Le dernier rapport des Nations-Unies [2] sur l’écart entre les insuffisantes promesses de baisses des GES pour ne pas dépasser de 1,5°C la température terrestre d’ici 2100 par rapport à la température d’avant l’ère industrielle et la réalité des politiques réellement mises en œuvre brosse un portrait peu reluisant de la situation. Il rappelle au monde l’échec des COP climatiques dont la dernière en Égypte [3] a fait du sur place en termes de nécessaires nouveaux engagements baissiers de GES et dont la prochaine dans un émirat pétrolier [4] sous la présidence d’un PDG d’un géant pétrolier s’annonce comme une farce et souligne que les intérêts pétroliers veillent au grain pour ne pas dire mènent le bateau.
Un constat brutal de l’échec des plans nationaux tout en absolvant les pays du vieil impérialisme
De constater le rapport « [l]es pays ne sont même pas en passe d’atteindre les CDN [contributions déterminées au niveau national, volontaires faut-il le préciser, issues de la COP de Paris en 2015 et devant être rehausser à chaque COP depuis 2021] qui sont pourtant très insuffisantes au niveau mondial. » On peut se consoler en se disant qu’« [e]ntre 2010 et 2019, la croissance annuelle moyenne [des GES] était de 1,1 %, contre 2,6 % entre 2000 et 2009 [et que t]rente-cinq pays représentant environ 10 % des émissions mondiales ont plafonné leurs émissions de CO2 et d’autres GES. » Soulignons cependant à double trait que ce constat de décélération mondiale à partir des sources statistiques d’émanation de GES colligés par les États se fiant bien souvent aux entreprises s’auto-régulant contredit les sources de mesures atmosphériques de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) qui constate une accélération des émanations de GES sur les deux dernières décennies y compris pour le CO2 [5].
Malgré cette contradiction, on constate qu’il y a toujours croissance mondiale des GES alors que l’atteinte de la cible de non-dépassement de 1.5°C du GIEC en 2100 avec une probabilité des deux tiers, laquelle cible se résigne à un dépassement temporaire entretemps, suppose une baisse mondiale des émanations annuelles de GES de 43% d’ici 2030 par rapport à 2019. (Pour les anciens pays industrialisés devant respecter les principes de responsabilité historique et de capacité de payer émanant de Rio en 1992, cette cible est supérieure. Réseau action climat Canada [6] estime qu’elle est une réduction des GES des deux tiers pour le Québec.)
De souligner le rapport de l’UNEP, « [s]ans mesures supplémentaires, les politiques actuelles conduiront à un réchauffement planétaire de 2,8 °C d’ici la fin du siècle. » sans compter que « ni les politiques adoptées ni les CDN ne constituent pour l’instant une stratégie crédible pour atteindre les objectifs nationaux de zéro émission nette [pour 2050 que] … 88 parties à l’origine d’environ 79 % des émissions mondiales de GES ont désormais adopté… » Autrement dit, il n’y a là qu’une politique de communication pour jeter de la poudre aux yeux, du bla-bla dirait Greta Thunberg. En plus on doit prendre en considération que tout cet échafaudage d’engagements pour la galerie repose sur des statistiques douteuses qui servent de base au constat de l’étonnante déconnexion entre croissance du PIB et celle des GES que l’UNEP signale pour 35 pays sans tenir compte, pour la plupart d’entre eux faut-il le dire, de leurs exportations nettes de GES dues à la structure de leur commerce extérieur.
Il faut aussi noter que si les rapports du GIEC-ONU prennent qualitativement en considération les points de bascule, leurs modèles mathématiques ne le peuvent pas encore. Pourtant, selon un article de The Guardian [7]
La crise climatique a conduit le monde au bord de plusieurs points de bascule « désastreux », selon une étude majeure [publiée dans Science et basée sur 200 études précédentes]. Elle montre que cinq points de bascule dangereux ont peut-être déjà été dépassés en raison du réchauffement climatique de 1,1°C causé par l’humanité à ce jour. Ceux-ci incluent l’effondrement de la calotte glaciaire du Groenland, produisant finalement une énorme élévation du niveau de la mer, l’effondrement d’un courant clé dans l’Atlantique Nord, des pluies perturbatrices dont dépendent des milliards de personnes pour se nourrir, et une fonte brutale du pergélisol riche en carbone. À 1,5°C de réchauffement, la hausse minimale désormais attendue, quatre des cinq points de bascule passent de possibles à probables, selon l’analyse.
Toujours à 1,5°C, cinq points de bascule supplémentaires deviennent possibles, y compris des changements dans les vastes forêts du nord et la perte de presque tous les glaciers de montagne.
De conclure, le rapport onusien, « [l]’objectif de température de l’Accord de Paris ne pourra désormais être atteint qu’au prix d’une transformation rapide, systémique, de grande ampleur et à grande échelle [en particulier que l]e système alimentaire, responsable d’un tiers des émissions, doit procéder à une réduction drastique. » Dans ce dernier cas, les mesures principales à saisir sont la mise en place des « régimes végétaliens et végétariens », la « réduction de la déforestation » et la « décarbonisation des chaînes d’approvisionnement » dont le transport, l’emballage et la gestion des déchets. Par ailleurs, le rapport met de l’avant un « parc immobilier zéro carbone, des « processus industriels zéro carbone » mais aussi « transports zéro émission » sans cependant spécifier s’il s’agit de véhicule privé ou de transport collectif. Pour ces transformations fondamentales des systèmes de production et du régime de consommation, le rapport s’adresse certes aux « gouvernements nationaux » mais aussi aux « entreprises », aux « investisseurs, banquiers privées et banques de développement » de même qu’aux « citoyens » dont on attend un changement de leurs habitudes et qu’il fasse du « lobbying » mais non qu’iels se mobilisent.
Somme toute, l’ONU s’attend à un changement de paradigme sur la base du capitalisme. Y parvenir se réduit pour elle, semble-t-il, à une question d’« investissements d’au moins 4 000 à 6 000 milliards de dollars É.-U. par an, ce qui représente une proportion relativement modeste (1,5 à 2 %) du montant total des actifs financiers gérés, mais une part non négligeable (20 à 28 %) des ressources à allouer en plus chaque année. » ce pour quoi il faut « accroître l’efficacité des marchés financiers », « introduire une tarification du carbone », « créer des marchés » et « mobiliser les banques centrales ». Est-ce ce préjugé favorable au capitalisme, et contrairement aux constats du rapport, qui amène le rapport onusien à produire un tableau, allègrement repris par The Economist [8], pour chacun des pays du G-20 et de l’UE qui montre que tous les pays du vieil impérialisme plus la Corée du Sud sont sur la voie de leur CDN 2030 et zéro net 2050 mais qu’aucun des pays émergents ne l’est. Heureusement, le New York Times a quelque peu rectifié le tir [9] en montrant que ni les ÉU ni l’UE ne sont sur la voie d’atteindre, pour 2030, tant leur cible CDN qu’encore moins celle compatible avec l’atteinte du 1.5°C, pas plus que la Chine et l’Inde en ce qui a trait celle vis-à-vis le 1.5°C mais non leur cible CDN… à cause de leur manque d’ambition. Voilà où mène une ONU, prisonnière des grands État impérialistes, sur la base de statistiques tronquées fournies gracieusement par ses geôliers.
La croissance, sauf pour les véhicules électriques, annule les actuels investissements climatiques
Le World Resources Institute [10], dans le même esprit capitalisme vert jusqu’au-boutiste que l’ONU, a tenté de faire l’inventaire des politiques nécessaires pour ne pas dépasser le 1.5°C et surtout de comparer leur actuelle direction et vitesse de mise en œuvre avec celles qu’elles devraient être :
Nous avons constaté qu’aucun des 40 indicateurs évalués n’est en bonne voie pour atteindre les objectifs de 2030. Alors que la plupart des indicateurs (27) vont dans la bonne direction, ils évoluent beaucoup trop lentement pour réduire de moitié les émissions de GES d’ici 2030. […]
Électricité. L’adoption de sources d’énergie sans carbone, y compris l’énergie solaire et éolienne, est en hausse, ces dernières années ayant connu une croissance record qui ne montre aucun signe de ralentissement. De 2019 à 2021, par exemple, la production solaire a augmenté de 47 % et l’éolien de 31 %. Cependant, étant donné que la production totale d’électricité continue également d’augmenter, la part de l’électricité provenant de sources d’énergie sans carbone n’a connu presque aucun changement net depuis 2000. [Je souligne] […] La production d’électricité à base de charbon, bien qu’en baisse à l’échelle mondiale [mais qui a augmenté par après, NDLR], continue de se développer dans certaines régions, comme au Japon, en Chine et en Inde, tandis que l’électricité à base de gaz continue d’augmenter dans le monde. Ces tendances annulent largement les gains réalisés dans l’augmentation de la production d’électricité sans carbone. […]
Bâtiments. La quantité d’énergie utilisée par mètre carré de surface de plancher dans les bâtiments (également appelée intensité énergétique), par exemple, a diminué au cours des années 2000 et au début des années 2010, mais les progrès ont récemment ralenti. Maintenir le réchauffement à 1,5 °C nécessitera des améliorations de l’intensité énergétique pour accélérer près de 7 fois plus vite dans les bâtiments résidentiels et 5 fois plus vite dans les bâtiments commerciaux au cours de cette décennie. […]
Industrie. Historiquement, les améliorations de l’efficacité ont réduit la quantité de GES émise par unité de production. Mais la demande croissante de produits industriels compense désormais ces gains d’efficacité, augmentant ainsi les émissions totales. […] Les efforts récents pour améliorer l’intensité carbone de la production de ciment, par exemple, restent loin de la bonne voie, nécessitant que ces gains s’accélèrent plus de 10 fois plus vite cette décennie. Plus inquiétant encore, l’intensité carbone de la production d’acier va dans la mauvaise direction, probablement en raison de la dépendance accrue à l’égard des processus de production à forte intensité d’émissions en Chine, qui fabrique plus de la moitié de l’acier mondial. […]
Transport. L’utilisation de la voiture particulière, une grande source d’émissions de transport, continue d’augmenter, restant obstinément élevée dans les pays riches comme les États-Unis et le Canada. Changer de cap nécessitera de passer à des modes de transport plus durables, notamment la marche, le vélo et les transports en commun. Pourtant, les efforts récents pour construire l’infrastructure requise, tels que les réseaux de métros, les trains légers sur rail, les bus de transport en commun rapide et les pistes cyclables de haute qualité, sont loin d’être sur la bonne voie dans les villes les plus émettrices du monde. Les taux de changement récents doivent être multipliés par six et plus que par dix pour le transport en commun et les pistes cyclables, respectivement. Là où ces transferts modaux peuvent s’avérer difficiles à réaliser, les véhicules électriques (VE) peuvent combler les lacunes. La bonne nouvelle est que cette transition commence à décoller. […] La part des carburants d’aviation durables dans l’approvisionnement mondial en carburant d’aviation était inférieure à 0,1 % en 2020, et les efforts pour les augmenter restent loin d’être sur la bonne voie. Les carburants zéro émission dans le transport maritime sont encore plus en retard…
Forêts. De 2015 à 2021, la déforestation s’est produite sur une superficie à peu près de la taille de l’Irak (45 millions d’hectares), émettant un total de 25 GtCO2e, soit l’équivalent en sept ans d’environ 42 % des émissions mondiales de GES en 2019. Pire encore, près de la moitié de ces pertes se sont produites dans des zones humides, forêts primaires tropicales, parmi les terres les plus importantes au monde pour la biodiversité et le stockage du carbone. [...] ... pour se mettre sur la voie d’une trajectoire de 1,5 °C, il faudrait que le monde reboise une superficie d’environ la taille de la Corée du Sud (10 millions d’hectares) chaque année - environ 1,5 fois plus vite que les efforts actuels.
Agriculture. Bien que l’intensité des émissions de la production agricole ait diminué de 4 % au cours des cinq dernières années, les émissions totales [de l’agriculture proprement dite, NDLR] continuent d’augmenter, représentant environ 10 % des émissions mondiales en 2019. [...] Réduire de moitié les pertes et le gaspillage alimentaires d’ici 2030 et réduire par habitant la consommation de viande de ruminants dans les régions à forte consommation de 13 % en dessous des niveaux de 2019 d’ici 2030 (environ 2 hamburgers par semaine) et de 34 % d’ici 2050 (environ 1,5 hamburger par semaine) peut contribuer à réduire la demande d’aliments à forte intensité d’émissions.
Capture et séquestration du carbone. L’ampleur des changements nécessaires au cours de cette décennie est énorme. Aujourd’hui, les technologies existantes n’éliminent que 0,5 MtCO2 par an, soit moins de 1 % des 75 MtCO2 nécessaires chaque année d’ici 2030. Pour atteindre cet objectif, il faudra un portefeuille de technologies permettant de capturer et de stocker en permanence 7,4 MtCO2 supplémentaires chaque année.
Financement. Le financement climatique total continue de croître à l’échelle mondiale, mais pas au rythme nécessaire. Pour aggraver les choses, non seulement le taux d’augmentation a ralenti ces dernières années, mais les multiples crises auxquelles le monde est actuellement confronté - la pandémie de COVID-19, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les flambées des prix de l’énergie et des denrées alimentaires, la hausse de l’inflation, un ralentissement économique, et une vague de crises de la dette souveraine - posent de sérieux défis au maintien et à l’expansion des investissements climatiques. Le financement climatique total doit atteindre 5 200 milliards de dollars par an d’ici 2030, ce qui nécessite une augmentation moyenne d’environ 460 milliards de dollars par an, soit plus de 10 fois plus vite que les taux actuels.
Les déboires de l’économie mondiale inciteraient à reculer pour mieux bondir… ou non
The Economist [11] s’est récemment interrogé sur l’impact de la guerre d’Ukraine sur les émanations de GES :
Les géants pétroliers publics, tels que Adnoc des EAU et Aramco d’Arabie saoudite, mettent de côté des centaines de milliards de dollars pour augmenter la production, alors même que les entreprises énergétiques privées réalisent d’énormes profits. De nombreux gouvernements encouragent la consommation de ces carburants sales en subventionnant l’utilisation de l’énergie, pour aider les citoyens à passer l’hiver. […] Avant la guerre, il semblait que l’appétit pour le [charbon], ayant culminé en 2013, était en déclin séculaire. L’année dernière, cependant, la consommation a augmenté de 1,2 %, dépassant les 8 milliards de tonnes pour la première fois de l’histoire. Les prix exorbitants du gaz ont poussé les entreprises de services publics en Europe et dans certaines parties de l’Asie, notamment le Japon et la Corée du Sud, à en utiliser beaucoup plus. Les politiciens ont prolongé la durée de vie des centrales au charbon, rouvert celles fermées et levé les plafonds de production. Cela a conduit à une ruée vers l’approvisionnement, qui a été exacerbée par l’interdiction par l’Europe des importations russes. En Chine et en Inde, la production a bondi de 8 % et 11 % respectivement en 2022, poussant la production mondiale à un niveau record.
Malgré ce constat pour le court terme, à moyen terme, « la crise provoquée par la guerre en Ukraine pourrait, en fait, avoir accéléré la transition verte de cinq à dix ans. […] Au total, l’AIE [Agence internationale de l’énergie] s’attend à ce que la capacité mondiale d’énergie renouvelable augmente de 2 400 GW entre 2022 et 2027, un montant équivalent à l’ensemble de la capacité électrique installée de la Chine aujourd’hui. C’est près de 30% de plus que les prévisions de l’agence en 2021, publiées avant la guerre. Les énergies renouvelables devraient représenter 90 % de l’augmentation de la capacité de production mondiale sur la période. » Les investissements des pétrolières tant privées qu’étatiques sont bien à la hausse de 350 milliards $ à 450 milliards $ [12] en 2021 mais sont loin du pic de 2014 à 800 milliards $ sans compter qu’une plus grande part de ces investissements sont soit à court terme soit dans des projets réputés générant moins de GES tels le gaz naturel renouvelable et l’hydrogène vert.
Se dégage de la stratégie des pétrolières et des banques géantes qui les financent [13] , dont la Banque royale canadienne au cinquième rang après les quatre premières étasuniennes, et de leur chapeautage des COP que le capital financier-pétrolier a certes l’intention de décarboner la planète mais à la vitesse de sa rentabilité n’en déplaise au Secrétaire général de l’ONU et autres réformistes du capitalisme. Pour le moment ces messieurs — y a-t-il des dames autour de la table ? — jugent que la rentabilité des énergies renouvelables [14] n’est pas au rendez-vous question de hausse des coûts et des taux d’intérêt versus trop de paperasserie et de blocage gouvernemental des prix. Pour l’instant, en plus de la remontée charbonnière, selon le Courrier de la planète du Devoir (14/02/23), « [l]Le pétrole coule à flots : la demande s’est élevée à 101,17 millions de barils par jour (mb/j) au dernier trimestre de 2022, selon des statistiques publiées mardi par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). La demande en or noir a ainsi dépassé le niveau d’avant la pandémie, qui se chiffrait à 99,76 mb/j. L’OPEP estime que la hausse va se poursuivre cette année, avec une croissance de 2,32 mb/j. C’est la soif de pétrole de la Chine, de l’Asie et du Moyen-Orient qui constituera l’essentiel de la nouvelle demande. »
C’est à ce point, selon The Economist, que les engagements des grandes entreprises lors de la COP26 à Glasgow prennent le bord de la poubelle tout comme les promesses de bonne gouvernance environnemental et social des entreprises :
L’histoire standard du boom de la finance verte en 2021 ressemble à ceci : dans un phénomène qui a atteint son paroxysme il y a un an lors de la convention COP26 à Glasgow, de nombreux investisseurs ont perdu la tête. Un puissant cocktail d’argent bon marché et de moralité a alimenté un boom des investissements environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), au cours duquel les gestionnaires d’actifs et les banquiers se sont présentés comme des sauveurs de l’environnement. Némésis a suivi l’orgueil. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et les prix élevés du gaz et du pétrole qui ont suivi ont rappelé au monde à quel point il avait besoin de combustibles fossiles et à quel point investir dans ceux-ci pouvait être rentable. Le cynisme des gestionnaires d’actifs et des banquiers a été exposé alors que les régulateurs réprimaient le « greenwashing ». [15]
Le rêve d’ESG était que les marchés des capitaux pénalisent les entreprises qui ignorent les coûts imminents du changement climatique pour leurs activités. Mais en pratique, les coûts sont trop incertains et lointains pour jouer un rôle important dans le calcul financier des entreprises ou des investisseurs. La plupart des entreprises peuvent gagner les gains d’apparence verte tout en évitant le coût de la décarbonisation en faisant semblant de respecter les objectifs verts. Selon Climate Action 100+, un groupe d’investisseurs, plus des deux tiers des 166 plus grands émetteurs de gaz à effet de serre au monde ont promis d’atteindre le zéro net d’ici 2050 ou avant. Mais moins d’un cinquième ont des objectifs à moyen terme. Une part tout aussi faible a défini des stratégies quantifiées de décarbonation. [16]
Mais il y a pire. Selon The Guardian, « Les compensations (offsets) de carbone forestier approuvées par le premier certificateur mondial et utilisées par Disney, Shell, Gucci et d’autres grandes entreprises sont en grande partie sans valeur et pourraient aggraver le réchauffement climatique, selon une nouvelle enquête. La recherche sur Verra, la principale norme carbone au monde pour le marché des compensations volontaires en croissance rapide de 2 milliards de dollars (1,6 milliard de livres sterling), a révélé que, sur la base de l’analyse d’un pourcentage important des projets, plus de 90 % de leurs crédits de compensation pour la forêt tropicale - parmi les plus couramment utilisés par les entreprises – sont susceptibles d’être des « crédits fantômes » et ne représentent pas de véritables réductions de carbone. » [17]
Preuve supplémentaire qu’en plus des engagements qui doivent être mis à la poubelle les statistiques de réduction de GES sont biaisées. D’ailleurs, il n’y a pas que les engagements ESG des entreprises qui soient fallacieux, ceux aussi CDN des États le sont aussi. Selon de Land Gap Report, « [l]a superficie totale des terres nécessaires pour répondre à l’élimination prévue du carbone biologique dans les engagements climatiques nationaux est de près de 1,2 milliard d’hectares, soit l’équivalent des terres cultivées mondiales actuelles. Les engagements climatiques des pays reposent sur des quantités irréalistes d’élimination du carbone d’origine terrestre. » [18] Ce rapport estime même, en termes de valeurs marchandes (voir le graphique), que le système alimentaire mondial entraîne plus de coûts sociaux, environnementaux et économiques qu’il génère de bien-être mesurée monétairement. C’est donc dire qu’évalué en ses propres termes, le capitalisme faillit en ce qui concerne la production la plus cruciale de l’humanité.
Un optimisme technocratique ou idéaliste qui butte sur l’orgie matérielle de la croissance verte
L’optimisme réformiste, malgré tout, reste au rendez-vous. Le plus répandu est celui des adeptes de la technologie [19] tel Bill Gates qui « ont fait valoir que le besoin urgent de décarboniser l’économie mondiale nécessite de gros paris sur une variété de technologies naissantes mais prometteuses, allant de l’énergie nucléaire avancée à la « capture directe dans l’air » des GES. Il a mis en garde contre une trop grande confiance dans l’éolien et le solaire, soulignant les contraintes imposées par leur production intermittente » À John Kerry, l’envoyé spécial du président américain pour le changement climatique, qui disait que « peut-être la moitié des réductions de GES nécessaires d’ici le milieu de ce siècle « proviendront de technologies que nous n’avons pas encore », […] Greta Thunberg, une militante a déclaré : « Excellente nouvelle ! J’ai parlé avec Harry Potter et il a dit qu’il ferait équipe avec Gandalf, Sherlock Holmes et les Avengers et qu’il commencerait tout de suite ! » »
Mais pour d’autres, comme « Mark Jacobson, [auteur du livre « No miracles Needed »] dont les recherches ont été à la base de l’approche politique connue sous le nom de « Green New Deal » [...] il ne faudra pas de « technologies miracles ». Au contraire, « nous avons 95 % des technologies dont nous avons besoin déjà disponibles sur le marché. Nous savons aussi comment construire le reste. » Le cœur de son plan est une expansion spectaculaire de l’énergie éolienne et solaire (complétée par l’énergie hydraulique et géothermique) le tout avec du stockage et de la transmission de l’énergie. À première vue, cela semble plausible. L’éolien et le solaire ne sont pas seulement commercialement viables et fonctionnent à grande échelle dans le monde entier, ce sont les formes les moins chères de nouvelle production d’électricité dans la plupart des pays. »
Cet optimisme, mesuré ou débridé, doit être confronté à la réalité crue des conséquences de la croissance capitaliste dans le contexte d’une généralisation de sa crise accentuant la compétition entre transnationales et États qui n’en ont que pour leur compétitivité et sécurité. La première conséquence se traduit en un bilan mondial des énergies primaires qui loin de se remplacer l’une l’autre au fur et à mesure des révolutions industrielles se sont superposées (voir le tableau Energy consumption by sources). La deuxième conséquence est que la croissance en poids des énergies primaires n’est qu’une composante de la croissance extractiviste générale (voir le tableau Domestic Extraction by material groups). Le poids des minéraux non-métalliques et de la biomasse lui est même supérieure au point que l’ONU s’inquiète d’une pénurie de sable [20], le matériel le plus polyvalent qui soit et le plus utilisé après l’eau elle-même en crise de disponibilité selon le rapport 2023 de l’UNESCO : « En 2020, 26% de la population mondiale n’avait pas accès à des services d’eau potable gérés de manière sûre […et] plus de 85% de la superficie des zones humides naturelles a déjà été perdue… » [21].
Or la production des équipements des énergies renouvelables par rapport aux équipements d’énergie fossile est plus gourmande en production matérielle qui est elle-même gourmande en énergie par rapport à la production de services au cœur du PIB des économies des pays impérialistes et émergents et dont 80% est mondialement fossile au point de départ de la transition. Les études quantitatives sur le coût supplémentaire en matériel sont rares et celles portant sur l’énergie encore plus. Selon une étude de McKinsey de 2022 [22], « la production d’un térawattheure d’électricité solaire et éolienne pourrait consommer, respectivement, 300 % et 200 % plus de métaux que la production du même nombre de térawattheures à partir d’une centrale électrique au gaz, sur une base d’équivalent cuivre, tout en réduisant considérablement l’intensité des émissions du secteur, même en tenant compte des émissions liées à la production de matériaux. » Selon une étude de la Banque mondiale de 2020 [23] , « le passage à un scénario 2DS [réduction à 2°C et non à 1.5°C] implique un supplément de 6 GtCO2 pour la construction et l’exploitation de technologies renouvelables mais réduit les émissions liées à la production de combustibles fossiles de plus de 350 GtCO2. »
Le jeu paraît en valoir la chandelle. Cependant, ces calculs très incertains impliquant un scénario de capitalisme vert modéré, excluent l’acier dans le cas de l’étude de la Banque mondiale, ne tiennent pas compte « des émissions associées au remplacement et à l’élimination des technologies énergétiques lorsqu’elles atteignent leur fin de vie, ni du transport des technologies d’énergie renouvelable. ». Surtout ils ne tiennent pas compte des matériaux non métalliques [24] dont le béton, les vitres et même les panneaux solaires sont composés, encore moins des matériaux nécessaires aux gargantuesques équipement de captation et séquestration du carbone. Last but not least, Ils ignorent complètement les matériaux dérivés de la croissance capitaliste dont l’étalement urbain généré par la combinaison des véhicules privés, de plus en plus lourds [25], et des maisons individuelles ou en rangées. Or ce duo est le zénith et à la fois le socle matériel de la consommation de masse boostée par l’endettement des ménages.
Se posera et se pose déjà le défi du recyclage alors qu’actuellement moins de 1% du lithium l’est, selon la Banque mondiale, et que « [l]e taux de remplacement des panneaux solaires est plus rapide que prévu et compte tenu des coûts de recyclage très élevés actuels, il existe un réel danger que tous les panneaux usagés aillent directement à la décharge (ainsi que les éoliennes tout aussi difficiles à recycler). » [26] Se manifeste déjà, ce qui empirera, une pression de la demande sur l’offre dans un contexte où la mise en marche d’une mine est un long processus comportant maintes contraintes techniques, environnementales et sociales. Pour les minéraux incontournables comme le lithium et même le cuivre [27] indispensable à la transmission électrique, il faut s’attendre à une importante hausse des prix. D’autres, plus marginaux ou remplaçables comme le cobalt [28], par exemple comme composante dans les batteries [29], connaîtront une forte variabilité des prix.
Le problème n’est pas seulement une question de masse supplémentaire de matériaux, de recyclage complexe ou de prix à la hausse mais aussi une formidable consommation d’espace [30]. « Un rapport récent de la Brookings Institution, un groupe de réflexion, suggère que les parcs éoliens et solaires nécessitent au moins dix fois plus de terres par unité d’électricité produite que les centrales électriques au gaz ou au charbon. […] Dans un scénario où l’Amérique dépend entièrement des énergies renouvelables d’ici 2050, la modélisation de Princeton suggère que les fermes solaires occuperaient une zone de la taille de la Virginie-Occidentale » ce à quoi il faut ajouter les éoliennes. Cette consommation d’espace tend à causer une scission au sein du mouvement environnemental entre les conservationnistes mettant l’emphase sur la protection de la biodiversité et les tenants pro-climat avant tout. Cette scission en recoupe une sociale entre classes moyennes conservatrices et propriétaires, qui peuvent s’allier à des communautés autochtones gardiennes de leurs territoires ancestrales et militance souvent plus jeune d’abord préoccupée par la catastrophe appréhendée de la terre-étuve. En résulte une complexité juridique qui ralentit les processus qui aux yeux des réformateurs du capitalisme vert doivent être rapides… et qui réjouit les pétrolières.
Le capitalisme vert sert de couverture à une révolution industrielle qui mène à la terre-étuve
Y a-t-il un noyau rationnel à l’optimisme réformiste soit l’apparente baisse des émissions de GES dans un peu plus d’une trentaine de pays signalée par le rapport onusien cité plus haut, surtout des pays riches ? The Economist ne manque pas de se réjouir de ce découplage entre la croissance du PIB et les émissions de GES [31] même en tenant compte de la croissance de la population. « Le découplage peut se produire pour deux raisons : soit parce que la production devient moins énergivore, soit parce que l’énergie utilisée devient plus verte. Au cours de la dernière décennie, cela s’est surtout produit à cause de la première raison. L’intensité énergétique du PIB — l’approvisionnement nécessaire pour produire un dollar de revenu national — a diminué plus rapidement que le PIB n’a augmenté. » La raison principale, et de loin, en est la transformation structurelle des économies des pays riches en économie de services… et l’exportation de leurs GES industriels dans les pays émergents. Mais, selon The Economist, ce dernier facteur est mineur et en décroissance. La production industrielle dans les pays émergents est de plus en plus énergiquement efficace, ce à quoi il faut ajouter partout mais à degré variable une utilisation accrue des énergies renouvelables… et souvent nucléaire. « En 2007, lorsque l’économie chinoise était à peu près aussi importante que celle de l’Inde aujourd’hui, elle émettait environ deux fois plus de dioxyde de carbone. »
Avant que le capitalisme vert ne crie victoire, il faudrait tenir compte de la contradiction signalée plus haut entre la décélération des émanations de GES selon les statistiques nationales et l’accélération de celles globales selon les mesures atmosphériques entre autres de la NOAA. Signalons en particulier les émanations de méthane en croissance [32] sans compter qu’il est probable que déjà, comme souligné plus haut, cinq points de bascule aient été atteints. Comme on l’a vu, on doit aussi questionner les engagements bidon tant des États que des entreprises et tenir compte du gonflement des prédictions de réduction des GES. Crûment, Greta Thunberg appelle ça de la « bullshit ».
Le problème de fond demeure l’incapacité du capitalisme d’investir vert à un rythme plus rapide que la croissance mondiale non pas du PIB, dopée par la part grandissante des services, mais que celle de la production industrielle mondiale, soit les véhicules privées électriques [33] qui décollent en grand, les équipements d’énergie renouvelable et de géo-ingénierie, à la consommation gargantuesque de matériaux, pendant que suivent leur cour l’étalement urbain et l’agro-industrie. Tant et si bien que selon Global Carbon Project « [l]e budget carbone restant pour une probabilité de 50 % de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C s’est réduit à 380 GtCO2 (il sera dépassé dans neuf ans si les émissions restent aux niveaux de 2022). » [34]
La résultante du tournant vert mitigé du capitalisme sous la gouverne du tandem banque-pétrole est que vis-à-vis l’impératif scientifique du GIEC-ONU c’est trop peu trop tard… et tout probablement dans la mauvaise direction. En fait, ce que nous révèle l’engouement pour les véhicules électriques largement subventionnés, et les investissements dans les énergies renouvelables ou réputés tels, cependant pas encore assez rentables, c’est que l’argument climatique sert au capitalisme de couverture pour une nouvelle révolution industrielle qu’il veut accomplir à son rythme profitable. Les conséquences en seront un renouvellement de la consommation de masse [35], aujourd’hui se heurtant au mur de la dette, qui se limitera aux couches riches et partiellement à celles moyennes, disons le 10% et 40% mondiaux inégalement redistribués entre pays puissants et pays dépendants. La demande proviendra avant tout des investissements massifs climatiques invoqués plus haut mais orgiastiques en consommation de matériaux et d’espace, dont la captation-séquestration et autres géo-ingénieries, qui draineront l’épargne mondiale. Ces investissements exigeront un soutien étatique tout aussi massif faute de ne pas répondre à un besoin humain immédiat malgré qu’ils deviennent essentiels à la survie de l’humanité. La taxe carbone et encore plus hypocritement le marché carbone serviront de paravents écologiques à cette régressive ponction fiscale. En découlera une austérité généralisée et normalisée justifiée par l’idéologie catastrophiste soutenue par une évidente réalité. Ce sera l’enfer sur terre sauf pour le privilégié 10% qui vivra barricadé dans la peur tout en tentant de rallier à lui le 40% qui s’accrochera à sa précaire sécurité.
Ce scénario n’est pas un choix par le capital mais une nécessité contrainte par le cul-de-sac de la présente structure économique dont la productivité est à bout de souffle en plus de ne pas être capable de faire face à la crise climatique. Pour faire court, le marché mondial actuel est scindé entre des couches moyennes et riches qui demandent avant tout des services et la couche pauvre qui demande des produits essentiels. L’embêtant pour le capital est que pourvoir des services est peu rentable car relevant de relations personnelles entre le pourvoyeur et le « client » peu propices à des gains de productivité, et que la demande solvable de la couche pauvre n’est pas au rendez-vous pour les produits essentiels. Ce n’est pas pour rien qu’une part substantielle des services est publique sauf pour les riches. Les tentatives capitalistes de réifier les services a donné peu de résultats probants. Il y a une limite à l’efficacité de la pilule pour guérir et au cour formaté pour instruire. Et qui devant la facture du plombier ou de l’électricien n’a pas rêvé de rendre publics ces services essentiels. Malgré la tentative des frères McDonald [36] de réifier la restauration ce qui a attiré une clientèle populaire mais peu de la classe moyenne, les salaires y restent fort modestes car les gains de productivité y ont été limités après les années 1950 sauf à se diffuser au monde entier.
Existe-t-il une porte de sortie ? À voir dans un prochain article
Marc Bonhomme, 19/02/23, révisé le 2/05/23
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