Il y a près de quarante ans, dans un village reculé du nord-ouest du Pakistan, vivait une petite fille qui était l’aînée d’une grande fratrie. Elle voyait ses frères partir à l’école tous les jours, mais sa famille ne lui permettait pas de faire de même. À 10 ans, elle exprime son désir de lire, d’écrire et d’aller à l’école comme eux. Sa grand-mère est d’accord. Elle lui achète alors une takhti [une ardoise en bois] pour écrire. La petite fille est très heureuse. Elle va à l’école avec une ponctualité religieuse. Tous les soirs, elle nettoie soigneusement sa tablette pour pouvoir la réutiliser le lendemain.
Il n’a pas fallu plus de quelques jours avant que, un soir, un religieux et membre d’un groupe politico-religieux local leur rende visite. Il voit la takhti de la fillette et interroge sa grand-mère. Celle-ci lui répond qu’il appartient à sa petite-fille, qui aime étudier et va à l’école tous les jours. À ces mots, l’homme se met en colère.
“Envoyer les filles à l’école est contraire à nos traditions et à nos valeurs. Si elle apprend à écrire, elle va se mettre à écrire des lettres à des garçons, et l’honneur de votre famille sera sali”, tempête-t-il. Il convainc la grand-mère de cesser d’envoyer la petite fille à l’école, et jamais plus celle-ci ne sera autorisée à y mettre les pieds.
Cette petite fille, c’est ma mère. Elle m’a souvent raconté cette histoire, les yeux baignés de larmes et la voix étranglée par l’impuissance. Et mon cœur se serre chaque fois que je pense à l’enfant qu’elle était : trop jeune pour pouvoir s’opposer. Il aura suffi d’une vague éventualité qu’elle écrive des lettres à un garçon pour la priver d’éducation et briser ses rêves.
L’histoire de millions de femmes
Chaque année, depuis 2018, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, une marche est organisée dans plusieurs villes du Pakistan pour dénoncer les injustices auxquelles sont soumises les femmes à cause du patriarcat. Cette année, je me suis rendu à la manifestation avec une pancarte sur laquelle était écrit :
“Je manifeste pour ma mère qui n’a pas eu le droit d’aller à l’école.”
J’ai ensuite posté un fil de discussion sur Twitter pour raconter son histoire, et le tweet est devenu viral. De nombreuses personnes ont été émues et m’ont envoyé des messages de solidarité. Ce qu’a vécu ma mère n’est pas un cas unique. C’est l’histoire de millions de femmes au Pakistan et dans le monde entier.
J’ai partagé son histoire, et de nombreuses personnes ont également évoqué d’autres histoires de femmes. Deux d’entre elles m’ont particulièrement choqué. L’un de mes amis m’a raconté que sa mère était la cinquième fille de sa famille. Lorsqu’elle est née, ses parents étaient tellement déçus que sa mère a refusé de l’allaiter pendant deux jours. Un autre sur Facebook expliquait que sa mère n’avait pas pu aller à l’école parce que son frère avait menacé de se suicider, jugeant déshonorant pour ses sœurs de côtoyer des garçons à l’école.
Toutes ces histoires attirent l’attention sur un problème plus général. Il existe un énorme déséquilibre de genre à l’école primaire au Pakistan. Selon la Banque mondiale, le nombre de filles non scolarisées est supérieur de 2 millions à celui des garçons au Pakistan – soit 12 millions de filles au total.
Tout concourt à entraver les études des filles
Le Pakistan occupe l’avant-dernière place (145 sur 146), derrière l’Afghanistan, en matière d’égalité hommes-femmes, selon le classement du “Rapport annuel sur les inégalités de genre dans le monde”, établi par le Forum économique mondial. En matière de participation à l’économie et de débouchés économiques pour les femmes, le Pakistan se classe une fois de plus à l’avant-dernière place, tandis qu’en matière de niveau d’éducation, le Pakistan se classe 135e sur 146 pays.
Aller à l’université est une gageure pour les Pakistanaises. Selon les statistiques de la Banque mondiale de 2019, les femmes ne représentent que 12 % des étudiants dans l’enseignement supérieur au Pakistan, contre 20 % au Bangladesh et 30 % en Inde.
Outre le manque de scolarisation lui-même, d’autres facteurs entravent l’éducation et l’émancipation des femmes. Par exemple, les syndicats d’étudiants ont été interdits au Pakistan en 1984. Il s’agit sans doute d’un problème pour tous les étudiants, mais la représentation déjà faible des femmes dans la sphère politique s’en trouve encore plus réduite.
L’histoire de ma mère est un bon exemple des discriminations auxquelles les filles sont confrontées dans notre société.
Une femme éduquée peut changer le destin de générations
Le peu de cas que l’on fait de l’éducation des femmes dans notre société s’explique facilement. L’une des principales raisons est que les mentalités n’ont pas beaucoup changé ces dernières décennies. Chaque fois qu’une voix s’élève pour défendre les droits des femmes, elle se heurte à une résistance. La majorité des gens ne comprend pas l’importance de l’éducation et de l’émancipation des femmes, et ne se rend pas compte à quel point une femme qui fait des études peut changer le destin de plusieurs générations.
Notre pays a plus que jamais besoin de femmes éduquées. Le Bangladesh est un excellent exemple à cet égard. Il a émancipé les femmes en les envoyant à l’école et les a intégrées à la population active pour qu’elles puissent participer à la croissance de l’économie, au lieu de les confiner entre quatre murs. Nous avons besoin d’une telle vision d’avenir pour sauver notre pays. Mais surtout, c’est l’avenir que méritent les femmes pakistanaises.
Des millions d’histoires ne seront jamais racontées ni écoutées. Il est essentiel de les prendre en compte pour créer un monde plus juste et inclusif. Afin de ne pas répéter les mêmes erreurs. Avec la crise économique qui sévit au Pakistan, il est important que l’État reconnaisse l’importance de l’éducation et de l’émancipation des femmes. Si nous éduquons toutes nos filles, nous pourrons créer une société qui se débarrassera peu à peu de l’extrémisme, de l’intolérance et de la misogynie. Nous pourrons ainsi laisser un Pakistan meilleur aux générations futures.
Ehtesham Hassan
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