On ne présente pas Christine Ockrent. Surnommée la « Reine Christine », présentatrice-star du journal de 20 heures sur Antenne 2 dans les années 1980, la journaliste belge a exercé par la suite de nombreuses responsabilités dans les médias écrits et l’audiovisuel français, directrice de la rédaction de L’Express (1994-96) puis directrice générale déléguée de l’Audiovisuel extérieur de la France, l’AEF (ancien nom de France Médias Monde, la holding qui chapeaute France 24, RFI et Monte-Carlo Doulayia), de 2008 à 2011. Depuis 2013, elle anime l’émission hebdomadaire « Affaires étrangères » sur France Culture. Christine Ockrent est également l’auteure d’une vingtaine d’ouvrages couvrant une grande variété de questions de société, d’enjeux internationaux ou géopolitiques. Son dernier livre, L’empereur et les milliardaires rouges, paru en mars 2023 aux éditions de l’Observatoire, traite d’un pays que la journaliste suit et cherche à comprendre depuis longtemps.
Le livre se lit comme un roman. Il commence avec le sacre de Xi Jinping lors du XXe congrès du Parti communiste chinois en novembre 2022 pour un troisième mandat de cinq ans, qui ne sera sans doute pas le dernier. Un rituel « immuable et grandiose », où tout est rouge, à l’exception des costumes noirs des 2 296 délégués.
ENRICHISSEZ-VOUS
Christine Ockrent nous ramène ensuite aux débuts de l’extraordinaire ascension de la Chine et des entrepreneurs chinois sous Deng Xiaoping et ses successeurs. Les récits individuels ont beaucoup de points communs. Des débuts souvent obscurs et dans l’extrême pauvreté pour la plupart. Le roi de l’immobilier de prestige, Pan Shiyi, patron du groupe Soho, vivait enfant dans un hutte et se rendait à pied sans chaussures à l’école de son district. Yu Minhong, le fondateur de New Oriental, la première société chinoise d’enseignement privé, était le fils d’un paysan pauvre illettré et d’une ouvrière. Xu Jiayin, le patron du gigantesque conglomérat immobilier Evergrande, actuellement au bord de la faillite, est le fils de paysans pauvres du Henan et a connu la malnutrition dans son enfance. Yang Guoqiang, fondateur de Country Gardens, un autre grand groupe immobilier, était également membre d’une famille de paysans extrêmement pauvres du Guangdong.
Cependant, d’autres grands entrepreneurs se trouvaient d’emblée plus aisés et mieux connectés. C’est le cas en particulier des plus jeunes, nés dans les années 1970 ou 80, comme Wang Xin, le patron de Meituan, spécialiste de la vente en ligne, ou Zhang Yiming, fondateur de Bytedance, la maison mère de TikTok. Tous deux sont des « fuerdai » (富二代), c’est-à-dire des riche de la seconde génération.
Souvent d’une rapidité foudroyante après la période d’essais-erreurs des premières années, la réussite de ces entrepreneurs se situe à l’échelle du pays-continent qu’est la Chine. Elle reflète la concurrence exacerbée et le darwinisme extrême qui caractérise le « socialisme de marché aux caractéristiques chinoises ». Tous les coups sont permis, et Christine Ockrent prend l’exemple de la rivalité homérique entre les deux grands groupes de l’eau minérale (Nongfu Spring et Wahaha). Tout se déroule également avec la bénédiction du Parti communiste et en collaboration active avec le mille-feuille des gouvernements locaux. Les réglementations sont d’abord minimales, et les accusations de concurrence déloyale ou d’atteintes à l’environnement sont innombrables. Les entreprises étrangères sont parfois évincées du marché chinois, comme Danone par Wahaha en 2009, à la suite d’une bataille judiciaire inéquitable.
Les secteurs phares de l’enrichissement vont de l’immobilier à l’univers de la High-tech et du numérique en passant par l’alimentaire, la pharmacie, l’automobile et les énergies nouvelles. Les provinces côtières se trouvent au cœur des réseaux des milliardaires chinois, avec une mention spéciale pour l’île de Hainan, dont Christine Ockrent nous rappelle qu’elle a joué un rôle particulier dans l’essor du capitalisme à la chinoise dans les années 1990, lorsqu’elle était devenue une « zone économique spéciale » sur instruction de Deng Xiaoping.
XI JINPING ET LE DARWINISME POLITIQUE
L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 marque une ère nouvelle dans les relations entre le Parti communiste et les entrepreneurs. Le contrôle du secteur privé a toujours existé, et le soutien au secteur public dans les domaines jugés stratégiques n’a jamais été abandonné. Mais la confiance et la tolérance qui caractérisaient la période Deng Xiaoping, puis la présidence de Jiang Zemin – qui, avec sa théorie des « Trois représentations » a introduit les chefs d’entreprises dans les instances dirigeantes du Parti -, ont fait place à la suspicion, voire la franche hostilité.
Christine Ockrent consacre un chapitre à l’éradication du secteur de l’enseignement privé, achevée en quelques mois en 2021 au nom de la « prospérité commune ». Il s’agit de mettre un terme à une industrie très lucrative des cours complémentaires, qui permettent aux classes moyennes de donner les meilleures chances de succès à l’examen d’entrée à l’université – le célèbre gaokao (高考). La capitalisation boursière du leader du secteur, New Oriental, perd 80 % de sa valeur en moins d’un an.
Un autre chapitre du livre est réservé à la « campagne de rectification » de l‘économie numérique chinoise. Elle commence avec l’annulation de l’entrée en bourse à Hong Kong de Ant Financial, la filiale financière du groupe Alibaba, en novembre 2020. Suivent deux années de sanctions portant sur les situations de positions dominantes, les cas de concurrence déloyale, les abus sociaux, en particulier les horaires de travail excessifs. Cette « campagne de rectification » a des objectifs officiels qui peuvent paraître légitimes. Mais sa véritable ambition est, dans une logique marxiste revisitée, d’élargir le champ de l’appropriation publique des moyens de production à deux nouveaux domaines qui sont les technologies et les données. Son impact économique et social est majeur : la capitalisation boursière du secteur chute de plus de 1000 milliards de dollars en deux ans, et les licenciements se multiplient. Cette campagne a officiellement pris fin au début de l’année 2023, mais apparemment pas pour tous : Bao Fan, le président du fonds d’investissement Renaissance, l’un des grands financiers de la tech chinoise, a disparu depuis le 16 février dernier.
Un autre chapitre, intitulé « Les mouches, les tigres et les renards », porte sur la lutte contre la corruption. Elle a pris une dimension à la fois gigantesque – plus de deux millions de fonctionnaires poursuivis en dix ans – et très politique. La corruption des milieux officiels par les entreprises privées a toujours été un moteur central du système. Les ordres de grandeur n’ont aucune commune mesure avec ce que l’on peut constater dans les enquêtes judiciaires en France. Le record de détournement cité dans le livre est celui de Wu Xiaohui, patron du groupe d’assurances Anbang, et marié à la petite-fille de Deng Xiaoping. Wu écope de 18 ans de prison pour avoir détourné jusqu’à 12 milliards de dollars. Un autre dirigeant d’un groupe financier public cette fois-ci, le groupe Huarong, est condamné à mort et exécuté en janvier 2021 pour avoir reçu 215 millions de dollars de pots-de-vin.
Les méthodes du Parti communiste pour sanctionner sont parfois « innovantes ». À l’image des enlèvements, qui se traduisent ultérieurement par des procès ou des déclarations d’obéissance aux orientations du Parti. Ces enlèvements peuvent être courts – trois jours pour le patron du groupe Fosun en décembre 2015 – ou particulièrement longs – cinq ans et demi pour Xiao Jianhua, patron du conglomérat financier Tomorrow. Ils peuvent intervenir au-delà des frontières du pays.
Autre méthode : les retours forcés en Chine des délinquants économiques ou des opposants politiques. C’est l’opération « Sky Net », lancée en 2015 : elle aurait permis de rapatrier plus de 10 000 personnes résidant dans 120 pays entre 2015 et 2021.
Les entrepreneurs chinois s’adaptent autant qu’ils le peuvent. Les placements financiers hors de Chine se multiplient. Christine Ockrent évoque notamment le rôle de plaque tournante joué par Singapour, où les « family offices » chinois prospèrent. Certains envoient leurs familles vivre à l’étranger avec une partie de la fortune familiale et deviennent ce que l’on appelle des « hommes nus ». La pratique des passeports et des nationalités étrangères s’est également développée, mais elle ne constitue pas une protection incontournable – Xiao Jianhua avait un passeport canadien.
Chacun fait ce qu’il peut pour rester en ligne avec les objectifs du régime. Les fondations privées ont connu un essor énorme ces dernières années. Elles se concentrent sur les priorités du Parti : enseignement en zone rurale, recherche scientifique, lutte contre la pollution… Mais personne ne se fait d’illusions sur sa capacité à anticiper les chocs. La roche tarpéienne est particulièrement proche du capitole en Chine. Comme le dit Jack Ma en conclusion du chapitre qui lui est consacré, « aucun chef d’entreprise chinois n’a connu une belle fin ».
LE DUOPOLE SINO-AMÉRICAIN
Un autre constat qui ressort de la galerie de portraits dressée par Christine Ockrent : l’omniprésence des États-Unis et parfois du Canada. Qu’il s’agisse d’acquisitions immobilières ou foncières, d’élever les enfants (la fille de Xi Jinping elle-même a une licence de philosophie à Harvard), d’obtenir des visas de longue durée, voire une seconde nationalité, de recourir aux fonds d’investissement, de s’introduire en bourse ou de s’inspirer des modèles économiques dans l’essor de l’économie numérique en Chine, l’essentiel s’opère avec l’Amérique du Nord. Goldman Sachs et Fidelity participent à la fondation d’Alibaba en 1999 – avec le Japonais Softbank. Dans le cas de Tencent, c’est le Sud-Africain Naspers qui prend 46 % du capital dès 2001, et qui garde encore une part de 35 % aujourd’hui. Le groupe d’éducation privée New Oriental est introduit en bourse à New York en 2006, treize ans après sa création. Parmi les premiers investisseurs internationaux de TikTok se trouvent les fonds américains Sequoia Capital et Susquehanna International Group. Le patron de Meituan, Wang Xing, a un master de génie informatique de l’Université du Delaware, et Sequoia Capital acquiert 12,5 % des parts du groupe lors de son entrée en bourse à Honk Kong en 2018, avant de réduire sa participation par étapes sous l’effet de la « campagne de rectification » menée par le gouvernement chinois. Huang Zheng, le fondateur de Pinduoduo, première société chinoise de commerce en ligne, est un ancien diplômé de l’Université du Wisconsin et a fait ses débuts chez Google Chine. Didi, « l’Uber chinois » qui avait racheté Uber Chine en 2016, fait une entrée remarquée à la bourse de New York en juin 2021, avant de s’en retirer un an plus tard sous la pression des autorités financières chinoises. L’univers des cryptomonnaies est un duopole d’entrepreneurs chinois et américains.
L’ampleur de cette imbrication entre le big business américain et chinois est aujourd’hui remise en cause par l’intensité de la rivalité technologique entre Chine et États-Unis, la volonté de « découplage » qui anime les autorités à Washington et l’obsession du contrôle qui prend des proportions sans précédent à Pékin. Les portraits dressés par Christine Ockrent montrent à quel point un tel découplage est difficile et sans doute pour partie contreproductif pour les deux pays.
L’Europe va devoir affiner sa propre stratégie, qui n’est pas celle du découplage, mais celle de la réduction des risques (« derisking » selon la formule récemment employée par la présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen). Comme le souligne Christine Ockrent en conclusion de son livre, « les Européens n’échapperont pas à des choix de plus en plus difficiles pour défendre nos propres intérêts, économique et stratégiques. Encore faut-il mieux comprendre à qui nous avons affaire. »
Hubert Testard