les forces civiles et les utiliser face aux Frères musulmans, d’une part, et réprimer le mouvement révolutionnaire de l’autre. Dans le cas soudanais, l’armée a réussi dans la première étape, mais les masses soudanaises l’empêchent toujours passer à l’étape suivante. Mais les masses soudanaises n’ont pas non plus été en mesure de faire pencher la balance en leur faveur jusqu’à présent, malgré la fermeté, l’organisation et du degré de conscience de milliers de Comités de Résistance, Malgré la capacité de ces comités de base à organiser un dialogue politique et sociétal démocratique exceptionnel, il y a une crise énorme en l’absence d’une entité politique capable de diriger et d’unifier les efforts des Comités de Résistance et d’organiser l’assaut final contre le pouvoir des militaires et de leurs alliés.
L’incapacité des généraux à gagner la bataille en leur faveur, en dépit de la brutalité de la répression et des massacres, et l’incapacité des masses soudanaises à gagner la bataille, ont conduit à l’état de paralysie qui a ouvert la voie à la guerre actuelle. Il y a bien sûr d’autres facteurs qui ont mené à cette guerre : facteurs économiques des deux cotés : Hemedti contrôle non seulement les mines d’or les plus importantes du Soudan, mais a fait d’énormes fortunes en utilisant ses forces comme mercenaires en Libye et au Yémen pour ses alliés du Golfe. D’autre part, les pays européens lui fournissent d’importantes sommes d’argent pour aider à prévenir l’immigration « illégale » sur le continent européen. De son côté, Burhan contrôle également un énorme empire économique, en particulier dans l’agriculture, où le capital du Golfe est impliqué dans de vastes fermes. Il y a aussi, au niveau régional, la disponibilité envers les alliances dans la région et les changements survenus dans les positions des grandes puissances régionales telles que l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes Unis et Israël, et des puissances subordonnées telles que l’Égypte (modification des relations avec Israël, envers l’Iran et la sortie des guerres civiles au Yémen et en Libye). Toutes ces forces ont des intérêts au Soudan, toutes avec l’armée, bien sûr, mais certaines avec l’aile de Hemedti et d’autres avec l’aile de Burhan.
Au niveau mondial, il y a aussi des conflits géostratégiques qui se répercutent dans les batailles actuelles au Soudan,- le déclin du rôle américain sur le continent africain, la montée des rôles chinois et russe, et les tensions actuelles entre l’Occident et la Russie à propos de l’Ukraine, et entre l’Amérique et la Chine sur presque tout-, qui contribuent tous à la possibilité d’une escalade de la lutte de pouvoir au Soudan. Mais revenons-en au Soudan même, qui est le contexte le plus important pour comprendre la guerre en cours. Le problème pour les militaires a été leur incapacité à réprimer la révolution soudanaise jusqu’à présent. D’autre part, la révolution soudanaise a été incapable de résoudre le conflit en sa faveur. Nous ne savons pas maintenant quand la guerre prendra fin et ni en faveur duquel des deux généraux criminels. Que l’un ou l’autre l’emporte, ce qui est certain, c’est que le régime militaire sera plus faible à tous les niveaux, aura perdu sa légitimité, notamment du fait des victimes civiles et de la situation humanitaire catastrophique causée par la lutte pour le pouvoir. Par ailleurs, nous assistons à une nouvelle montée des Comités de Résistance, qui jouent un rôle inspirant en aidant les civils, en distribuant de la nourriture, en fournissant une aide médicale et en se coordonnant entre eux pour protéger les civils. Nous voyons également les médecins s’organiser pour sauver les patients et les électriciens et les travailleurs de l’eau intervenir pour redémarrer les installations paralysées par les bombardements et les destructions.
Par conséquent, les militaires sortiront de cette guerre beaucoup plus faibles qu’ils ne l’étaient, tandis que les Comités de Résistance et la révolution soudanaise en général en sortiront plus forts, plus capables et plus résistants. Mais le défi, comme nous le savons par l’expérience égyptienne, qui reste est grand et très difficile : comment les Comités de Résistance et les organisations ouvrières et professionnelles s’unissent-ils pour préparer la prochaine vague de la révolution ? Comment le dilemme de l’organisation politique révolutionnaire sera-t-il résolu ? Autant de questions auxquelles seuls les révolutionnaires soudanais, qui nous éblouissent encore et encore par leur fermeté, leur résilience et leurs capacités organisationnelles, pourront répondre.
Ali Taha
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