Le 6 janvier 1974, dans le New York Times, un éditorial non signé, titré « From Boom to Gloom » (« De l’expansion à la morosité »), donne le ton. Le choc de l’année qui vient de s’écouler s’écrit dès les premiers mots : « Tout est allé si vite. Il y avait, semble-t-il, une expansion mondiale. Et une minute plus tard, la récession menaçait le monde. » En quelques semaines, l’évidence de la prospérité, ancrée dans les esprits depuis vingt-cinq ans, a laissé place au doute. Le monde économique tremblait sur ses bases.
Tout avait pourtant bien commencé. Un an plus tôt, l’heure est à l’optimisme et à la confiance. Dans le supplément annuel sur l’état économique des États-Unis du même quotidien new-yorkais, publié le 7 janvier 1973, le rédacteur Thomas Mullaney affirme en titre de son article d’ouverture qu’une « décennie de croissance semble possible ». Une de plus, donc, après les formidables années 1950 et 1960. Mais encore plus belle : « Les États-Unis sont au milieu d’une nouvelle expansion économique qui pourrait bien être inédite dans son ampleur, sa puissance et son influence dans toute notre histoire », proclame le lyrique journaliste.
© Illustration Simon Toupet / Mediapart avec AFP
Bien sûr, il y a des nuages, l’inflation est forte et le désordre monétaire qui a amené le président Richard Nixon à en finir avec la convertibilité en or du dollar le 15 août 1971 sont des sources d’inquiétudes. Mais pas de quoi remettre en cause le « boom » économique. 1972 a été une belle année : la croissance états-unienne a dépassé 5 %, du jamais-vu depuis 1966, et les indicateurs sont au vert. Le crédit se porte bien, les dépenses des ménages sont soutenues, l’investissement est solide. Tout est là pour cette nouvelle décennie heureuse.
De l’autre côté de l’Atlantique, le 9 décembre 1972, le ministre français des finances, Valéry Giscard d’Estaing, se montre également d’une grande sérénité. Il déclare alors, dans une conférence de presse sous les ors de la Rue de Rivoli, l’aile du Louvre qui abrite encore son ministère, que « dans l’histoire économique de la France, les préoccupations concernant l’emploi ou l’équilibre extérieur ont été souvent dominantes, nous n’en avons, pour l’heure, aucune à leur sujet ». Là aussi, seule l’inflation est source d’inquiétude, mais le gouvernement est confiant. La France est championne d’Europe de la croissance et compte officiellement 463 000 personnes au chômage, soit 2,05 % de la population active.
Un an plus tard, ce rêve de prospérité semble déjà appartenir au passé. L’édition de janvier 1974 du supplément annuel du New York Times titre sur le « spectre de la récession » et l’ensemble des articles qui suivent décrivent une inquiétude générale sur les marchés financiers, dans les usines, dans les ménages. Partout, il n’est question que de fermetures de sites, de menaces de faillite, de crainte de chômage.
De bons chiffres, apparemment
En France, même ambiance. Le 5 décembre 1973, le même VGE, si sûr de lui un an plus tôt, affirme cette fois que « nous entrons dans des temps difficiles, nous traverserons sans doute une épreuve ». Dans la presse, la panique est perceptible. Le Nouvel Observateur déclare la « fin de l’opulence » et Charlie Hebdo titre « Demain la famine : chacun pour soi ». Un voile semble s’être abattu sur le monde capitaliste au cours de l’année 1973. Quelque chose s’est brisé.
Pourtant, les statistiques de l’année semblent bonnes, vues de loin. La croissance s’est encore une fois un peu partout accélérée. En France, elle atteint 6 % et aux États-Unis 5,7 %. Certes, l’activité ralentit tout au long de l’année, la croissance annuelle états-unienne est de 4 % au dernier trimestre contre 7,6 % au premier. Mais tout cela reste très raisonnable.
Au reste, la prospérité n’exclut pas des phases de correction. La première économie du monde a ainsi connu cinq périodes de récession depuis 1947 et la dernière, pas plus tard qu’en 1970, où le PIB s’est contracté de 0,3 %. Mais tout est reparti de plus belle. C’était finalement dans l’ordre des choses. Parfois, la prospérité s’emballait, on frisait la surproduction, l’inflation s’envolait. On remontait les taux, on freinait un peu les dépenses publiques, l’économie s’ajustait plus ou moins rapidement et on reprenait le fil de la croissance. Les dégâts étaient finalement limités.
L’évolution du PIB des États-Unis entre 1947 et 1982 (en grisé, les périodes de récession). © FRED, réserve fédérale de Saint-Louis.
C’est ce scénario auquel veut encore croire Thomas Mullaney, le journaliste du New York Times, dans son article du supplément de janvier 1974, titré « Malgré les épreuves, l’espoir reste fort ». Pour lui, « il n’y a pas de raison de paniquer ni de céder à la morosité qui envahit toute la nation, l’économie est plus solide qu’il y paraît ». En France, François Mitterrand, alors secrétaire général du Parti socialiste, affirmait un mois plus tôt la même confiance dans l’avenir et proclamait que « la crise actuelle ne va pas supprimer l’abondance ».
Pourtant cette fois, c’est différent et c’est ce qu’a bien saisi l’économiste Arthur Okun, ancien conseiller de l’ancien président Lyndon Johnson (1963-68) qui, le 30 décembre 1973, qualifie cette année « d’un des plus grands échecs de l’analyse économique des temps modernes ». Car si le « choc pétrolier » - la décision, le 16 octobre 1973, des pays arabes producteurs de pétrole de limiter les débits et de relever les prix – a frappé les esprits et décidé du changement général d’atmosphère, la crise qui s’amorce est beaucoup plus large.
Un prochain article contera l’histoire de la crise de l’énergie, mais qu’il suffise ici de comprendre que celle-ci n’est pas seulement le fruit d’une tension politique et ne se résume pas à une poussée de fièvre inflationniste. C’est une crise plus vaste, dans ses origines et dans son ampleur. À la différence de celle de 1970, la crise de 1973 a des volets énergétiques, sociaux, financiers, géopolitiques et industriels. Et toutes ces crises s’alimentent les unes les autres, au-delà des variations cycliques du PIB. On serait même tenté de reprendre le terme de « polycrise », exhumé en 2022 par l’historien Adam Tooze pour décrire la crise contemporaine.
La fin d’une époque
C’est peut-être ce qui rapproche d’abord 1973 de 2022 : la crise généralisée d’un régime d’accumulation, bien plus qu’un simple accident conjoncturel. Mais comme aujourd’hui, le « choc », si visible des contemporains, est davantage une étincelle qui rend la crise visible que la cause du désastre. Ce n’est pas la guerre israélo-arabe du 6 octobre et les décisions de l’Opep dix jours plus tard qui ont causé la crise structurelle bientôt devenue une évidence. Ces événements se sont contentés de mettre au jour une crise latente, à l’œuvre depuis près de dix ans.
Pour le comprendre, il faut revenir sur le régime d’accumulation du capital qui s’est mis en place dans le monde occidental après la Seconde Guerre mondiale. Ce régime, que certains ont appelé keynésien-fordiste, s’est organisé après la victoire des Alliés autour de la puissance états-unienne. Les États-Unis ont organisé la reconstruction de l’Europe et du Japon, et leur ont permis de créer de florissants marchés intérieurs. En retour, les grandes multinationales états-uniennes et les flux de capitaux en dollars pénètrent l’ensemble des marchés européens, portés notamment par le modèle de « l’American Way of Life » qui se diffuse alors par de puissants canaux culturels.
Ce mode de gestion du capitalisme est, comme les précédents, fondamentalement industriel. L’enjeu est de soutenir la rentabilité d’une production industrielle locale dans ce que l’on va appeler à l’époque les « pays industrialisés ». Pour ce faire, il faut alors assurer des ressources en énergie et en matières premières et des débouchés sur les marchés locaux et internationaux.
Comme le note en tout cas l’historien Jonathan Levy, dans sa monumentale histoire économique des États-Unis (Ages of American Capitalism, Random House, 2021, non traduit), « l’expansion industrielle de l’après-guerre a été rendue possible seulement à cause de la disponibilité continuelle des produits primaires ». Cette disponibilité est assurée en partie par la technique qui permet l’intensification de l’agriculture, mais aussi des gains de productivité remarquables dans les mines des pays développés. Mais elle repose aussi et surtout sur l’abondance du pétrole, maillon indispensable de la deuxième révolution industrielle.
Et, là encore, le caractère américano-centré du régime économique joue un rôle essentiel. La puissance militaire et politique de Washington lui assure un accès bon marché aux matières premières indispensables, notamment le pétrole, alors même que s’opère le mouvement de décolonisation. Les anciennes métropoles coloniales s’effacent alors derrière la protection des États-Unis.
La « guerre froide »est ainsi également un combat autour du contrôle des routes commerciales et des ressources. Comme le souligne l’historien Charles Maier dans un article d’un ouvrage consacré aux années 1970 (The Shock of the Global, Balknapp-Harvard, 2011), la croissance des années 1950 et 1960 a été « facilitée par la période prolongée d’énergie bon marché ». Au besoin, Washington n’hésite d’ailleurs pas à intervenir politiquement ou militairement pour contrôler les sources de cette énergie.
Taux de chômage aux États-Unis entre 1948 et 1984 (en grisé, les périodes de hausse). © FRED, réserve fédérale de Saint-Louis.
À l’autre bout de la chaîne, il faut créer des débouchés. Et pour cela, va se généraliser une tendance du capitalisme déjà en place depuis plusieurs décennies, celle de la consommation de masse. La promesse est celle de l’amélioration concrète du niveau de vie par des biens d’équipements du ménage et par l’automobile. En 1956, Boris Vian s’en moque gentiment dans « La Complainte du progrès » : tout doit être automatisé et mécanisé pour assurer le bonheur.
Mais pour que cette consommation se massifie réellement et se répande jusque dans les classes les plus modestes de la société, il faut à la fois relever les revenus et donner aux ménages un horizon suffisant pour consommer des biens durables. C’est ici que le régime « keynésien-fordiste » prend tout son sens : les gains de productivité considérables de la période, qui voient finalement s’achever les effets de la Seconde Révolution industrielle et de la mécanisation, permettent des hausses de salaire importantes.
En parallèle, les États renforcent les systèmes de sécurité sociale et favorisent un cadre institutionnel plutôt favorable à la redistribution. Ils investissent aussi massivement dans des infrastructures nécessaires à cette nouvelle logique capitaliste : logements, routes, aéroports, énergie. Souvent, ces infrastructures sont directement gérées par la puissance publique.
Dans un tel schéma d’accumulation, le système financier est une courroie essentielle qui permet le financement de la consommation de masse et des investissements publics et privés. Les marchés et les banques sont alors très étroitement régulés par des pouvoirs publics échaudés par la crise de 1929. Cette régulation permet de maîtriser la distribution du crédit et d’organiser le financement des États, à l’image du fameux « circuit du Trésor » français. Le tout s’inscrit dans un système monétaire stable fondé à Bretton Woods en 1944 et reposant, là encore, sur la devise états-unienne, le dollar. Le capital est protégé, mais il est aussi contrôlé. Et c’est ce qui a amené Jonathan Levy à appeler cette période « l’âge du contrôle ».
Ce régime économique d’accumulation est donc intrinsèquement lié à des buts et une action politique. Il s’agit non seulement d’assurer des débouchés aux capitaux, mais aussi d’obtenir l’adhésion des masses face aux contestations externes (le bloc de l’Est) et internes (des conflits sociaux alors très intenses aux mouvements intellectuels).
Une longue crise de régime
On le comprend, ce régime, qui est aujourd’hui souvent idéalisé, correspond en réalité à un moment historique du capitalisme fondé sur la massification de la consommation et la puissance états-unienne. Son apogée intervient au milieu des années 1960. À partir de ce moment, le régime va commencer à s’affaiblir en son centre névralgique, aux États-Unis. Des failles commencent à apparaître, certaines plus visibles que d’autres. À partir de 1965, les entreprises états-uniennes voient la croissance de leurs profits ralentir. Le taux de profit net passe de 16 % à 10 % entre 1965 et 1970. Le système commence à ployer sous ses contradictions. Il lui faut toujours plus de consommateurs, et pour cela, il faut augmenter encore les revenus par les salaires et la redistribution sociale.
En parallèle, les entreprises états-uniennes sont de plus en plus concurrencées, y compris sur leurs propres marchés, par les entreprises des « alliés », en particulier par les japonaises et les allemandes, mais aussi par les françaises et les italiennes. Le succès économique du « monde libre » finit donc par se retourner contre les États-Unis. Pour résister, les multinationales investissent massivement dans ces pays.
Enfin, Washington s’embourbe dans la guerre au Viêt-nam, sans réel succès. Cette guerre provoque à la fois une montée du mécontentement interne et une perte d’influence globale des États-Unis, mais aussi un coût considérable pour les finances publiques au moment même où, avec sa « grande société », le président Johnson tente d’élargir la lutte contre la pauvreté pour intégrer toujours plus de consommateurs et consommatrices sur le marché.
Des émeutes de Watts à Mai 68
Ces phénomènes sont profondément inflationnistes. Les grandes entreprises défendent leurs marges par la hausse des prix tandis que le déficit public états-unien alimente l’abondance de dollars. À partir de 1966, l’inflation commence à accélérer aux États-Unis. Elle passe de 1,9 % en 1965 à 5,8 % en 1970. Et ce phénomène va déstabiliser tout le système.
D’abord, il va renforcer le mécontentement des travailleurs et travailleuses qui, soumis à une hausse vertigineuse de la productivité, doivent désormais faire face à celle du coût de la vie. Ceci, ajouté à la guerre au Viêt-nam, conduit à une remise en cause du système et à un durcissement des rapports de force un peu partout dans le monde occidental.
Grégoire Chamayou a, dans La Société ingouvernable (La Fabrique, 2018), montré l’importance de ce profond rejet de l’usine et de son fonctionnement aux États-Unis à la fin des années 1960. En réalité, la contestation du système est générale à partir du milieu des années 1960. Après les émeutes de Watts, à Los Angeles (Californie) en 1965, des vagues de grèves frappent l’Allemagne de l’Ouest, puis vient le mai 1968 français et « l’automne chaud » italien de 1969.
Un peu partout, le patronat s’inquiète de cette agitation qui s’accompagne parfois d’occupations d’usines (notamment en Italie) ou d’expériences autogestionnaires (comme celle de Lip en France à l’été 1973, justement). Les économistes y voient surtout des revendications salariales, mais, en réalité, ce qui est contesté dans les années 1970, c’est bien plutôt l’absence de contrôle et ce que l’on appelle alors pudiquement « les conditions de travail », mais qui concerne en réalité l’aliénation du travail.
La question est beaucoup plus brûlante que ce que l’on pense aujourd’hui. L’autogestion est alors une option sérieuse, défendue par le programme commun de la gauche signé en 1972. Pour y faire face, le patronat est obligé d’annoncer des mesures d’amélioration des conditions de travail. En septembre 1973, et après un printemps marqué par de nombreuses grèves, notamment dans l’automobile, le CNPF, ancêtre du Medef, reconnaît, après Georges Pompidou en juillet, que la question la plus brûlante est celle « des conditions de travail ».
Pour calmer le jeu, les salaires sont également relevés. Mais ces concessions trahissent en réalité une vraie crainte : politiquement et socialement, le capitalisme se retrouve fortement contesté dans les pays industriels.
L’abondance promise par la société de consommation doit désormais faire face à une critique profonde et, plus globalement, à ses limites. Au reste, c’est aussi le moment où la question écologique émerge avec le rapport Meadows de 1972 sur les Limites de la croissance (réédité à L’échappée en 2022). À l’été 1973, des premières régulations écologiques sont prises en France et en Europe. Ces critiques renforcent les contradictions internes au système capitaliste. Au point que, lorsque surviendra la crise, il faudra choisir : sauver le capitalisme en ses termes ou le dépasser. L’urgence conduira à faire le premier choix.
Deuxième volet de la crise structurelle, le système monétaire international est déstabilisé. Avec la guerre du Viêt-nam et les investissements à l’étranger des multinationales états-uniennes, les dollars inondent le monde. Cette abondance met en danger l’équilibre de Bretton Woods. Alors que la balance des paiements des États-Unis passe de 6 milliards de dollars d’excédent à quasiment l’équilibre entre 1964 et 1969, le président Johnson doit suspendre dès 1968 la convertibilité du billet vert en or pour les parties privées. Mais rien n’y fait, la situation devient intenable. Les États-Unis affichent bientôt un déficit courant et commercial qui conduit Richard Nixon à suspendre la convertibilité en or du dollar et à le dévaluer le 15 août 1971.
Cette décision inévitable précipite la crise du système de Bretton Woods. Quant aux pays producteurs de pétrole et d’autres matières premières, ils sont désormais payés dans une monnaie dévaluée alors même que le leadership états-unien est contesté, notamment en raison de sa défaite en Indochine et de son soutien à Israël. Le mécontentement débouchera sur l’embargo du 16 octobre 1973.
Entre 1971 et 1973, la déstabilisation s’étend. Les « alliés » des États-Unis sont également sous la pression du monde du travail pour des hausses de salaire, et dans une logique de compétitivité fondée sur des salaires encore relativement faibles. Parallèlement, l’Allemagne, la France ou le Japon tentent de se défendre contre la baisse du dollar, qui affaiblit leurs positions concurrentielles et « importe » chez eux une partie de l’inflation états-unienne. Logiquement, la hausse des prix se généralise et dépasse 6 % en France en 1972. Le problème états-unien de la contradiction interne au système est aussi désormais un problème européen.
Pendant près de dix ans, le modèle a tenu bon. La hausse des salaires a permis de maintenir les dépenses des ménages, celle des prix de faire tenir l’investissement. Les États continuent aussi de contribuer à la croissance. En 1970, devant la récession, le très orthodoxe Nixon se convertit à la relance avec un mot célèbre, « nous sommes tous keynésiens, maintenant ». C’est ce que Jonathan Levy appelle une « décennie de croissance sans profits ». Mais tout cela ressemble à une fuite en avant qui pousse le système encore davantage au bord de l’abîme. La poudre est placée, il ne manque plus que l’étincelle. Elle arrivera le 16 octobre 1973.
Une crise structurelle
Une fois allumé, l’incendie est dévastateur. Le manque de pétrole et sa hausse durable conduisent à saper les fondements du régime d’accumulation de l’après-guerre. En fait, le système ne peut plus fonctionner. Ses deux fondements, l’énergie abondante et bon marché et les hausses salariales pour soutenir la consommation ont disparu. Son agonie a débuté et elle durera, là encore, près de dix ans.
La récession de 1974 sera la plus violente de l’après-guerre. Les économistes prévoyaient par exemple une croissance de 1 à 2 % du PIB aux États-Unis, ce qui était déjà faible : le PIB va finalement reculer de 0,5 % sur l’année. Mais ce chiffre global rend mal la réalité de la récession. Entre le quatrième trimestre de 1973 et le premier de 1975, le recul du PIB est de 6,7 %. Le chômage atteint à la mi-1975 8,7 % de la population active.
La situation conjoncturelle est finalement contenue en 1975 à la fois grâce à des plans de relance des États (le plan Ford aux États-Unis et Chirac en France) et à la bonne résistance des salaires, notamment dans les pays où ils sont indexés. La demande des ménages tient bon et sauve la croissance. Les optimistes avaient-ils vu juste ? N’est-ce finalement qu’une crise de surchauffe classique ?
Pas vraiment. D’abord parce que la croissance d’après 1973 ne retrouvera jamais durablement ses niveaux d’avant. La part de trimestres avec une croissance supérieure à 5 % sur un an aux États-Unis était de 40 % entre 1948 et 1973. Pendant les 25 ans suivants, on passe à 11 % et sur les derniers 25 ans, à 3 % (dont les deux tiers s’expliquent par la récupération de la crise du Covid).
Taux de croissance des pays à haut revenu de 1961 à 2021. © OCDE
Charles Maier signale que les taux de croissance reculent nettement dans les années 1970 par rapport à la décennie précédente : en France, on passe en moyenne annuelle de 5,5 % à 3,9 % ; au Japon, de 11 % à 5,4 % et aux États-Unis de 4,4 % à 3,4 %. Cette baisse peut sembler faible, mais c’est précisément là le problème : depuis, ces niveaux n’ont jamais cessé de baisser. « Une perspective de long terme suggère que les difficultés économiques (…) ne représentaient pas l’épuisement habituel des cycles d’affaires », conclut l’historien.
Ce ralentissement structurel traduit bel et bien une cassure durable. Le terme employé depuis de « stagflation » pour désigner les années 1970 et qui traduirait un mariage d’inflation élevé et de stagnation économique cache en réalité une baisse durable de régime.
L’ampleur du choc se traduit d’ailleurs parfaitement sur les marchés financiers qui connaissent leur première crise d’ampleur depuis 1929. Les Bourses s’effondrent à la fin de 1973, puis tout au long de l’année 1974. La reprise est très lente. Il faudra vingt ans pour que le Dow Jones retrouve durablement un niveau ajusté de l’inflation supérieur à celui de novembre 1972. Certes, la régulation étroite de ces marchés permet d’éviter un scénario à la 1929, mais la crise va longtemps peser sur l’investissement et le crédit.
Évolution de la Bourse de New York entre 1971 et 1974. © NYT
Malgré la reprise des années 1976-78, des changements profonds s’opèrent, dont deux au moins seront durables et auront des conséquences majeures. Le principal, c’est l’affaissement brutal des gains de productivité. C’est un pilier de la croissance qui s’effondre. Il ne s’en est jamais remis.
Entre 1947 et 1973, la productivité du travail aux États-Unis a crû de 2,8 % par an, avec des pics de 5 %. Entre 1973 et 1979, elle s’est effondrée à +1,2 % en moyenne par an. En fait, malgré un rebond au début des années 2000, ce niveau de gains de productivité n’a jamais été retrouvé (après la crise de 2008, il a même retrouvé le point bas des années 1970 avant de s’affaiblir encore davantage).
Ce fait majeur s’explique par au moins deux phénomènes. D’abord, la réduction de l’investissement productif, principalement pour préserver les profits. Ensuite, la crise profonde que traversent les secteurs industriels traditionnels conduit à une disparition progressive d’une grande partie de l’industrie, celle qui est la moins rentable. Le secteur minier, la sidérurgie, le textile sont rapidement dévastés, tandis que l’industrie automobile connaît une crise majeure. Les licenciements sont nombreux et les emplois se créent dans un secteur tertiaire moins productif.
Évolution de la productivité (en pointillés) et des salaires (en noir) aux États-Unis de 1948 à 2018. © Levy
Le chômage devient endémique, phénomène inconnu depuis la guerre. Aux États-Unis, le taux de chômage dépasse en 1974 le point haut de l’après-guerre et atteint 9 % en mai 1975. Il redescend ensuite, mais son niveau le plus bas (5,6 % en mai 1979) reste proche du point haut de la décennie 1963-73 (6 %) et il repart rapidement pour atteindre 10,8 % en décembre 1982. En France, le nombre de chômeurs et chômeuses passe le million en 1977 et les deux millions en 1982. Le pays ne retombera plus sous ce niveau.
Cette poussée du chômage change progressivement l’atmosphère dans le monde du travail. Il s’agit moins de se battre pour les salaires et les conditions de travail, et encore moins pour le pouvoir dans l’entreprise, que pour sauvegarder son emploi. Dès le 5 décembre 1973, la grève générale à l’appel de la CGT, de la CFDT et des partis de gauche est un semi-échec. La lutte sociale se dépolitise progressivement, elle devient défensive. Le chômage discipline le monde du travail.
Or, en attendant, l’inflation est plus élevée que jamais. Sans gains de productivité et dans un contexte oligopolistique, les profits sont, dans les années 1970, assurés par des hausses de prix rendues possibles par la résistance des salaires. Mais lorsque, en 1979, la révolution iranienne provoque un second choc pétrolier, la réponse institutionnelle va chercher à briser violemment cet équilibre en faisant clairement « le choix du chômage » pour réduire l’inflation. C’est ce choix qui va rendre la crise de 1973 durable.
Un nouvel ordre mondial fragile
C’est Paul Volcker, le nouveau patron de la Réserve fédérale, la banque centrale des États-Unis, nommé par le président démocrate Jimmy Carter, qui va engager le mouvement en portant par deux fois les taux d’intérêt à des niveaux stratosphériques (près de 20 %) fin 1979 et fin 1981. Dans les deux cas, l’économie mondiale plonge dans deux nouvelles récessions encore plus violentes. Mais cette fois, les États ne soutiennent pas la croissance, bien au contraire. Le seul pays qui tente encore de le faire, la France, rend les armes en mars 1983 avec le « tournant de la rigueur », après avoir mis fin dès l’année précédente à l’indexation automatique des salaires. Partout, la vague néolibérale détruit le régime d’accumulation de l’après-guerre.
Un récit se met alors en place, selon lequel cette récession issue de la hausse violente des taux serait le fruit de l’inflation, elle-même causée par la trop forte gourmandise des salariés et les dépenses incontrôlées des États. La pensée monétariste de Milton Friedman devient dominante dans les cercles de décision et contribue, avec d’autres, comme l’école du choix public ou les « nouveaux classiques », à la construction d’un nouveau régime d’accumulation, le néolibéralisme.
Le cœur de ce régime, c’est l’inflation faible, la « grande modération », comme les économistes vont appeler ce moment de reflux désinflationniste entre 1985 et 2020. Désormais, le soutien des profits implique la mondialisation de la production, la tertiarisation des économies occidentales, la modération salariale et le recours massif à la dette. Pour compenser les effets de la pression de la demande sur les profits, on a recours à la dette privée et à la dette publique pour maintenir un niveau suffisant de consommation. Ce qui induit une financiarisation accrue de l’économie et la libéralisation des activités financières.
À ce prix, les États-Unis parviennent à rester au centre du système économique. Mais cette fois, ils ne sont plus producteurs, mais consommateurs et, surtout, ils sont le centre névralgique de la finance mondiale, producteur de sa matière première, le dollar. L’ordre néolibéral règle donc en apparence le problème de la déstabilisation du régime d’accumulation : il laisse les États-Unis au centre, mais dans un rôle différent, et contourne le problème de l’affaiblissement des gains de productivité par la financiarisation et la mondialisation.
Mais ce nouveau régime ne règle pas réellement les difficultés ouvertes en 1973, la dépendance de la croissance aux sources d’énergie fossiles n’est pas freinée, loin de là, ni par le développement d’une Chine devenue l’atelier du monde, ni par la révolution technologique. D’ailleurs, la question des gains de productivité n’a pas davantage été réglée. Bien au contraire, ils n’ont cessé de se réduire. Quant aux questions sociales et écologiques, elles n’ont cessé de s’aggraver.
Finalement, tout se passe comme si la crise qui s’est ouverte en 1973 ne s’était jamais refermée. Les diversions du néolibéralisme sont finalement rattrapées par les crises énergétiques, sociales et écologiques. La crise financière de 2008 avait déjà montré les illusions de la financiarisation, la crise qui s’ouvre en 2020 relance une poussée inflationniste qui vient déstabiliser l’ensemble de l’équilibre néolibéral. Les bases même du régime néolibéral sont désormais menacées par l’inflation. Comme voici cinquante ans.
Romaric Godin