Pendant une longue partie de son histoire, la pensée marxiste et la pratique marxiste (ou ce qui pouvait se prétendre tel), furent une affaire généralement présumée « continentale » : allemande, russe, italienne, française (sans oublier, bien entendu, les nombreuses influences théoriques et organisationnelles liées à l’expérience chinoise.)
Leurs multiples controverses et affrontements internes paraissaient ne devoir laisser que bien peu de place à des protagonistes venus du monde anglophone, qu’ils et elles viennent d’outre-Manche ou d’outre-Atlantique. L’historiographie marxiste britannique des années 1960-70, « l’histoire par en bas » du groupe des historiens communistes – Christopher Hill, EP Thompson, Eric Hobsbawm, George Rudé, Victor Kiernan, Rodney Hilton…–, fut à peu près la seule exception notable dans ce tableau, en tenant compte du fait, cependant, que seuls les trois premiers de la liste connurent une diffusion significative en France. On peut, certes, encore ajouter à cela l’écho du débat entre les économistes M. Dobb et P. Sweezy au début des années 1950, à l’origine des nombreuses analyses ultérieures sur la transition du féodalisme au capitalisme ; l’intérêt pour une partie au moins de l’œuvre de Perry Anderson (toutes choses que l’on doit aux traductions entreprises par les éditions Maspero), ou pour la polémique autour du marxisme althussérien entre l’historien E.-P. Thompson et le philosophe E. Balibar. Mais encore une fois, tout ceci, d’un intérêt bien réel, resta largement périphérique à une actualité du marxisme en France à forte dominante continentale.
Les explications d’un tel état de fait ne manquent pas : faiblesse historique des mouvements communistes britanniques et nord-américains, défiances de guerre froide, suspicions d’empirisme de bas étages (« infra-théorique »), ou encore simple incuriosité d’un milieu intellectuel un peu trop convaincu de sa propre excellence comme de l’universalité de son aura.
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La vingtaine d’années écoulée a sensiblement modifié ce décor. Le travail de traduction entrepris par certains éditeurs, ou de présentation, tel que celui de Razmig Keucheyan dans son livre Hémisphère gauche, paru en 2017), nous ont appris que la pensée critique en général, et la pensée marxiste en particulier, parlaient aussi couramment l’anglais. On peut d’ailleurs considérer le flot incessant de pleurnicheries anti-woke comme un indice plutôt fiable de cette nouvelle « cartographie » intellectuelle.
Le matérialisme historico-géographique
Le géographe marxiste britannique David Harvey, professeur d’anthropologie et de géographie à la City University of New York (depuis 2001), occupe une place centrale dans ce renouveau. Auteur de près d’une trentaine de livres, Harvey a apporté une contribution cruciale à la défense et au renouvellement d’une pensée marxiste pour notre époque et – dans des termes clairs et explicites – au rappel de la nécessité vitale du dépassement du monde du capital, vers le socialisme.
Le travail de Harvey a généralement consisté à produire une pensée théorique de l’espace, de la géographie et de l’urbanisme, proprement marxiste, à partir d’une lecture souvent intensive du Capital. Pour le dire de manière un peu différente, Harvey a cherché à expliciter la part proprement géographique d’un matérialisme historique alors conçu comme matérialisme historico-géographique à part entière. On pourrait encore dire qu’à ce titre, Harvey est à la géographie ce que, peu avant lui, le Raymond Williams du « cultural materialism » avait été à la culture.
CertainEs ici feront inévitablement, et justement, le rapprochement avec Henri Lefebvre, penseur particulièrement novateur de « la production de l’espace », des dynamiques « du rural à l’urbain », et du « droit à la ville ». Toutefois, si l’on peut discuter de certaines proximités entre les deux auteurs, il faut commencer par rappeler que Lefebvre développa ces thématiques au cours des années 1960-70, dans un moment où au cœur de bien des développements théoriques et politiques se trouvait la question de l’État (étatisme, étatisation, États socialistes, capitalisme d’État, État providence…). Or, les débuts de l’œuvre proprement marxiste d’Harvey ne relevaient déjà plus tout à fait de cette conjoncture-là.
Harvey avait déjà publié deux livres dans son champ disciplinaire lorsqu’il fit paraître, en 1982, Limits to Capital, première étude marxiste de grande ampleur qui allait faire date, ce en dépit des réticences ou même de l’indifférence d’un certain nombre d’autres marxistes de langue anglaise (dixit Harvey lui-même), qui estimaient que la géographie était une discipline d’emblée trop subalterne et servile pour avoir la moindre prétention à devenir un terrain d’intervention théorique valable. Paru peu après l’arrivée au pouvoir de M. Thatcher en Grande-Bretagne et de R. Reagan aux États-Unis, Limits abordait largement les thèmes du capital fictif, du crédit et de la financiarisation dans un contexte dominé par la recherche de nouveaux débouchés aux besoins de recyclage des surplus suraccumulés.
Absorption des excédents, crises et géographie à l’ère néolibérale
À ce titre, ce travail était d’emblée bien plus tourné vers le problème des crises (des phases de destruction de capital excédentaire temporairement privé de possibilités d’investissements rentables) que vers celui de l’État. La lecture de Marx (Capital, Grundrisse) qu’y proposait l’auteur était de facto mise au service de l’analyse de la transition historique en cours, hors du monde hérité de l’après-guerre et de ses compromis sociaux étatistes d’inspiration keynésienne entre capital et travail. Reagan et Thatcher (en bons disciples du général Pinochet pour climat tempéré) s’employaient déjà à lui porter leur impitoyable coup de grâce et à inaugurer un âge qui allait se caractériser par la succession toujours plus rapide de crises financières toujours plus dévastatrices.
Cette transition fut portée par trois priorités : la remise en cause des monopoles d’État (privatisations, ou « dénationalisations » thatchériennes de grands secteurs de services et d’industrie), la mise au pas de la puissance syndicale, et la suppression de toutes les barrières (fiscales, protectionnistes…) à l’investissement et au commerce transnational. Un quatrième facteur (mentionné mais peu exploré) devait jouer un rôle d’accélérateur puissant : l’afflux massif de pétrodollars en provenance du Golfe persique à partir de la crise de 1973.
Diverses formes de coercition et de violence (entre FMI, CIA et assauts policiers d’envergure face aux mineurs britanniques en grève entre mars 1984 et mars 1985) accomplirent le tournant de ce que l’on appellerait bientôt la « néolibéralisation » de l’économie, le « néolibéralisme ».
Pour Harvey, la compréhension d’une telle transition devait être beaucoup plus attentive à la manière dont le problème chronique d’absorption des excédents (alors particulièrement critique à la fin des années 1970) est temporairement différé à deux niveaux : sur le plan temporel (système du crédit, dépenses financées par la dette, par exemple) et sur le plan spatial, à coups de déploiements géographiques entre création d’un marché mondial, investissements étrangers directs, et néocolonialisme et impérialisme. Ces tendances étaient ici ramassées dans le concept de « spatial fix » ou « spatio-temporal fix », qui devait connaître une certaine fortune théorique.
L’accélération des développements géographiques, de l’urbanisation, devinrent caractéristiques de ces redistributions spatiales toujours temporaires et précaires des excédents de la suraccumulation. En cela, Limits constatait déjà et anticipait avec clairvoyance l’ampleur de l’entreprise de prédation multiforme et violente inscrite dans la dynamique de néolibéralisation. Celle-ci allait être en outre stimulée à la fois par l’effondrement de l’URSS et de sa périphérie (et la vague d’accaparements mafieux qui s’ensuivit), et un peu plus tard par l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001.
Près de vingt-cinq ans plus tard, en 2006, en conclusion de sa préface à la réédition de Limits, l’analyste des crises, de l’absorption des surplus (« le problème central ») et de leur production d’espace à l’ère de la financiarisation néolibérale, constatait l’énormité des déséquilibres à échelle globale, liée à l’omniprésence de surplus et à une économie de la dette nord-américaine aux proportions inédites dans l’histoire humaine. Il ajoutait alors : « La capacité à maintenir cette situation sous contrôle […] est sur le fil du rasoir. La rectification des déséquilibres globaux actuels, selon toute vraisemblance, sera douloureuse, voire, catastrophique ». Quelques mois plus tard seulement, la crise de l’immobilier, dites des subprimes, donnait les premiers signaux californiens de la « rectification catastrophique » qu’allait être la crise financière mondiale de 2008.
La suite de l’œuvre d’Harvey allait reprendre et préciser ces mouvements d’ajournement des crises par temporisation et spatialisation. En 1989, The condition of Postmodernity, proposa une périodisation du post-fordisme guidée par les concepts de « spatial fix » et de « compression spatio-temporelle ». L’auteur manifesta là une ampleur de vue, tant sur le terrain de l’économie politique que sur celui des formes culturelles, qui établit ce livre comme référence centrale et durable pour l’ensemble du champ des sciences sociales et humaines dans le monde anglophone et au-delà. C’est en outre à partir de ce même cadre que l’auteur apporta une contribution majeure au renouveau de la critique de l’impérialisme (The New Imperialism, 2005), en réponse au lancement des guerres d’Irak et d’Afghanistan, puis à l’analyse de la crise financière de 2008 (The Enigma of Capital, 2010).
Pédagogie anti-capitaliste : Marx fait salle comble
Une dernière remarque pour cette présentation trop rapide. Lorsqu’Harvey publia The Limits en 1982, l’abandon des armes de la critique marxiste commençait à se manifester dans bien des secteurs du champ intellectuel. Les classes, la lutte de classe, le mode de production capitaliste, l’impérialisme, la révolution, le socialisme, le communisme, à quoi bon ? La classe ouvrière n’avait pas rempli sa « mission historique » et dans tous les cas, était en voie de disparition dans les décombres de la désindustrialisation ; et pourquoi parler d’impérialisme quand les empires coloniaux avaient disparu ? etc.
Harvey continua de faire la démonstration de la nécessité de la lecture de Marx et de la défense d’un projet socialiste dans un temps de triomphalisme où le règne du capital parut devenir hégémonique au point d’en rendre toute description ou analyse (sans même parler de « critique ») superflue, voire carrément inaudible. La « mondialisation », la « troisième voie » blairiste, l’« économie de l’information et de la connaissance », le renoncement postmoderniste à tout concept fondateur au nom de la « fragmentation », de la « différence », et d’une profonde fétichisation déterministe des questions linguistiques, fournissaient les uns et les autres la musique d’ambiance de la nouvelle phase de « restauration du pouvoir de classe » et « d’accumulation par la dépossession », cannibalisme capitaliste dirigé vers l’ensemble des secteurs non encore directement annexés aux logiques de marchandisation (éducation, santé, transports, eau, énergie..). David Harvey offrit donc de puissantes réponses théoriques et militantes jusque dans le creux de la conjoncture intellectuelle des années 1990 (son Justice, Nature, and the Geography of Difference, paru en 1996, était au cœur de ce champ de forces).
Depuis lors, Harvey a développé une pédagogie du marxisme qui, entre ses cours universitaires, la publication de ses « compagnons » à la lecture du Capital, Youtube, ses podcasts de « chroniques anticapitalistes » et les réseaux sociaux, a su atteindre un jeune et très vaste public. Les considérables succès d’audience d’un intellectuel marxiste de 88 ans dans un monde anglophone d’une hostilité historique si notoirement viscérale à toute chose marxiste, est une indication on ne peut plus sûre de la voie à suivre.
Thierry Labica
Plusieurs livres ou recueils de textes sont disponibles en français : Géographie de la domination, (2008), Géographie et capital : Vers un matérialisme historico-géographique (2010), Le nouvel impérialisme (2010), Le capitalisme contre le droit à la ville : Néolibéralisme, urbanisation, résistances (2011), Paris, capitale de la modernité (2011), Pour lire Le Capital (2012), Brève histoire du néolibéralisme (2014), Villes rebelles. Du droit à la ville à la révolution urbaine (2015), Les limites du capital (2020).