« Une nouvelle phase pourrait bien s’ouvrir dans la compétition stratégique sino-américaine. Après des mois d’acrimonie et de gel, le contact est enfin renoué entre les deux pays, soulignait le 26 mai le Financial Times. Le défi pour Washington et Pékin est de capitaliser sur ce moment pour jeter les bases pour des relations stables et durables. L’avenir d’une stabilité et d’une prospérité globales en dépend. »
Plusieurs événements récents vont dans ce sens. Fin mai, Washington a accueilli un nouvel ambassadeur chinois, Xie Feng, un fidèle de Xi Jinping. Récemment, la capitale américaine a reçu la visite du ministre chinois du Commerce, la première d’un haut responsable chinois depuis 2020. Surtout, le conseiller américain pour la Sécurité nationale de la Maison Blanche Jake Sullivan a rencontré début mai le plus haut diplomate chinois Wang Yi, chef de la commission des Affaires étrangères du PCC. Cette rencontre a peut-être marqué le signal d’un début de dégel dans les relations entre les deux plus grandes puissances de la planète. Ce qui pourrait déboucher sur la visite aux États-Unis du président chinois Xi Jinping à l’occasion de la tenue à San Francisco du 31e sommet de l’APEC, le Forum pour la coopération économique en Asie-Pacifique, prévu du 16 au 20 octobre prochains.
« Tout ceci a créé une fenêtre d’opportunité pour placer la relation [Chine/États-Unis] sur une trajectoire plus stable, ou du reste moins exposée à un accident, une erreur de jugement ou une crise, affirme encore le grand quotidien financier britannique. L’ouverture est mince et fragile mais, bien gérée, elle pourrait déboucher sur une relation qui serait davantage prévisible, résiliente et productive. »
Voilà pour le décor. Mais la réalité d’aujourd’hui est loin d’être rose et incite à la plus grande prudence. Car l’atmosphère politique et sociale en Chine reste des plus sombres et rien ne dit que la direction communiste chinoise soit prête à donner des gages pour qu’un début de détente puisse réellement intervenir entre Pékin et Washington.
« NOUS DEVONS INSTALLER UNE LIGNE ROUGE »
De fait, les raisons pour lesquelles les deux parties recherchent une amorce de détente sont radicalement différentes. Les États-Unis en attendent une diminution des risques d’escalade militaire et même de guerre chaude dans la zone de Taïwan. La Chine, de son côté, exige rien moins que la fin des pressions d’ordre stratégique venant de l’Amérique et de ses alliés, tout en poursuivant son but d’étendre sa zone d’influence dans le monde.
Le président chinois Xi Jinping avait formulé cette crainte de voir son pays peu à peu isolé en déclarant en mars dernier que « les pays occidentaux conduits par les États-Unis ont mis en œuvre [une politique] d’endiguement, d’encerclement et de répression contre nous ». Un rare aveu public du désarroi dans les instances du pouvoir chinois sur ce phénomène qui prend en effet de l’ampleur avec les mois qui passent.
Le 21 mai dernier, au terme du sommet du G7 dans la ville japonaise d’Hiroshima, Joe Biden avait indiqué qu’il s’attendait à un dégel « très prochainement » avec la Chine. « Nous devons installer une ligne rouge », avait-il expliqué, rappelant qu’il s’était mis d’accord avec Xi Jinping pour maintenir ouvert un mécanisme de communication, lorsque les deux hommes s’étaient rencontrés à Bali lors du sommet du G20 à l’automne dernier.
Mais à cette perspective encore très incertaine de reprise d’un dialogue au sommet s’ajoutent des échéances qui vont la compliquer. Parmi elles, l’entrée en campagne du président américain qui s’est représenté pour la présidentielle de 2024. Par ailleurs, en janvier prochain aura lieu l’élection présidentielle à Taïwan, Tsai Ing-wen achevant son deuxième et dernier mandat à la tête de l’ancienne Formose.
AVEC LA RUSSIE, LA CHINE FAIT MONTER LES ENCHÈRES
Surtout, a lieu un net raidissement du régime chinois, manifeste depuis la tenue du XXe congrès du Parti communiste à l’automne. Dernières illustrations en date : l’adoption d’une loi qui, centrée sur la lutte contre l’espionnage, prend pour cibles les entreprises étrangères en Chine, et plusieurs cas de poursuites engagées contre des artistes étrangers sur le sol chinois. Ces deux événements ont jeté un froid parmi les étrangers présents en Chine, en particulier dans les milieux d’affaires et le monde de la culture.
La Chine a en outre clairement pris le parti de la Russie depuis qu’elle a envahi l’Ukraine le 24 février 2022. Si elle n’a, semble-t-il, pas franchi la ligne rouge qui serait de livrer des armes à l’armée russe, elle ne manque pas une occasion de faire monter les enchères. Exemple avec la visite à Pékin du Premier ministre russe. Lors du séjour de Mikhaïl Michoustine fin mai, Xi Jinping lui a déclaré que la Chine « est disposée à poursuivre le ferme soutien mutuel avec la Russie sur les questions relevant des intérêts fondamentaux de chacun ». La Chine et la Russie doivent « porter la coopération dans divers domaines à un niveau plus élevé », a-t-il expliqué. Le chef du gouvernement russe a pour sa part salué devant son homologue chinois Li Qiang des relations bilatérales « d’un niveau sans précédent ». « Elles se caractérisent par un respect mutuel des intérêts de chacun, le désir de répondre ensemble aux défis qui sont liés à une turbulence accrue sur la scène internationale et à la pressions de sanctions illégitimes de l’Occident collectif ? »
La Chine n’a jamais condamné la guerre brutale menée par la Russie en Ukraine et en tire parti sur le plan économique de même que géopolitique avec des avancées notables en Asie centrale, zone jusque-là placée dans l’orbite russe. La Chine est le premier partenaire commercial de la Russie. Les échanges entre les deux pays ont atteint un niveau record – 190 milliards de dollars – l’an dernier, selon les données des douanes chinoises. Lors de sa dernière visite à Moscou, Xi Jinping avait clairement souligné qu’il n’était pas question pour la Chine de lâcher son allié russe.
REFUS « MALHEUREUX »
D’autres affaires ont ajouté aux tensions entre les deux géants. Les autorités américaines ont révélé une campagne de cyber-attaques menée par la Chine. Dans un avis conjoint, les autorités chargées de la cybersécurité aux États-Unis et dans d’autres pays ont mis en garde contre « un groupe d’activités » associé à « un cyber acteur parrainé par l’État de la République populaire de Chine, également connu sous le nom de Volt Typhoon. […] Cette activité affecte les réseaux des secteurs d’infrastructures critiques des États-Unis » et l’entité qui mène l’attaque « pourrait appliquer les mêmes techniques […] dans le monde entier. »
Dans un communiqué séparé, Microsoft a précisé que « Volt Typhoon » est actif depuis la mi-2021 et qu’il a ciblé, entre autres, des infrastructures essentielles dans l’île de Guam, qui héberge une importante base militaire américaine dans l’océan Pacifique. Cette campagne risque de « perturber les infrastructures de communication essentielles entre les États-Unis et la région asiatique lors de crises futures ». Comme à l’accoutumée pour les accusations occidentales répétées de cyber-espionnage, Pékin a apporté un démenti catégorique.
Ce jeudi 1er juin, le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin a quant à lui déploré le refus de son homologue chinois Li Shangfu de le rencontrer à l’occasion de la tenue à Singapour ce week-end de la conférence annuelle sur la sécurité dite Shangri-La Dialogue ». Ce refus est « malheureux », a-t-il ajouté, soulignant la nécessité pour les deux pays de communiquer et déplorant en outre un incident aérien en mer de Chine du Sud ce mardi 30 mai lorsqu’un chasseur chinois s’est approché d’un avion de reconnaissance américain jusqu’à le frôler. Une manœuvre jugée par Washington « agressive et injustifiée ». Ce genre d’incident aérien, a-t-il déclaré, est inquiétant car il est de nature à dégénérer « rapidement en une spirale hors de contrôle ». Pékin a accusé les États-Unis d’être responsables d’un acte de « provocation ».
Le principal sujet responsable des tensions croissantes entre Pékin et Washington reste Taïwan que la Chine considère comme une simple province devant nécessairement être « réunifiée » à la mère-patrie, par la force si nécessaire. Les autorités chinoises accusent régulièrement les États-Unis d’encourager l’indépendance de l’île tout en lançant d’incessantes manœuvres militaires à proximité de Taïwan. Celles-ci avaient culminé en juin l’an dernier en représailles à la visite de moins de 24 heures à Taipei de Nancy Pelosi, alors présidente de la chambre des représentants, ce qui en faisant le numéro quatre au sommet de la hiérarchie politique des États-Unis.
Joe Biden a maintes fois expliqué que les États-Unis donneraient les moyens militaires à Taïwan pour se défendre en cas d’attaque de l’armée populaire de libération. Il a par quatre fois dit que son pays défendrait Taïwan en cas de conflit avec la Chine. Mais il s’est également plusieurs fois déclaré opposé à une indépendance formelle de l’île, appelant Pékin à respecter le statu quo dans le détroit de Taïwan, comme l’ont aussi fait les six autres pays membres du G7 lors du sommet du Groupe à Hiroshima. D’autre part, Taïwan et les États-Unis ont signé le 1er juin un accord commercial qui a immédiatement déclenché les foudres de Pékin. Cet accord, qui fait partie d’un ensemble de négociations entamées après l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche en janvier 2022 intitulé US-Taiwan Initiative of 21st Century Tradeé, avait été dévoilé en juin l’an dernier et des négociations discrètes avaient eu lieu depuis.
PATROUILLES AMÉRICAINES ET PHILIPPINES EN MER DE CHINE DU SUD
Le ministère chinois des Affaires étrangères a le même jour dénoncé cet accord et, une nouvelle fois, mis en garde les États-Unis contre tout acte encourageant les milieux taïwanais favorables à l’indépendance de l’île. Pékin avait déjà accusé Washington de « saboter la paix » avec cet accord qui prouve la volonté américaine de « jouer la carte de Taïwan » pour empêcher la « réunification ». L’accord vise à renforcer les liens économiques entre Taipei et Washington et ouvrir davantage le marché taïwanais aux produits américains.
Le 26 mai, la représentante américaine pour le Commerce Katherine Tai et le ministre chinois du Commerce Wang Wentao, présent dans la capitale américaine, avaient souligné l’importance pour leurs deux pays de maintenir ouvertes les canaux de communication. Katherine Tai avait néanmoins formulé les griefs des États-Unis à propos du déficit commercial abyssal américain enregistré année après année avec la Chine, en partie la conséquence selon elle de la politique chinoise de subventions massives versées aux entreprises publiques qui a pour effet de fausser la compétitivité des partenaires commerciaux chinois des États-Unis.
Par ailleurs, le 1er juin, les Philippines, les États-Unis et le Japon ont entamé une semaine d’exercices conjoints de leurs garde-côtes dont le but affiché est de renforcer leur coopération maritime face à la présence croissante de la marine chinoise dans la région. Ces manœuvres inédites se déroulent près de l’embouchure de la baie de Manille, en mer de Chine du sud, une zone d’importance géostratégique majeure de près de 4 millions de km2 riche en ressources en hydrocarbures dont Pékin revendique la quasi-totalité.
Les eaux disputées de la mer de Chine du Sud font l’objet de tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis. Washington s’est attaché ces derniers mois à renforcer des alliances militaires avec plusieurs pays de la région pour dissuader Pékin de toute agression sur Taïwan et en mer de Chine. La Chine fait fi d’un jugement rendu en 2016 par la Cour pénale International de La Haye en vertu duquel les revendications chinoises n’ont aucun fondement légal. Pékin poursuit la militarisation de cette zone avec l’édification d’aéroports militaires sur des récifs naturels ou artificiels, de même que des stations radar, des ports et des systèmes de lancement de missiles.
Washington et Manille ont récemment décidé de reprendre les patrouilles maritimes communes et ont conclu un accord pour la mise à disposition à l’armée américaine de quatre nouvelles bases militaires, dont une navale située près de Taïwan.
« INQUIÉTUDES ÉVIDENTES »
L’administration américaine a d’autre part donné des précisions sur sa nouvelle politique caractérisée par le fait que désormais Washington ne demande plus à ses alliés et partenaires de choisir entre les États-Unis et la Chine, soulignant que le président Joe Biden avait entendu les « inquiétudes » formulées dans la région Asie et ne souhaitait pas un conflit avec la Chine. À l’occasion d’une visioconférence organisée avec l’université de Sydney, des responsables de la Maison Blanche ont précisé que le président américain avait pris conscience du fait que la région Indo-Pacifique ne souhaitait pas être « mêlée à la rivalité » entre la Chine et les États-Unis, a précisé le magazine américain Foreign Affairs dans son édition du 26 mai.
« Je pense que le président est entièrement conscient du fait que nous ne pouvons pas renforcer nos relations avec les alliés et les partenaires si nous nous contentons d’imposer nos vues en les prenant ainsi à la gorge », a déclaré Edgard Kagan, directeur de la Commission pour la sécurité nationale de la Maison Blanche, cité par la revue. Mira Rapp-Hooper, directrice pour l’Indopacifique à la même commission, a ajouté que les alliés et les partenaires des États-Unis dans la région et à travers le monde « ne veulent pas avoir le sentiment d’être contraints de choisir entre les deux grandes puissances rivales ». Kurt Campbell, coordinateur pour cette région dans la même commission, a expliqué que les États-Unis avaient conscience « des inquiétudes évidentes » en Indo-Pacifique sur le fait de savoir si la région pouvait ou non « compter sur les États-Unis » en tant que « force stable et digne de confiance ».
Cette mise au point s’ajoute à des propos similaires tenus par Joe Biden à Hiroshima. Ils dénotent un changement notable de la diplomatie américaine dont le but est de regagner la confiance de ces pays qui rechignent à devoir prendre parti entre Pékin et Washington. Elle tranche avec celle de prédécesseurs de Joe Biden, partisans de la doctrine « tu es notre ami ou tu deviens notre ennemi », qui, par nature, est coercitive et a eu pour conséquence de détourner des pays, surtout en Asie, de la sphère d’influence américaine.
L’autre objectif pour Washington est également de montrer un visage accommodant alors que la politique chinoise est précisément de plus en plus critiquée sur la scène internationale du fait de son caractère coercitif. Le fait est que la Chine est sans illusion quant aux bénéfices à attendre de la reprise du dialogue avec les États-Unis. Le 30 mai, lors d’une réunion de la Commission sur la sécurité nationale du Parti, Xi Jinping a fait part avec franchise de la situation compliquée dans laquelle se trouve la Chine. « La complexité et la difficulté des questions liées à la sécurité nationale auxquelles nous sommes désormais confrontés ont augmenté de façon significative », a-t-il affirmé, cité par l’agence officielle Xinhua. Nous devons nous attendre au scénario le pire et nous préparer à être confrontés à des défis majeurs de vents violents, de vagues tumultueuse et même à des mers périlleuses et démontées. »
Pierre-Antoine Donnet