Ces effondrements pourraient se produire plus tôt qu’on ne le pense. L’homme soumet déjà les écosystèmes à de nombreuses pressions, que nous appelons « stress ». Si l’on ajoute à ces pressions une augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes liés au climat, la date à laquelle ces points de basculement seraient franchis pourrait être avancée de 80%.
Cela signifie qu’un effondrement de l’écosystème que nous aurions pu espérer éviter jusqu’à la fin de ce siècle pourrait se produire dès les prochaines décennies. Telle est la sombre conclusion de nos dernières recherches, publiées dans Nature Sustainability (« Earlier collapse of Anthropocene ecosystems driven by multiple faster and noisier drivers », 22 juin 2023).
La croissance de la population humaine, l’augmentation de la pression économique et les concentrations de gaz à effet de serre exercent des pressions sur les écosystèmes et les paysages pour qu’ils fournissent de la nourriture et maintiennent des services essentiels tels que l’eau potable. Le nombre d’événements climatiques extrêmes augmente également et cela ne fera qu’empirer.
Ce qui nous inquiète vraiment, c’est que les extrêmes climatiques pourraient frapper des écosystèmes déjà stressés, qui à leur tour transmettraient des stress nouveaux ou accrus à un autre écosystème, et ainsi de suite. Cela signifie qu’un écosystème qui s’effondre pourrait avoir un effet d’entraînement sur les écosystèmes voisins par le biais de boucles de rétroaction successives : un scénario de « boucle écologique fatale » aux conséquences catastrophiques.
Combien de temps avant l’effondrement ?
Dans notre nouvelle recherche, nous voulions avoir une idée du niveau de stress que les écosystèmes peuvent supporter avant de s’effondrer. Pour ce faire, nous avons utilisé des modèles, c’est-à-dire des programmes informatiques qui simulent le fonctionnement futur d’un écosystème et sa réaction aux changements de circonstances.
Nous avons utilisé deux modèles écologiques généraux représentant les forêts et la qualité de l’eau des lacs, ainsi que deux modèles spécifiques représentant la pêche dans le lagon de Chilika, dans l’Etat indien d’Odisha [est de l’Inde], et l’île de Pâques (Rapa Nui), dans l’océan Pacifique. Ces deux derniers modèles incluent explicitement les interactions entre les activités humaines et l’environnement naturel.
La principale caractéristique de chaque modèle est la présence de mécanismes de rétroaction, qui contribuent à maintenir l’équilibre et la stabilité du système lorsque les contraintes sont suffisamment faibles pour être absorbées. Par exemple, les pêcheurs du lac Chilika ont tendance à préférer capturer des poissons adultes lorsque le stock de poissons est abondant. Tant qu’il reste suffisamment d’adultes pour se reproduire, la situation est stable.
Cependant, lorsque les contraintes ne peuvent plus être absorbées, l’écosystème franchit brusquement un point de non-retour – le point de basculement – et s’effondre. A Chilika, cela peut se produire lorsque les pêcheurs augmentent les prises de poissons jeunes en période de pénurie, ce qui compromet encore davantage le renouvellement du stock de poissons.
Nous avons utilisé le logiciel pour modéliser plus de 70 000 simulations différentes. Dans les quatre modèles, les combinaisons de stress et d’événements extrêmes ont avancé la date du point de basculement prévu de 30 à 80%.
Cela signifie qu’un écosystème dont l’effondrement est prévu dans les années 2090 en raison de l’augmentation progressive d’une seule source de stress, telle que les températures mondiales, pourrait, dans le pire des cas, s’effondrer dans les années 2030 si l’on tient compte d’autres problèmes tels que les précipitations extrêmes, la pollution ou une augmentation soudaine de l’utilisation des ressources naturelles.
Il est important de noter qu’environ 15% des effondrements d’écosystèmes dans nos simulations se sont produits à la suite de nouveaux stress ou d’événements extrêmes, alors que le stress principal est resté constant. En d’autres termes, même si nous pensons gérer les écosystèmes de manière durable en maintenant constants les principaux niveaux de stress – par exemple, en régulant les captures de poissons – nous ferions mieux de garder un œil sur les nouveaux stress et les événements extrêmes.
Il n’y a pas de « renflouement » écologique… à l’instar des banques
Des études antérieures ont suggéré que le dépassement des points de basculement dans les grands écosystèmes entraînerait des coûts importants à partir de la seconde moitié de ce siècle. Mais nos résultats suggèrent que ces coûts pourraient survenir bien plus tôt.
Nous avons constaté que la vitesse à laquelle le stress est subi est essentielle pour comprendre l’effondrement d’un système, ce qui est probablement pertinent pour les systèmes non écologiques également. En effet, la vitesse accrue de la couverture médiatique et des processus bancaires numériques a récemment été invoquée à propos de l’augmentation du risque d’effondrement des banques [retraits numériques massifs et ultra-rapides des avoirs]. Comme l’a fait remarquer la journaliste Gillian Tett (Financial Times, 27 avril 2023) : « L’effondrement de la Silicon Valley Bank a fourni une leçon terrifiante sur la manière dont l’innovation technologique peut changer la finance de manière inattendue (dans ce cas en intensifiant le comportement numérique). Les récents krachs éclair en offrent une autre. Toutefois, il s’agit probablement d’un petit avant-goût de l’avenir des boucles de rétroaction virales. »
Mais la comparaison entre les systèmes écologiques et économiques s’arrête là. Les banques peuvent être sauvées tant que les gouvernements fournissent des liquidités suffisantes dans le but de renflouements. En revanche, aucun gouvernement ne peut fournir le capital naturel immédiat nécessaire pour restaurer un écosystème effondré.
Il n’existe aucun moyen de restaurer des écosystèmes effondrés dans un délai raisonnable. Il n’y a pas de renflouement écologique. Dans le jargon financier, nous devrons simplement « encaisser le coup ».
John Dearing, Professeur de géographie physique, Université de Southampton ; Gregory Cooper, Chercheur postdoctoral en résilience socio-écologique, Université de Sheffield ; Simon Willcock, Professeur de développement durable, Université de Bangor (Pays de Galles)