Nul doute que si on les avait interrogé·es individuellement, toutes et tous auraient rejeté le terme. Mais les interventions des dirigeant·es de l’intersyndicale, mardi 6 juin en ouverture de la quatorzième manifestation parisienne contre la réforme des retraites, avaient un sérieux parfum de bilan. Ce bilan qu’on pourrait dresser au terme de mois d’une mobilisation acharnée, lancée le 19 janvier, mais qui n’a pas atteint son but : promulguée le 14 avril, la loi décalant de deux ans l’âge légal de départ à la retraite devrait entrer en vigueur le 1er septembre 2023, ses premiers décrets d’application ayant été publiés dimanche 4 juin.
Les dirigeants des huit syndicats de salarié·es avaient donné rendez-vous aux journalistes à la mi-journée devant l’Assemblée nationale, deux heures avant le départ de la manifestation de l’esplanade des Invalides, quelques centaines de mètres plus loin, en direction de la place d’Italie. Une manière de souligner leur soutien à la proposition de loi du groupe Liot, visant à abroger le report de l’âge légal et qui est programmée pour être discutée à l’Assemblée jeudi 8 juin.
Mais les macronistes et leurs alliés ont réussi à vider le texte de sa substance en commission des affaires sociales, et ils devraient même obtenir qu’il ne parvienne finalement pas au vote. Dans ce cadre, difficile d’afficher la confiance des grands jours.
L’intersyndicale avait donné rendez-vous aux journalistes devant l’Assemblée. © Photo Dan Israel / Mediapart
« Il n’y a pas de sujet de résignation, on arrivera à mobiliser encore aujourd’hui », peut bien assurer Frédéric Souillot, le dirigeant de Force ouvrière, assurant qu’il y aura « encore des choses à défendre et à revendiquer tous ensemble, sur les salaires et sur l’assurance-chômage », dans les prochains mois.
Tous les responsables syndicaux sont d’accord. Mais ils ne masquent plus une autre réalité. « Le match pour les retraites est en train de se terminer, qu’on le veuille ou non », est convenu Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT. Le décompte du nombre de manifestants par le ministère de l’intérieur lui donne raison : 281 000 personnes pour toute la France – contre 900 000 manifestant·es selon la CGT.
C’est la plus faible affluence annoncée par le gouvernement depuis la première manifestation le 19 janvier. Le plus bas précédent était le 11 mars, avec 368 000 personnes. Loin du record historique du 7 mars, avec presque 1,3 million de personnes. L’écho est cruel avec cette confidence de Laurent Berger, lors de la journée du 13 avril : « On ne veut pas finir à 200 000 personnes dans toute la France, alors qu’on a réussi une mobilisation historique pendant trois mois. » Dans la capitale, 31 000 manifestant·es étaient présents selon la préfecture de police. La CGT en a compté trois fois plus .
Laurent Berger avait prévenu avant que le cortège s’élance : « C’est la dernière manifestation contre la réforme des retraites, sur ce format-là. » « Il y a toujours une colère et un ressentiment, analyse-t-il. Il va falloir qu’on cultive cette mobilisation pour continuer à travailler sur les salaires, le pouvoir d’achat, les conditions du travail et du dialogue social. »
Celui qui passera la main le 21 juin à sa numéro deux Marylise Léon a été interrogé sur son départ tout proche. « Je ne dis pas que je ne ressens pas un peu de mélancolie. C’est un peu atypique comme fin de mandat », a-t-il glissé, tout en se disant fier : « On a démontré la force du syndicalisme. » La CFDT revendique 43 000 nouvelles adhésions en 2023, après une légère hausse en 2022, ses effectifs devant désormais approcher les 650 000 membres.
À ses côtés, la nouvelle dirigeante de la CGT, Sophie Binet, a elle aussi regardé vers l’avenir. Même si « les retraites resteront toujours un combat », l’objectif est à présent de « gagner des avancées concrètes », a-t-elle affirmé, en répétant vouloir de « de vraies négociations », sur les salaires ou les « ordonnances Macron » ayant réformé le Code du travail à toute allure en 2017, ou sur « l’égalité femmes-hommes ».
Dans le cortège parisien, le 6 juin 2023. © Photo Christophe Archambault / AFP
« Tout ce qui s’est passé n’est pas vain. C’est peut-être une étape finale pour la mobilisation contre les retraites, mais sur les questions sociales, le mécontentement et la colère sociale, rien n’est terminé », estime elle aussi Murielle Guilbert, codirigeante de Sud-Solidaires.
« Certes, on a perdu dans l’immédiat, on le reconnaît. Mais ce mouvement a changé les choses : on ne parle plus de la même manière des syndicats, nous sommes à nouveau vus comme porteurs d’un intérêt général, espère lui aussi Benoît Teste, le dirigeant de la FSU. Le monde du travail a relevé la tête. »
Les responsables de l’intersyndicale ont prévu de confronter leurs points de vue le 13 juin, avant d’établir un plan pour la suite. Il est possible qu’ils se divisent également sur une hypothétique invitation à l’Élysée dans les jours qui viennent, la CFTC, et sans doute la CFDT, y étant favorable, à l’inverse de la CGT, de FO ou de la CFE-CGC.
« C’est beau »
Dans le cortège, si le constat de l’essoufflement est partagé, les manifestant·es n’ont pas envie d’y voir une fin. Toutes et tous préfèrent souligner la « beauté » de ce qu’ils ont vu pendant six mois, pour reprendre un terme qui revient régulièrement.
« C’est un beau mouvement, les grèves ont été assez suivies, même dans notre petite association, et on voit que les gens se syndiquent de plus en plus, même si ça clairement, ce n’est pas lié qu’à la réforme des retraites, dit Valentin, 31 ans, psychologue dans une association et syndiqué à Sud depuis peu. On verra bien si le mouvement tient sur la durée. En attendant, nous on va continuer à être mobilisés contre le projet de loi immigration. »
Son acolyte Baptiste, 29 ans, intermittent, a comme Valentin aussi participé à plusieurs manifestations sauvages. « C’est beau de voir autant de gens différents dans la rue. De sentir que ça rassemble, de voir cette joie, ça émeut. Ça fait vraiment du bien de voir que la jeunesse est antiraciste et antifasciste », lance-t-il.
Coline, 29 ans, est montée en hauteur près du Jardin des plantes pour regarder défiler l’un des deux cortèges. Elle est cordiste, non syndiquée, travaille en intérim et est engagée dans les luttes écologistes : « J’habite dans le Tarn, mais je suis de passage à Paris, c’était l’occasion de continuer la lutte. Pour moi, c’est évident que l’écologie et le social vont de pair. C’est génial qu’il y ait encore autant de monde qui se mobilise, plein de syndicats différents, un melting-pot de luttes. C’est très motivant pour la suite ! »
Nils et Louise ont 20 ans et sont étudiants à l’antenne de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) de Sciences Po. Ils ont été de tous les défilés. Et ils sont optimistes : « Cette manifestation est peut-être une manifestation de dépit, de résignation. Mais cela ne doit pas cacher le reste. Il s’est passé un moment important pour le pays. Il y avait auparavant une sorte de mouvement populiste, ni de droite ni de gauche. Le mouvement a remis la lutte des classes sur le devant de la scène, le clivage droite-gauche existe à nouveau. Il y a une dynamique qui n’est pas près de disparaître. »
Une caricature d’Emmanuel Macron sur un camion de l’association Attac, le 6 juin à Paris. © Photo Dan Israel / Mediapart
D’autres disent aussi leur fierté, mais sans cacher leurs inquiétudes pour l’avenir. « On n’est pas syndiqués, mais on se mobilise depuis le début dans toutes les manifestations, mais aussi pour des manifestations sauvages, et au rassemblement à Concorde le 16 mars, raconte Ghiles, conseiller principal d’éducation en Seine-Saint-Denis, venu avec des collègues, CPE et enseignants. On se dit que même si on n’a pas gagné la bagarre, on a gagné sur le plan des idées. Mais la manière dont le gouvernement a imposé le texte, ça génère du ressentiment et ça fait de la place à l’extrême droite. »
Une inquiétude qu’on retrouve fréquemment dans le discours des syndicalistes, encore plus présents que d’habitude dans le cortège, rétrécissement de la mobilisation oblige. Véronique, par exemple. Élue CFTC chez Saemes, une entreprise parisienne de parkings, onze manifestations au compteur, assurées tour à tour en déclarant des jours de grève et en posant des RTT.
« Nous avons tous conscience que ce mouvement est historique. Jamais la CFTC n’avait défilé aussi longtemps, et avec cette cohésion de tous les militants syndicaux, cela restera longtemps du jamais-vu, revendique-t-elle. Mais c’est d’autant plus exaspérant, incompréhensible, qu’on ne soit pas entendus ».
« Les gens sont désabusés, déçus et en colère contre ce gouvernement, qui n’écoute pas, qui n’entend rien. Et cette colère aura des répercussions, ça se paiera plus tard », pronostique elle aussi Corinne Bornes, infirmière et secrétaire départementale de la CFDT dans le Lot. Elle craint une abstention encore plus forte, et un vote RN qui monte en flèche.
« En allant un peu loin, je dirais qu’on vit dans une monarchie constitutionnelle, poursuit-elle. Le monarque décide et pendant que le petit peuple est dans la rue, il reçoit Elon Musk à Versailles [le patron de Tesla et de Twitter a été reçu par Emmanuel Macron le 15 mai, en marge du salon Choose France – ndlr]. Et le Parlement est composé de gens bien nés, qui appliquent ce que demande le chef, et qui ne connaissent pas le pays et ses habitants. »
Gwenaëlle, autre militante CFDT, de Seine-Saint-Denis, le dit brutalement : « Le gouvernement marche sur les syndicats depuis longtemps déjà, on se bat contre un mur. Ils sont hors sol, dans leur bulle, ils ne connaissent pas la réalité du terrain, ils sont arrogants. C’est effrayant. »
La colère n’est pas éteinte
Talula est salariée d’une compagnie d’assurance, et en est à sa huitième manifestation. La réforme n’est pas « une question d’intérêt personnel », précise-t-elle, elle qui a une fille jeune à qui elle devra payer des études et qui prévoit donc de travailler au-delà de 64 ans.
« Mais il n’est pas possible qu’un seul gouverne, en n’écoutant personne, s’indigne-t-elle. Il y a quelque chose de latent, de non résolu après ces mois de manifestations. Et cela va rester, il y a une colère, une grande frustration chez les gens. Je ne sais pas comment cela se traduire par la suite. Je me dis qu’il faut des actions plus fortes. Ne plus consommer par exemple, le gouvernement réagirait beaucoup plus vite. » Elle s’éloigne, puis revient quelques minutes plus tard : « Il y a quelque chose de très important que j’ai oublié de vous dire, notez bien : je ne voterai plus. »
Pour Geoffrey, chef cuisinier qui va ouvrir son restaurant dans quelques semaines dans le XXe arrondissement de Paris, « ce mouvement n’est peut-être qu’à son début, imagine-t-il. Quatre ans avec Macron, je ne sais pas comment on va faire, je n’ose même pas l’imaginer. Ce qu’il se passe actuellement, le déni démocratique auquel on assiste, est grave. Cette colère ne va pas s’éteindre comme cela. Il peut subvenir un événement déclencheur qu’on n’a pas prévu, qui conduirait à tout changer ».
Des lycéens d’Orsay (Essonne) ont préparé des pancartes pour la manifestation du 6 juin, place des Invalides à Paris. © Photo Sarah Bosquet / Mediapart
Geoffrey tire volontiers des liens entre ce mouvement social et la lutte contre le dérèglement climatique, chantier prioritaire à ses yeux. Il est loin d’être le seul. Antoine, 18 ans, en terminale à Orsay (Essonne), prépare des pancartes à la sortie du métro Invalides avec ses camarades Tony et Alizée. Et lier les deux leur vient naturellement : « La réforme aura des conséquences sur les personnes les plus précaires, elle va aggraver leurs vies alors qu’ils sont déjà épuisés. On se dit qu’il y avait plus important que de faire travailler les gens deux ans de plus ; alors qu’on va se manger 4 degrés de plus. »
Au bout de six mois de mobilisation usante, reste encore le principal pour certains : dire et redire qu’ils n’envisagent pas de travailler plus. Et en cette quatorzième journée de manifestation, on trouve encore des personnes qui défilent pour la première fois.
C’est le cas de certaines des futures professionnelles de la petite enfance qui surgissent, vêtues d’un t-shirt aux couleurs du collectif « Pas de bébés à la consigne », qui réclame depuis des années de meilleures conditions de travail, et notamment un plafond de cinq enfants par adulte dans les crèches et autres lieux d’accueil.
Florence, Camille, Diana et Kalyne suivent la formation professionnalisante à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Alors que le gouvernement a annoncé vouloir créer 200 000 places d’accueil pour les bébés d’ici à 2030, sans considérer les 10 000 postes déjà non pourvus et la pénurie de candidat·es, le collectif avait appelé à manifester devant le ministère du travail dans la matinée.
Poursuivre contre la réforme des retraites dans l’après-midi était une évidence pour elles : « À 45 ans, déjà, les professionnelles présentent souvent de gros troubles musculo-squelettiques. Le métier est difficile physiquement, on va toutes devoir travailler jusqu’à 67 ans parce que nous n’avons pas des carrières complètes. Et on nous dit quoi tous les matins ? “Bonne journée, amusez-vous bien” ! » Alors, elles manifestent. Encore.
Sarah Bosquet, Dan Israel et Martine Orange