Il incarne la rupture avec les militaires au pouvoir depuis une décennie en Thaïlande. Posture assurée et regard déterminé, Pita Limjaroenrat s’est dit « prêt à devenir le prochain Premier ministre », face aux journalistes, lundi 15 mai, après les élections législatives qui ont propulsé en tête son parti, Move Forward.
Dans ce scrutin à un tour, Move Forward a remporté 151 sièges au total sur 500, loin devant le parti de la Nation thaïlandaise unie (UTN) du Premier ministre sortant Prayut Chan-O-Cha avec 36 élus, selon les dernières estimations. Les résultats définitifs devant être ratifiés en juillet, le vote pour choisir le Premier ministre interviendra dans la foulée.
« C’était le bon moment, les gens ont trop subi. (...) Aujourd’hui est un nouveau jour, et j’espère qu’il apportera du soleil et de l’espoir », a poursuivi le charismatique chef de Move Forward, lors de sa conférence de presse à Bangkok, cravate orange nouée autour du cou, la couleur de son parti.
À 42 ans, Pita – les Thaïlandais n’utilisent jamais leur nom de famille – peut se vanter d’avoir créé un véritable séisme politique dans les urnes.
Un enfant de la bourgeoisie thaïlandaise
Pourtant, pendant la campagne électorale, peu voyaient en lui un futur Premier ministre. Pita est entré sur la scène politique thaïlandaise il y a seulement cinq ans. Jusqu’alors, son parcours est celui d’un homme d’affaires aisé à qui tout réussi. Né le 5 septembre 1981 à Bangkok, il est issu d’une famille influente du monde politique et des affaires. Envoyé par son père en Nouvelle-Zélande à l’âge de 12 ans, il revient dans son pays natal pour obtenir un diplôme en finance à l’Université Thammasat à Bangkok. Il s’envole ensuite pour les États-Unis, direction Harvard.
À 25 ans, l’étudiant rentre en urgence en Thaïlande pour reprendre les rênes de l’entreprise familiale à la mort de son père. Après avoir réussi à sauver la société de la faillite, il retourne aux États-Unis pour terminer ses études. En 2017, il est nommé directeur de la filiale thaïlandaise de Grab, une application de transport et de livraison de nourriture.
« C’est quelqu’un de talentueux et d’organisé, issu d’un milieu social solide », analyse Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse spécialiste de l’Asie du Sud-Est à l’Institut français des relations internationales. « Il a déjà une bonne réputation dans l’establishment thaïlandais. »
Pita rejoint le parti d’opposition Future Forward en 2018. Proche du fondateur et chef du parti, Thanathorn Juangroongruangkit, il accepte de devenir candidat aux élections législatives de 2019 et remporte un siège de député. La Thaïlande est alors dirigée par le général Prayut depuis le coup d’État de 2014.
« Les excès et les abus de la junte militaire l’ont incité à passer à la vitesse supérieure en s’engageant concrètement dans le combat politique », relate Sophie Boisseau du Rocher. « Avec les autres membres de Future Forward, ils souhaitent changer les règles du jeu politique en entraînant avec eux la jeunesse pour une réforme générale du système thaïlandais. »
Une « vision inclusive »
Pita commence à se faire un nom et devient « l’étoile montante » du Parlement thaïlandais, relate la BBC. Il se fait surtout remarquer en juillet 2019 en prononçant à la Chambre des représentants un discours sur la politique agricole – salué alors par le ministre de l’Intérieur ; Anupong Paochinda. Le jeune député gagne rapidement en popularité auprès du peuple thaïlandais grâce à « son image soignée et au fait qu’il s’exprime de manière claire, directe et sans détours », selon le site d’informations indien First Post.
Le 21 février 2020, sa carrière politique est remise en cause. La justice dissout Future Forward, sous le prétexte que Thanathorn avait accordé à son parti un prêt de l’ordre de six millions d’euros avant le dernier scrutin. Mais deux semaines plus tard, Pita se retrouve sous les feux des projecteurs lorsqu’il est nommé chef du nouveau parti Move Forward, suivi par 54 autres députés du parti dissous.
Cette année-là marque aussi la mobilisation massive des jeunes Thaïlandais dans les rues de Bangkok pour réclamer davantage de démocratie et la destitution du général Prayut. Les manifestants, appelant à la réforme de la monarchie, brisent le tabou de longue date de ne pas critiquer la famille royale thaïlandaise. Ce désir de changement incite Pita et son parti à reprendre les demandes pro-démocratie des manifestants en proposant un programme réformiste à l’approche des élections législatives de 2023.
Pita Limjaroenrat, au centre, et Tunyawaj Kamolwongwat, deuxième à gauche, célèbrent avec des militants et des sympathisants LGBTQIA+ l’adoption initiale du projet de loi sur le mariage pour tous devant le parlement à Bangkok, le 15 juin 2022. © Lillian Suwanrumpha, AFP
Légalisation du cannabis à des fins récréatives, dépénalisation de l’avortement, mariage pour tous... Les propositions de Pita séduisent la jeunesse. « Il tient compte des changements sociétaux quand l’armée ou même l’autre parti d’opposition, Pheu Tai, ne le font pas vraiment », observe Sophie Boisseau du Rocher. Mais ce qui fait la force du parti, c’est sa méthode « inclusive », selon la spécialiste : « Move Forward n’est pas seulement un parti composé des élites urbaines ou des étudiants de Bangkok, il est aussi animé par les jeunes qui vivent et travaillent dans les campagnes. Le talent de Pita a été d’élargir son audience pour inclure toutes les bonnes volontés dans son combat. »
Digne d’une popstar
Par ailleurs, Pita défend une réforme de l’article réprimant le lèse-majesté, une infraction pénale visant à punir tout écart vis-à-vis du souverain. Il promet de démilitariser le pays en commençant par réformer, voire abolir, le service militaire, qui est très impopulaire. Le chef de Move Forward veut aussi imposer un délai de sept ans avant que des militaires ne puissent rejoindre la vie politique.
Pita Limjaroenrat devant ses partisans lors d’un meeting avant les élections législatives thaïlandaises, à Bangkok, le 12 mai 2023. © Athit Perawongmetha, Reuters
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En meeting, Pita sait se faire apprécier. Il apparaît souvent avec un « phuang malai » autour du cou, ce collier de fleurs traditionnel en Thaïlande, aux couleurs de son parti. Souvent accompagné de sa fille de sept ans, il suscite parfois chez ses partisans une hystérie digne d’une popstar. Il est suivi par un million de personnes sur ses réseaux sociaux, où il partage des photos de lui et de sa fille.
Mais dans cette monarchie constitutionnelle qui a connu 18 coups d’État depuis 1932, les militaires n’ont pas l’intention de renoncer à leur influence. « Faites-vous confiance à un vieux capitaine expérimenté comme moi, ou à un jeune pilote pour faire voler cet avion ? », a demandé le Premier ministre sortant Prayut, cité par le Bangkok Post, devant ses partisans pendant la campagne électorale.
Même si Move Forward a obtenu le plus de sièges aux élections législatives, le chemin à parcourir pour Pita ne sera pas facile. Il a besoin de 376 sièges sur les 500 de l’Assemblée pour contourner l’influence des 250 sénateurs nommés par l’armée. Son prochain objectif : former une coalition avec le parti Pheu Thai de Paetongtarn Shinawatra, fille de l’ancien Premier ministre en exil Thaksin Shinawatra, qui a répondu favorablement, ouvrant la voie à une majorité qui recueillerait un peu plus de 300 sièges.
« Une alliance qui s’annonce excessivement difficile selon les observateurs, les deux partis n’ayant pas le même programme politique, ni économique. C’est un homme consensuel, il sera évidemment prêt au compromis si nécessaire », note Sophie Boisseau du Rocher.
Enfin, malgré son succès, Pita n’est pas à l’abri d’une disqualification : il est accusé de détenir des actions dans une société de médias qu’il n’aurait pas déclarées. Les militaires pourraient invalider son élection. « Les Thaïlandais descendraient alors en grande colère dans la rue », analyse la spécialiste. « Aujourd’hui, son grand atout a été d’être élu avec une marge confortable. Il y a une avance incontestable que la rue ne voudra pas voir contestée. »
Barbara GABEL
Vidéo par Cédric FERREIRA