Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas
Macron aura réussi à imposer sa réforme réactionnaire, tout en s’étant isolé, en réduisant davantage sa base sociale et en ne passant cet épisode que grâce au soutien des Républicains (LR), à l’Assemblée nationale comme au Sénat. Il peut se vanter d’avoir fait reculer à 64 ans l’âge de départ à la retraite mais il n’a pas réussi jusqu’à aujourd’hui à surmonter les deux crises qu’il traverse : une crise parlementaire puisque sa faiblesse à l’Assemblée et son inexistence au Sénat ne sont que plus évidentes aujourd’hui avec une dépendance accrue envers les LR et le Rassemblement national pour faire passer ses projets de loi ; une crise de légitimité, de base sociale puisque Macron et ses partisans sont toujours désavoués dans le pays, que ce soit sur la question des retraites ou sur l’ensemble de la politique du gouvernement.
Par contre, du côté du mouvement social, le bilan est forcément mitigé. La 14e journée de mobilisation, le 6 juin, presque deux mois après que la loi a été promulguée, a été marquée par 250 manifestations. Cette journée, avec en moyenne deux tiers de manifestant·e·s de moins que le 1er mai, fut la plus faible en nombre de manifestant·e·s – 281 000 selon la police et 900 000 selon la CGT – depuis le début du mouvement. Mais ce nombre, même réduit, traduit le rejet persistant de cette loi et la volonté de combattre les réformes du gouvernement.
D’ailleurs, les derniers sondages indiquent toujours un refus des 64 ans largement majoritaire et un soutien au mouvement, même si une très large majorité a toujours pensé que Macron allait réussir à faire passer sa loi. L’Intersyndicale avait appelé à cette journée du 6 juin car le 8 était prévu à l’Assemblée le vote d’un projet de loi du groupe indépendant LIOT (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires), voulant faire voter le retour de l’âge de départ à 62 ans. Dernière bataille institutionnelle qui n’aura pas eu lieu, le gouvernement a mis tout en œuvre pour que les député·e·s utilisent les ficelles de la Constitution (en l’occurrence l’article 40), afin que ce vote n’ait pas lieu, invoquant l’irrecevabilité. Là encore, c’est le soutien du groupe des Républicains qui lui a permis, fait sans précédent, qu’un projet de loi proposé par l’opposition soit ainsi enterré pour « manque de financement de la mesure » alors que la commission des lois de l’Assemblée l’avait déjà jugé recevable… Le dernier acte n’aura donc pas eu lieu. A l’évidence, Macron ne voulait pas que le seul vote réel des député·e·s sur les retraites depuis janvier soit un vote de rejet de sa loi. Même sans incidence – car la majorité réactionnaire du Sénat aurait bloqué cette initiative –, l’affichage était insupportable pour Macron et son gouvernement.
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La dernière réunion de l’Intersyndicale nationale, le 15 juin au soir, a réaffirmé son unité, son opposition à la réforme des retraites et son engagement à agir sur d’autres dossiers, à partir de l’automne, mais sans formuler d’exigence sociale commune vis-à-vis du gouvernement ou du patronat ni d’appel concret à préparer, même à la rentrée, une nouvelle mobilisation vis-à-vis des centaines de milliers de salarié·e·s et de militant·e·s dans le mouvement depuis début janvier.
Maintenant, le mouvement syndical, le mouvement social, la NUPES et la gauche radicale sont donc confrontés à leur responsabilité dans les mois qui viennent. Car le gouvernement compte bien accélérer sa politique d’attaques sociales et démocratiques et, paradoxalement, Marine Le Pen (Rassemblement national) a le vent en poupe dans les sondages d’opinion, à la grande joie de l’essentiel des éditorialistes qui voient ainsi minorisés la gauche !
Des questions importantes se posent. D’abord, comment, face au gouvernement, un mouvement social peut-il créer le rapport de force suffisant pour bloquer une attaque frappant les classes populaires ? De ce point de vue, le bilan des 6 derniers mois est évidemment contradictoire. Le mouvement avait une force très importante, unissant la très grande majorité des salarié·e·s, avec un soutien dans l’opinion très majoritaire, parmi l’ensemble de la population. L’Intersyndicale fonctionnant obligatoirement au consensus pour ne pas éclater a suivi l’orientation des grandes journées de mobilisation (du 14 janvier à juin), dans le but d’exercer une pression suffisante sur le gouvernement et les élu·e·s du Parlement. Donc une bataille d’opinion en tablant que l’isolement dans le pays obligerait Macron et Elisabeth Borne (première ministre) à reculer. Mais ces derniers savaient qu’ils avaient des outils institutionnels pouvant leur permettre de passer outre, malgré leur situation minoritaire à l’Assemblée. Si existait un petit espoir que les votes à l’Assemblée bloquent Macron, il fallait compter pour cela sur la crise de la droite républicaine (les LR), partagée entre sa volonté d’affirmer son opposition à Macron et son orientation fondamentalement néolibérale, en accord avec ce projet de loi réactionnaire. La candidate des LR pour la présidentielle de 2022 (Valérie Pécresse) avait fait campagne elle-même sur le passage de l’âge de départ à 65 ans. Donc, sur le terrain institutionnel, le mouvement social se heurtait malgré tout à une majorité de député·e·s réactionnaires, même si le RN maintenait une posture de rejet de la loi. Le mouvement ne pouvait donc pas mettre l’essentiel de ses espoirs dans ces crises au sein de la droite et dans des objectifs parlementaires.
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L’alternative posée à cette orientation de l’Intersyndicale, dès janvier, par Solidaires et, moins clairement, par la CGT était la perspective du développement des grèves, de la grève reconductible, de « mettre le pays à l’arrêt », ne comptant pas seulement sur une bataille au sein de l’opinion mais sur une pression directe sur le patronat par le blocage de la vie économique. Beaucoup pensaient que le mouvement pouvait marcher sur ces deux jambes, avec des secteurs entrant en reconductible et d’autres participant essentiellement aux grandes journées de grève. L’ambiguïté n’aura pas servi le mouvement. Qu’une bonne partie des secteurs professionnels partent ensemble en reconductible n’était pas chose facile. Pas tant pour des raisons financières (beaucoup de salarié·e·s sans être dans un mouvement de grève reconductible auront été en grève sur de nombreuses journées entre janvier et juin). La question essentielle était qu’à aucun moment l’Intersyndicale n’a donné comme objectif, comme signal à tous et toutes les salarié·e·s, le départ commun en grève reconductible ne serait-ce que pour deux, ou même une, semaines. Elle n’a donc pas donné confiance pour agir ensemble dans ce sens, et les journées de grèves et de manifestations hebdomadaires devenaient vite contradictoires avec un départ dans des grèves reconductibles.
De nombreuses grèves dures dans le privé ces derniers mois, notamment pour de réelles augmentations de salaires, ont duré plusieurs semaines, dans des entreprises sans fort taux de syndicalisation et avec des bas salaires, et le plus souvent sans front syndical commun. Mais la détermination y a résidé venant du sentiment partagé par les grévistes de ces entreprises qu’ils et elles pouvaient gagner en bloquant l’entreprise, en imposant leur force, tout le monde poussant dans le même sens. Peu de secteurs ont la force, seuls, de bloquer la vie économique du pays, par contre l’addition de plusieurs centaines d’entreprises peut donner une force collective, créer un rapport de force et une nouvelle situation politique d’affrontement qui aurait pu permettre le rejet du projet de loi. Chacun a senti que l’on était près de créer une telle situation le 7 mars avec la formule volontairement ambiguë de l’Intersyndicale de « mettre le pays à l’arrêt », couplé avec l’appel de 7 fédérations CGT à partir en reconductible, et avec l’appel de Solidaires dans le même sens. Cibler le départ en grève reconductible, au même moment, dans le maximum d’entreprises n’était sûrement pas une tâche facile à réaliser, et pèsent ici les conséquences de toutes les attaques décimant les forces du mouvement syndical, tout comme pèsent les divisions syndicales dans de nombreuses entreprises. Mais cette perspective était évidemment la plus réaliste face à un gouvernement d’autant plus crispé sur cette loi qu’il est faible politiquement, même si elle n’aurait pas été facile à mettre en œuvre. Il faut écarter les images d’Epinal de millions de salarié·e·s prêts à en découdre mais bâillonnés et entravés par les bureaucraties syndicales. D’ailleurs, la faiblesse des assemblées générales dans les entreprises contrastait avec la massivité des manifestations.
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Aujourd’hui la page est tournée et il y aura beaucoup de débats de bilan, notamment dans la CGT, Solidaires et la FSU, syndicats au sein desquels étaient portées à la fois l’exigence de la grève reconductible et celle du combat pour le maintien du front intersyndical. Le mouvement syndical peut se targuer d’avoir pris une place sociale et politique importante dans le pays, améliorant clairement sa cote de confiance parmi les salarié·e·s et ayant chiffré 100 000 nouvelles adhésions depuis janvier 2023, notamment parmi des salarié·e·s du privé dans des petites entreprises.
Mais il faudra avancer sur ces questions, car le seul engagement de l’Intersyndicale à se maintenir et à ouvrir d’autres dossiers, affirmé dans la déclaration du 15 juin, ne sera évidemment pas suffisant. Depuis la mi-juin, le mouvement social n’est pas mort, les forces qui se concentraient sur la question de l’âge de départ sont toujours actives et présentes, mais elles ont perdu leur point de convergence commun.
La question reste bien celle de la construction d’une offensive des classes populaires pour bloquer les attaques sociales réactionnaires qui, comme celles sur les retraites, aggravent les conditions de vie ; la construction d’un front qui mette en avant les exigences sociales d’urgence, sans hésiter à cibler la répartition des richesses, la remise en cause des règles capitalistes imposées dans les entreprises et l’ensemble de la société. Ce front ne pourra donc pas se faire avec comme seule référence une Intersyndicale nationale de toutes les confédérations, dont plusieurs épousent et ont épousé des politiques libérales.
Si les directions de la CFDT, de la CFTC et de la CGC ont clairement combattu l’âge de départ à 64 ans, elles se situent souvent dans l’acceptation des impératifs dictés par le patronat ou le gouvernement, comme cela vient d’être le cas, en février dernier, pour l’accord national interprofessionnel « sur le partage de la valeur ajoutée » qui, dans un contexte d’inflation majeure, a totalement écarté la question des augmentations de salaires, des minima de branches, pour se centrer sur les mécanismes de primes, d’intéressement et des plans d’épargne. De même, plusieurs conflits sur les salaires ont été victorieux alors que dans le cas par exemple de l’entreprise textile Vertbaudet [Tourcoing, Nord] un accord NAO (négociations annuelles obligatoires) a minima avait été signé en mars par la CFTC et la CGC, accordant 0 euro d’augmentation et deux primes pour un total de 765 euros net. La grève de plus de deux mois des ouvrières, soutenue et médiatisée par la CGT, et notamment sa nouvelle Secrétaire générale Sophie Binet, a permis d’obtenir (accord du 2 juin) de réelles augmentations de salaires, de 90 à 140 euros net, l’embauche de 30 intérimaires en CDI.
Donc créer de nouvelles dynamiques de mobilisation et construire une confrontation sociale avec le gouvernement imposera de construire des unités s’appuyant au plus près sur les exigences d’urgence en essayant de rassembler le front syndical le plus large grâce à la mobilisation. Cela suppose aussi de développer les liens, les coordinations avec les associations du mouvement social défendant et mobilisant autour des exigences d’urgence, sur les atteintes à l’environnement, les droits des femmes, le logement, les discriminations et les attaques racistes. Maintenir et élargir le climat social créé depuis 6 mois en lui donnant comme objectif de mobiliser sur toutes les questions sociales urgentes. Cela est important car, si la force de la mobilisation populaire pendant 6 mois s’appuyait sur la colère sociale, les attaques incessantes subies, souvent seuls les militants de la CGT, de Solidaires et de la FSU ont fait régulièrement, sur le terrain, le lien avec les autres exigences sociales d’urgence, en insistant sur une autre répartition des richesses ciblant les profits capitalistes et leurs exonérations fiscales.
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Macron et son gouvernement continuent donc d’avancer et veulent, pour sortir de leur isolement et dépasser la question des retraites, essayer de détourner les colères sociales du gouvernement et du patronat en ciblant les immigré·e·s ou les plus précaires, et en polarisant sur des questions où les macronistes peuvent faire des alliances avec les Républicains et le Rassemblement national, sans craindre la paralysie parlementaire. Ainsi Macron, Elisabeth Borne et Gérald Darmanin (ministre de l’Intérieur) se sont lancés dans une guerre sociale contre les classes populaires sur plusieurs terrains dont la Sécurité sociale et le logement, avec le plus souvent un front réactionnaire des député·e·s d’Ensemble pour la majorité présidentielle (macronistes), des LR et du Rassemblement national. Il est ainsi de la loi scélérate sur le logement, la loi Kasbarian-Bergé qui est une réelle déclaration de guerre contre les locataires dans la précarité faisant voler en éclats le peu de protections en cas de loyers impayés et permettant de démultiplier les expulsions accélérées. Cela alors que la question d’urgence sociale est bien celle de l’accès des classes populaires à des logements sociaux. Une mécanique redoutable est à l’œuvre. La hausse permanente de taux de crédit et la baisse du pouvoir d’achat des familles populaires a, d’un côté, stoppé le petit courant qui permettait, pour celles et ceux qui en avaient les moyens les années précédentes, d’acquérir un logement ou de passer du logement social vers le parc privé plus cher. En parallèle, les constructions de logements sociaux (HLM) en 2021/2022 ont été inférieures de 25% aux 250 000 officiellement prévus, et déjà largement insuffisants. En effet, 2,3 millions de familles sont en attente de logements sociaux, et il y a en France au moins 300 000 sans domicile et 4,1 millions de mal-logés. Donc, face à une question sociale de première importance, le gouvernement fait le choix de frapper les locataires et de criminaliser les sans-abri. Non seulement, cette alliance des droites et de l’extrême-droite a voté une loi scélérate qui touchera en premier les familles monoparentales et donc les femmes, mais elle a aussi voté pour le droit des propriétaires d’augmenter les loyers de 3,5% en 2023 après celle de 3,5% votée en 2022, alors que la NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) proposait un gel des loyers. Malgré ses prétentions d’opposition populaire, le Rassemblement national tombe toujours du côté des classes possédantes.
De même, ces derniers jours, le gouvernement a aussi décrété une baisse de la prise en charge de 70% à 60% par la Sécurité sociale des soins bucco-dentaires. Dans le même mouvement, le gouvernement criminalise les classes populaires visées par la chasse aux fraudes à la Sécurité sociale : « abus d’arrêts maladie, prestations injustifiées » avec un fond évident de racisme visant les binationaux du Maghreb et les « abus » de l’Aide médicale d’Etat qui bénéficie aux migrant·e·s en situation irrégulière et représente 0,5% des dépenses publiques de santé. Le Rassemblement national comme le gouvernement ciblent les immigré·e·s, en situation régulière ou non, et les « fraudeurs » des classes populaires alors que la fraude fiscale des entreprises (sans parler de « l’optimisation » légale) représente de 80 à 100 milliards par an, l’absence de déclarations sociales par les entreprises de 20 à 25 milliards, et un montant équivalent à la fraude sur la déclaration de TVA. Dans le même mouvement, et pour ne pas laisser seuls le RN et les LR flatter l’électorat réactionnaire, Gérald Darmanin veut faire voter d’ici quelques mois une nouvelle loi de combat contre l’immigration (la 30e depuis 1980…).
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Ce cours réactionnaire va de pair avec le développement d’une politique autoritaire et répressive de l’Etat qui élargit son arsenal répressif avec de nouvelles limitations des droits de manifester, de se réunir, l’utilisation des lois antiterroristes et des dispositifs policiers d’exception pour s’en prendre aux droits démocratiques (notamment la vidéosurveillance algorithmique par drones caméras prévue pour les JO des 2024). Les dernières manifestations écologistes, après celles contre les mégabassines de Sainte Soline (mars 2023), ont eu lieu contre la liaison TGV Lyon-Turin, le week-end des 17 et 18 juin. Plus de 5000 personnes se sont rassemblées dans la vallée de la Maurienne, en Savoie. Le projet titanesque à 30 milliards d’euros est prévu pour doubler le tunnel du Fréjus, artificialisant 1000 hectares de terres agricoles et imposant un drainage annuel de 60 à 135 millions de m3 annuels. Alors que la manifestation devait rassembler des centaines de militant·e·s venant de Suisse et d’Italie, le gouvernement a utilisé l’arsenal des lois antiterroristes pour bloquer l’accès de 7 cars de militant·e·s écologistes italiens grâce à l’IAT (interdiction administrative de territoire), acte arbitraire du ministre de l’Intérieur qui court-circuite toute intervention judiciaire et n’a même pas à être justifié.
Clairement, aujourd’hui le gouvernement voudrait couper les pattes du réseau de luttes sociales autour du mouvement climat, dont la dynamique, la combativité et l’impact dans la jeunesse se sont accrus à la chaleur de la mobilisation contre les 64 ans. La menace absurde brandie par Darmanin de la dissolution des Soulèvements de la Terre (qui agrège notamment la Confédération paysanne, ATTAC, l’Union syndicale Solidaires, Alternatiba) illustre la crainte du gouvernement de la place politique prise par ce mouvement.
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Le mouvement Retraites contre les 64 ans aura été le mouvement social le plus puissant, le plus mobilisateur depuis 2010. Il aura été d’une profondeur inégalée notamment dans les petites villes, dans les zones rurales, souvent laissées à l’écart des mobilisations sociales précédentes mais déjà bien actives lors du mouvement des Gilets jaunes en 2018. Il aura été motivé par l’attaque frontale contre les classes populaires que représente le report de l’âge de départ à 64 ans qui va avoir comme effet concret une précarisation des salarié·e·s proches de l’âge de la retraite et une baisse accrue de leur pension, la perte des deux meilleures années de retraite, notamment pour ceux et celles ayant exercé des métiers pénibles.
Mais au-delà, c’est toute la souffrance sociale du quotidien qui a consolidé aussi profondément et aussi durablement cette mobilisation : souffrance au travail, pénibilité et longueur des transports, conditions de logement déplorables et attrition des logements sociaux, bas salaires et coût de la vie alourdi par la pandémie et l’inflation, impossibilité de subvenir aux soins de santé, difficultés du quotidien par les coupes claires dans les services publics de proximité, la prolifération des « services en ligne » rendant plus difficiles les moindres démarches administratives. A cela se sont ajoutés pour les familles la prise en charge de plus en plus coûteuse des aîné·e·s, le coût exorbitant des EPHAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) souvent dans des conditions lamentables, la difficulté d’installation et d’emploi des jeunes. C’est donc bien un enjeu de société, une question sociale d’ensemble, donc une question politique concernant la place et la défense des intérêts des classes populaires qui a été posée, exprimée, souvent relayée par ce mouvement. L’enjeu a donc bien été et est toujours de donner une visibilité politique, une matérialisation à cet enjeu de classe en traçant une alternative politique fondée sur le combat contre ces attaques sociales et donc pour des choix alternatifs, anticapitalistes, fondés sur la satisfaction des besoins sociaux.
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On est frappé de voir l’ardeur avec laquelle les idéologues capitalistes font feu de tout bois ces dernières semaines pour combattre, écraser même toute velléité « déviante » par rapport à la doxa néolibérale officielle. La NUPES est ciblée quotidiennement comme irrationnelle, incompétente, soumise au gauchisme et à l’islamisme, n’ayant aucune crédibilité économique. Le TINA (There Is No Alternative) cher à Reagan et Thatcher dans les années 1980 a aujourd’hui une place prépondérante, notamment parmi les porte-parole du macronisme et les éditorialistes de médias généralistes possédés très majoritairement par quelques milliardaires capitalistes. Les réactions sont parfois épidermiques. Il en a été ainsi suite aux paroles de la réalisatrice Justine Triet, après avoir obtenu la Palme d’Or du dernier festival de Cannes 2023. Elle a osé faire un discours dénonçant « la manière choquante dont le gouvernement a nié les protestations contre la réforme des retraites ». Dans la foulée, elle a fustigé « la marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend ». Alors que tous les syndicats des professionnels ont partagé et soutenu ce discours, il a été spectaculaire de voir la rapidité et la violence des réactions hostiles venant du gouvernement et des thuriféraires du néolibéralisme. Il était d’autant plus important d’essayer de discréditer son discours que le prestige du festival de Cannes fait partie des vecteurs culturels dans lesquels « l’élite intellectuelle » est censée partager le discours de la classe dominante. Le spectre du festival de Cannes 1968 était visiblement encore dans les mémoires de certains.
Plus étonnant, ont été les réactions à un rapport rédigé par l’inspectrice des finances Selma Mahfouz et l’économiste Jean Pisani Ferry, un des mentors du jeune Macron. Ce rapport sur le financement de la transition écologique, venant de cet économiste libéral, osait évoquer, vu l’urgence et l’importance des financements nécessaires, la mise en œuvre d’un « impôt exceptionnel pour les 10% des Français les plus aisés », impôt versé en une fois correspondant au montant de 5% de leur patrimoine financier. Cela permettrait en un fois de recueillir 150 milliards d’euros. Avoir osé cibler les riches ménages qui possèdent la moitié du patrimoine net total (immobilier et financier) est évidemment intolérable. Seuls les « gauchistes » de la NUPES pourraient avoir de telles propositions. Ainsi trahis par un des leurs, Bruno Le Maire et Elisabeth Borne ont immédiatement et vertement écarté cette hypothèse, la jugeant contraire à toute la politique du gouvernement d’allègement de la pression fiscale.
Ces deux exemples sont révélateurs de la volonté d’asséner l’unicité de la réponse possible aux questions financières et sociales.
Cette volonté passe par l’effort de discréditer non seulement le discours anticapitaliste mais même le discours antilibéral, porté par la rue ces derniers mois et par une partie du mouvement syndical, par la NUPES et la gauche radicale. Il est important notamment de discréditer la NUPES comme ne pouvant pas représenter une alternative à la politique néolibérale, et étant même une option plus dangereuse que le Rassemblement national. De ce point de vue la consigne est largement suivie par les éditorialistes des grands médias pour faire du « NUPES bashing » et éviter au maximum que cette alliance politique puisse apparaître crédible pour les prochaines échéances électorales.
Dans un autre registre complémentaire, les nostalgiques de la gauche social-démocrate jouent une petite musique visant à discréditer la France insoumise et les gauchistes d’Europe Ecologie Les Verts, privilégiant les questions sociétales (comprendre les mouvements LGBTQ+, les mouvements climat, féministes et antiracistes) au détriment des préoccupations quotidiennes « sérieuses » censées être celles des classes populaires. Pourtant, au sein des classes populaires, toutes les souffrances du quotidien sont encore accrues quand on est une femme, souvent aux salaires les plus bas et cheffe de famille monoparentale, souvent soumises aux violences, au harcèlement et aux discriminations au travail ; quand on est d’une génération postcoloniale, subissant les discriminations du quotidien, la relégation spatiale, le racisme d’Etat et les violences policières. Ces questions sociales ne sont pas des préoccupations sociétales extérieures aux classes populaires, mais parties intégrantes des problèmes quotidiens de millions d’hommes et de femmes. Il en est de même des préoccupations environnementales qui témoignent d’une urgence vécue là aussi en premier lieu dans les classes populaires.
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Mais la question d’une expression politique fondée sur les besoins sociaux, globale, traçant une alternative à la politique libérale est bien un point de faiblesse de la situation actuelle. Il est vrai que la gauche antilibérale, la NUPES, est discréditée quotidiennement dans les médias et a du mal à faire entendre une voix cohérente, au-delà de la caricature qu’elle subit. Il est vrai aussi que les milieux gouvernementaux et leurs soutiens ont clairement fait le choix de la dédiabolisation du Rassemblement national, le traitant comme une opposition sérieuse et responsable, opposée aux « dangereux écoterroristes et islamogauchistes de la France insoumise ». Malgré toutes ses limites, la NUPES apparaît seule dans les refus des politiques libérales. Ce n’est évidemment pas le cas des restes de la social-démocratie que voudraient réanimer certains. Mais ce n’est pas le cas, évidemment non plus du Rassemblement national qui comme Giorgia Meloni est totalement dévouée à ces politiques néolibérales, suivant Macron sur nombre de ses lois réactionnaires, y ajoutant seulement le poison de davantage de discrimination raciste. Le danger principal devient donc pour les défenseurs du système, l’émergence éventuelle d’une force faisant la jonction entre les exigences sociales et une alternative politique. La France a, de ce point de vue, une situation particulière en Europe, la force du dernier mouvement social et la présence de la NUPES situant le pays pour l’instant à contrecourant de la situation présente ailleurs, avec une gauche qui maintient une force électorale importante, à dominante antilibérale. Dès lors, tout a été fait pour que le RN apparaisse dans les médias et les sondages comme le seul gagnant des derniers mois (même si en réalité, selon les derniers sondages, la NUPES progresserait et obtiendrait la majorité relative en cas d’élections anticipées).
Malheureusement, cette croissance et les difficultés à gauche ne sont pas le seul reflet de manœuvres médiatiques. Il y a évidemment un déficit, présent depuis l’automne. Déjà analysé largement, il est venu de l’incapacité à réaliser un front commun, unitaire, syndical, social et politique. La NUPES, même, plutôt que de se préoccuper de ses responsabilités communes dans une telle situation, se refuse à toute organisation militante commune dans les villes et les régions, la France insoumise se crispe à toute idée d’organisation et de fonctionnement démocratique interne, et aucune initiative, en dehors de l’Assemblée nationale, n’est prise pour réaliser des rassemblements communs de dimension locale ou nationale. Même, plutôt que de chercher une expression commune aujourd’hui, chaque composante de la NUPES, en dehors de la France insoumise (FI), semble surtout préoccupée par une expression particulière lors des prochaines élections européennes. Cette situation amène à des critiques au sein de la FI, à un appel commun à l’unité des responsables des organisations de jeunesse de la NUPES, à plusieurs tribunes. Dans tous les cas, les responsables de la NUPES, après ce mouvement social, semblent incapables de prendre des initiatives pour des propositions sociales et politiques communes face à Macron, renforçant les limites de leur accord électoral. Au sein de la gauche radicale, plusieurs centaines de militants du NPA, d’Ensemble, du mouvement féministe, syndical, écologiste, antiraciste et associatif viennent d’appeler à un processus de rencontres locales et régionales pour la tenue d’un forum social pour début juillet « pour construire à terme une nouvelle force démocratique et pluraliste » [1].
Au total, construire un front commun unitaire, syndical, social et politique va devoir être la tâche de l’heure, pour rendre crédible une alternative politique combattant les politiques libérales. Le programme de cette alternative est bien présent dans les exigences portées dans les courants syndicaux combatifs, notamment dans la CGT, Solidaires et la FSU, dans les associations militantes du mouvement social. La France insoumise et la NUPES s’étaient fait les porte-parole de beaucoup de ces exigences lors des dernières élections. Mais la question posée maintenant est de construire un creuset militant commun, capable d’organiser, de faire débattre et d’être le socle des mobilisations à construire.
Léon Crémieux