La philosophie islamique a une longue histoire. N’oublions pas que c’est par Ibn Sina, Avicenne, mort en 998, et Ibn Rochd, Averroés, mort en 1198, que l’Europe du Moyen Age a eu connaissance des philosophes grecs. Et au 19ème siècle le renouveau islamique a été très important. La période actuelle est riche de discussions et d’approfondissements dans le monde musulman. Parmi beaucoup d’autres, aujourd’hui, nous pouvons citer Asmah Lamrabet
Mahmoud Hussein est le pseudonyme commun de deux auteurs égyptiens, Adel Rifaat et Bahgat El Nadi. Ils ont participé au renouvellement du marxisme avec la publication de La lutte des classes en Egypte, aux Editions Maspero, en 1969. Ils ont publié, en 2018, un livre remarquable, Les révoltés du Nil
C’est un livre bref, essentiel, lumineux, à mettre d’urgence entre toutes les mains. Il aborde un sujet qui nous concerne tous et le traite de manière absolument originale. On n’en a pas beaucoup parlé dans les médias. Sans doute parce qu’il dérange l’ensemble des autorités religieuses et intellectuelles, parce qu’il échappe aux moules habituels du prêt-à-penser. Il propose une révolution théologique, menée de l’intérieur de l’islam. Avec des arguments imparables et de multiples exemples à l’appui. Et dans un langage simple, à la portée de chacun. Ces cinquante pages résument vingt-cinq ans de travail.
La problématique est posée dès la première page. Il est bien entendu que, pour les croyants musulmans, le Coran est la Parole de Dieu. Selon certains d’entre eux, cette Parole doit être prise à la lettre, selon les autres, elle peut faire l’objet d’interprétations plus ou moins subtiles. Mais pour la plupart d’entre eux, elle est imprescriptible, elle a valeur absolue, en tout temps et en tous lieux.
Cette approche a été transmise depuis des siècles, de génération en génération, comme une évidence indiscutée. Mais elle pose désormais un insidieux dilemme à tous les croyants qui portent une vision sécularisée du monde et se réclament de valeurs humanistes universelles.
Assumant le principe de l’égalité en droit des individus, quels que soient leur religion, leur sexe, ou leur appartenance ethnique, ces croyants se trouvent en porte à faux avec nombre de versets coraniques inconciliables avec ces valeurs. Ils ne peuvent que récuser, par exemple, l’inégalité de statut social entre l’homme et la femme, la pratique de l’esclavage, la violence contre les Infidèles, ou les châtiments corporels. Ils admettent par-là que, si le Coran comporte des enseignements intemporels, il contient aussi des prescriptions circonstancielles, qui, épousant les contraintes d’une époque révolue, ne les engagent plus aujourd’hui.
Ce constat, souligne Mahmoud Hussein, est le plus souvent vécu par eux comme une transgression, à laquelle ils ne peuvent pas échapper, tout en ne se pardonnant pas de la commettre. D’où un conflit intérieur, qu’ils s’efforcent d’ignorer, ou d’oublier – en évitant tout débat à ce sujet.
Tant qu’ils n’auront pas dépassé ce dilemme, leur intelligence du monde restera contrariée par ce qu’ils croient être le fondement de leur foi. Ils auront tendance à se replier sur leur quant à soi et à éviter toute discussion à ce sujet. A garder leur islam enfoui au fond d’eux-mêmes.
Ce qui est proprement tragique. Car il ne s’agit pas là de quelques individus isolés, dénués de représentativité au sein de leurs sociétés respectives. Appartenant en général à la classe moyenne, ils forment une masse critique d’acteurs sociaux particulièrement dynamiques - étudiants, professeurs, avocats, médecins, ingénieurs, entrepreneurs, journalistes, écrivains, artistes, etc.
Par le potentiel intellectuel et culturel considérable qui est le leur, ils pourraient contribuer à l’éclosion d’une parole musulmane séculière, épanouie, susceptible de prendre toute sa part aux grands débats qui agitent, et refaçonnent, le monde actuel. En désertant le débat religieux, ils laissent le monopole de la parole musulmane aux voix les plus obscurantistes et les plus rétrogrades.
Or, nous dit Mahmoud Hussein, le dilemme de ces croyants n’a pas lieu d’être. Il n’est pas imputable au Coran, mais au dogme selon lequel la Parole de Dieu serait globalement imprescriptible.
« A première vue, il est vrai, le Coran étant la Parole de Dieu et Dieu étant infaillible, ce dogme paraît couler de source. En fait, il repose sur un postulat implicite, tout à fait discutable, selon lequel la Parole de Dieu est nécessairement consubstantielle à Dieu. Etant de même nature que Lui, elle se situerait par essence hors du temps.
Ce postulat a été théologiquement réfuté par certains des plus grands penseurs musulmans. Le dogme, qu’il sous-tend, de l’imprescriptibilité globale du Coran, est donc rien moins qu’une évidence. C’est une thèse, qui a lentement pris corps en se confrontant à une thèse adverse, et qui n’a définitivement prévalu, à l’échelle du monde musulman, que plusieurs siècles après la mort du Prophète.
Mahmoud Hussein rappelle brièvement le contexte historique dans lequel cette thèse s’est imposée, avant de démontrer qu’elle peut faire, au XXIe siècle, l’objet d’une réfutation nouvelle, dotée d’une cohérence, et d’une force d’évidence, qu’elle ne pouvait avoir il y a mille ans.
Dès les premiers temps de l‘islam, des conflits doctrinaux éclatent, après la mort du Prophète, au sein des écoles de lecture du Coran. Deux démarches s’opposent. Dans l’une, le commentaire coranique s’efforce de rester au plus près du texte, en se prévalant de la tradition des premières générations de croyants. Dans l’autre, le commentaire favorise plutôt la réflexion personnelle, qui s’appuie sur l’usage de la raison. Il y a ceux pour qui le pouvoir illimité de Dieu implique la prédestination absolue de l’homme, et ceux qui revendiquent un espace de libre-arbitre humain.
Les thèses privilégiant l’autonomie de la raison sont surtout portées, à Bagdad, par les Mu’tazila, qui tiennent que le Coran est « créé », en ce sens qu’il n’est pas consubstantiel au Créateur, qu’il est passé par un « lieu de la création » - en l’occurrence, le Prophète Muhammad. Si Dieu a certes inspiré le contenu du Coran à Son Messager, c’est ce dernier qui l’a mis en paroles – et ce, dans une forme nécessairement liée au contexte et à la culture de son temps. Ce qui ouvre aux croyants un vaste espace de liberté d’interprétation.
Les Falâsifa (philosophes) représentent une autre école de rationalisme, qui déborde le périmètre théologique. Ils poursuivent une démarche encyclopédique, visant à embrasser toutes les sphères de la connaissance. En faisant prévaloir l’argument de raison sur l’argument d’autorité, même lorsque ce dernier s’appuie sur une révélation, les Falâsifa explorent les extrêmes limites de l’humanisme dans le cadre monothéiste.
Mu’tazila et Falâsifa verront se lever contre eux un courant conformiste de plus en plus puissant. Gardiens de la tradition, juristes et théologiens vont s’acharner, chacun dans sa discipline, à anéantir la notion de libre-arbitre. Ils soutiennent tous que le Coran est « incréé », qu’il appartient à un archétype transcendantal, préexistant à la Création et programmant à l’avance l’ensemble du Dessein divin. La Parole de Dieu ne participe donc pas de la Création, mais du Créateur Lui-même. L’essentiel pour les croyants est donc de s’en remettre à elle, de s’en imprégner, de se pénétrer de sa nature divine. La notion d’imprescriptibilité du texte coranique s’impose, dans cette approche, comme l’évidence même.
Les crises, politiques et militaires, qui secoueront bientôt le monde musulman, tendront à favoriser le succès croissant de cette approche, jusqu’à son triomphe final à la fin du XIIe siècle.
Pour retrouver l’inspiration des Mu’tazila et des Falâsifa, il faudra attendre la fin du XIXe siècle. Le contexte historique est alors fondamentalement différent. L’islam ne vit plus en vase clos, mais dans un monde où l’Europe étale partout sa supériorité économique, militaire et intellectuelle. Elle a instrumentalisé la pensée des Lumières au service de ses projets coloniaux, mais cette pensée va être mise à profit par le colonisé lui-même, qui se l’approprie pour forger, pas à pas, les instruments de sa propre libération.
« Apparaît une élite intellectuelle sécularisée, qui assume le couple conceptuel fondateur de la modernité : reconnaissance de l’autonomie de l’ici-bas par rapport à l’au-delà, et affirmation de l’autonomie de l’individu par rapport à la communauté traditionnelle. »
« Le croyant commence à intégrer l’idée que, si Dieu gouverne le royaume de l’esprit, il n’intervient pas dans le monde des choses. Celui-ci est soumis à des lois propres, objectives, nécessaires, qui peuvent être saisies par la raison humaine, à condition qu’elle épouse une nouvelle notion du temps – un temps qui ne se conçoit plus comme une nébuleuse d’instants, soumis au caprice divin, mais comme une trajectoire linéaire, continue, irréversible, où les causes viennent avant les effets et où les mêmes causes produisent les mêmes effets. »
« Le croyant, qui devient un individu de plus en plus conscient de lui-même et responsable de ses propres choix, commence à régler sa conduite spirituelle et morale sur ce que lui dicte sa propre conscience, éclairée par la Parole de Dieu. Par contre, il doit apprendre à penser le monde des choses sans recourir à cette Parole, par la seule maîtrise du principe de causalité. Il commence à naviguer, au quotidien, entre l’éternité et le temps, la Loi de Dieu et les lois de la nature, l’absolu et l’incertain. »
C’est en faisant face à cette dimension nouvelle de l’existence que certains des esprits les plus brillants, et les plus courageux, de l’élite sécularisée vont s’efforcer de rendre à la pensée musulmane sa liberté d’interprétation du texte coranique.
Sans remettre en cause la source divine de la Révélation, ils se sont efforcés de penser l’historicité de sa manifestation terrestre. À l’aide des disciplines modernes de l’anthropologie, de la sémiotique, de la philologie, ils ont étudié les implications existentielles, les connotations psychologiques et esthétiques, que les versets coraniques pouvaient revêtir pour les contemporains du Prophète, dans l’Arabie du VIIe siècle. Ainsi se donnaient-ils, pas à pas, les moyens de distinguer la signification originelle des versets coraniques de leurs significations possibles en d’autres temps et d’autres lieux.
Mais leur influence reste à ce jour circonscrite à des cercles savants, cultivés, ou particulièrement motivés. Tout d’abord parce que la lecture de leurs travaux exige un effort soutenu ; ensuite parce que leurs ouvrages ont aussitôt été frappés d’interdit par les gardiens du dogme. Ces derniers ont considéré comme illégitime le fondement même de leur démarche. Leurs arguments étant puisés dans des disciplines profanes, étrangères à l’islam, ils sont disqualifiés d’office, puisqu’ils portent sur la chose divine un regard extérieur à elle.
Mahmoud Hussein pose alors une question-clé : peut-on passer outre à cette objection ? Peut-on démontrer que le Coran est indissociable du contexte dans lequel il a été révélé, en se fondant exclusivement sur des textes, qui sont à la fois familiers au plus grand nombre et indiscutables au regard des gardiens du dogme ? La réponse est oui.
Les textes qui permettent cette démonstration existent, et depuis longtemps. Ils sont nés en réponse à un besoin, très tôt éprouvé dans les écoles coraniques : celui de pénétrer le sens de nombreux versets, dont la compréhension s’avérait difficile, voire impossible - à moins de retrouver les circonstances dans lesquelles ils avaient été révélés.
« Les animateurs des écoles coraniques se sont employés à répondre à cette exigence, en revenant à la source de toutes les informations disponibles sur la période de la Révélation — celle des témoignages laissés par les compagnons du Prophète. Après la mort de celui-ci, c’est à ses compagnons qu’échut la tâche de transmettre, à de nouveaux croyants dont les rangs ne cessaient de grossir, les propos qu’ils avaient entendus de la bouche du Prophète, enrichis de leurs propres souvenirs sur les moments et les lieux où les versets lui avaient été révélés. Après la mort des derniers compagnons, on a commencé à rassembler ces témoignages et à les consigner par écrit. »
La fidélité des notations ainsi rapportées a nécessairement pâti de la longueur du temps écoulé, des conditions techniques de leur transmission, parfois des partis-pris religieux ou politiques des transmetteurs. L’étude de ces documents exige donc de l’historien un patient travail d’analyse, de recoupement et de validation.
Mais ce travail ne concerne pas le croyant. Aux yeux de ce dernier, si les Chroniques peuvent être discutées dans le détail, elles constituent un texte globalement digne de foi. Elles sont au fondement d’une branche à part entière de l’exégèse coranique, les Asbâb nuzûl al-qur’ân (Circonstances, ou occasions de la Révélation du Coran). C’est à ce titre que les exégètes, tous les exégètes, n’ont cessé d’y recourir. Et c’est à ce titre qu’elles intéressent Mahmoud Hussein, puisque ce sont des références que les gardiens du dogme ne peuvent pas récuser.
A ceci près que notre auteur pose sur les Chroniques un regard tout à fait différent de celui que posent les gardiens du dogme. Ces derniers ont recours aux Chroniques en cas de besoin, de manière ponctuelle, pour éclairer le sens de tel ou tel verset, en revenant au contexte dans lequel il a été révélé. Mais ils n’imaginent absolument pas que le contenu du verset puisse avoir été affecté, en quoi que ce soit, par ce contexte. Il est entendu pour eux, une fois pour toutes, que l’ensemble des versets répond à un Dessein divin conçu dès avant la Création – c’est à dire, de toute éternité.
La lecture que fait Mahmoud Hussein des Chroniques, elle, a précisément pour but de retrouver, dans le temps humain, le fil des événements qui ont jalonné la vie du Prophète.
Le lecteur fait alors un voyage dans le temps. Il est transporté dans le paysage originel de la Révélation. Il arpente les sentiers de La Mecque et de Médine ; il suit les routes caravanières allant du Yémen à la Syrie ; il est invité dans les maisons, sous les tentes ; il entre dans l’intimité du Prophète, de ses pensées et de ses décisions ; il fait la connaissance de ses épouses, de ses compagnons, de ses adversaires ; il assiste aux moments où les versets du Coran lui sont « révélés ».
« Les Chroniques font dès lors bien plus que nous permettre de comprendre certains de ces versets, qui sans cela resteraient impénétrables. Elles changent la lumière dans laquelle on lit le Coran dans son ensemble. Elles rendent à sa lecture la vibration de la vie. »
« Le croyant ne peut alors qu’être frappé par cette évidence, si longtemps oubliée : avant de devenir un Livre, le Coran a été une Parole vivante. Une Parole par où Dieu a présidé, en temps réel, à la naissance d’une communauté de type inconnu dans la Péninsule. »
Jusque-là les Arabes, essentiellement païens, se mouvaient dans un univers mental dénué de perspective métaphysique ou historique. Ils se sentaient cernés, de toutes parts, par des forces obscures et chaotiques, avec pour seuls repères dans le temps, les faits et gestes mythiques de leurs ancêtres et pour seules figures protectrices, les idoles de pierre où se reconnaissaient leurs tribus respectives.
Le Message coranique vient les arracher à ces certitudes étriquées, pour leur ouvrir un espace de conscience nouveau, qui les situe dans le prolongement spirituel du judaïsme et du christianisme et qui élargit leur horizon intellectuel aux dimensions de l’histoire universelle.
L’aspect le plus subversif et le plus novateur de la nouvelle religion tient au fait que chacun (chaque femme aussi bien que chaque homme) y est sommé d’assumer la responsabilité individuelle de ses actes — dont il (ou elle) devra personnellement rendre compte à Dieu lors du Jugement Dernier.
L’islam, c’est à l’origine cet appel qui va révolutionner les mentalités et libérer les énergies d’un peuple, parce qu’il s’adresse à des personnes, auxquelles il enjoint de se transcender, de dépasser les limites du naturalisme païen et les liens d’allégeance aveugle aux chefs de leurs tribus, afin d’exister par elles-mêmes, sur un parcours où chacune d’elles a des choix à faire, un rôle à jouer, sous le regard omniprésent de Dieu.
Mais en révélant ce Message à Son Prophète, Dieu ne lui commande pas seulement de le transmettre à ses compagnons, Il le charge aussi de fonder, et de diriger, une communauté temporelle, qui incarne les valeurs contenues dans ce Message.
En vertu de quoi, Dieu ne se contente pas de dicter aux premiers musulmans les principes essentiels de l’islam. Il choisit de les accompagner dans leur quotidien, en vue de leur permettre de traduire ces principes en règles de vie — et ce, dans le cadre et les limites du paysage historique qui est le leur.
« C’est pourquoi le texte coranique comporte des commandements spirituels, eschatologiques, rituels, en même temps que des préceptes légaux et comportementaux, destinés à inscrire ces commandements dans le contexte social et culturel de l’Arabie du VIIe siècle. »
« On trouve dès lors de frappants contrastes entre la hauteur des exigences métaphysiques et morales de la nouvelle religion et le caractère relatif, historiquement limité, des réformes juridiques qu’elle instaure. Ainsi, tenant compte des forces d’inertie sociale et culturelle de l’époque, le Coran édicte-t-il des lois appelées, le plus souvent, non à abolir les coutumes tribales et patriarcales, mais à les humaniser (…) »
« D’autre part, le Coran épouse les péripéties du combat du Prophète face aux différents défis qu’il affronte. D’une étape à l’autre de ce parcours, les situations vont changer, les urgences se modifier, les priorités s’inverser. C’est pourquoi, sur nombre de thèmes importants, on trouve dans le Coran des versets qui donnent à une même question des réponses divergentes. »
Une lecture du Coran, ainsi libérée du carcan intellectuel imposé par le dogme de son imprescriptibilité, appelle dès lors plusieurs constats.
« Le premier. Dans le Coran, la Parole de Dieu épouse une langue, une culture, des questionnements, qui sont ceux de l’Arabie du VIIe siècle.
Le deuxième. Dans le Coran, la Parole de Dieu prend souvent la forme d’un échange direct entre Ciel et Terre. Dieu dialogue, en temps réel, par l’intermédiaire du Prophète, avec la communauté des premiers musulmans. Dans le cours de cet échange, il arrive même à Dieu de revenir sur certains de Ses commandements, pour répondre à une invocation du Prophète, ou à une pression de ses compagnons.
Troisième constat, qui découle des deux premiers. Dieu n’a pas donné à tous les moments de Sa Parole la même portée. Le Coran prononce des vérités d’ordres différents, entrelaçant l’absolu et le relatif, le général et le particulier, le perpétuel et le circonstanciel. »
Ces constats sont ici étayés par de nombreux exemples, où l’on voit que Dieu assume explicitement la descente du Coran dans la durée. Il intervient dans la trame du temps, pour commenter des événements proprement circonstanciels, ou pour intervenir en temps réel dans un événement en train de se dérouler. Il va jusqu’à changer des règles qu’il a précédemment édictées, pour permettre aux musulmans ce qu’Il leur a d’abord interdit.
Il arrive même que des compagnons se plaignent directement de la dureté de certains versets du Coran, dont la charge leur paraît trop lourde à porter, ou dont les retombées les lèsent directement. Dieu peut alors révéler de nouveaux versets, rendant caducs les précédents. C’est le principe de l’abrogation, qui est explicitement posé dans le Coran.
Et Mahmoud Hussein conclut : « L’origine divine du Coran n’empêche pas qu’il comporte une dimension temporelle, et qu’il contienne des prescriptions circonstancielles. C’est ainsi que Dieu l’a voulu. Si Dieu a voulu que certains de Ses commandements aient une portée conjoncturelle, c’est trahir Sa volonté que de leur prêter une portée intemporelle. On ne peut donc pas lire le Coran - on ne doit pas le lire - comme si chacun de ses versets revêtait une portée absolue et éternelle. Le dogme de l’imprescriptibilité globale du Coran doit être rejeté, parce qu’il est démenti par le Coran. »
Une fois débarrassé de ce carcan, les croyants lisent le Coran autrement. Librement. Intelligemment. Car il devient pour eux « un trésor personnel, et sa lecture un événement intime. Ils peuvent alors redécouvrir, en le lisant, le véritable sens d’un texte sacré. Contrairement à un texte profane, ce dernier nous appelle à retrouver, au-delà de la lettre, l’esprit qui l’a inspirée. Il nous invite à dépasser ce qui est intelligible, à nous évader vers l’indicible (…) »
« Regagnant la plénitude de leur vie intérieure, les croyants pourront enfin s’extraire de leur auto-confinement spirituel. Selon leurs affinités, ils pourront faire éclore des visions plus poétiques, ou plus sensuelles, ou plus symboliques, du texte coranique, faire valoir des interprétations plus rationnelles ou plus mystiques. Ils pourront se regrouper, explorer ensemble de nouvelles démarches, se constituer en sensibilités collectives, peut-être en courants d’idées. Ils feront en tout cas résonner une nouvelle parole musulmane, désinhibée, humaniste, plurielle. »
En plus de l’intérêt majeur, dans la longue période, de la démarche de Mahmoud Hussein, je voudrais souligner que ce livre vient à son heure dans la situation actuelle. Les nouvelles droites se sont imposées dans chacune des religions à partir des intégrismes. Que l’on pense à l’islamisme radical dans l’islam ; aux catholiques intégristes, malgré la parole du Pape François ; aux évangélistes et aux pentecôtistes extrêmes chez les protestants ; aux orthodoxes fondamentalistes ; aux juifs intégristes dans le sionisme ; aux hindouistes de Modi ; aux boudhistes extrêmes en Birmanie ; sans oublier les laïcards chez les athées. Le débat est essentiel, dans chacune des religions, entre les extrêmes et les tenants d’une universalité solidaire. Nous pouvons compter sur la mobilisation, dans chaque religion, des personnes qui sont engagées dans des politiques d’ouverture et d’émancipation ; et nous devons soutenir la parole de celles et ceux qui s’opposent aux intégrismes et à leurs prolongements vers les extrêmes-droites.
Gustave Massiah
28 mai 2023
-et l’émission l’Islam des Lumières, Radio France, 10 avril 2021,