1.
Les idées d’extrême droite progressent dans chaque société et dans le monde. L’alliance entre les droites et les extrêmes droites se confirme sous des formes diverses et permet à l’extrême droite d’accéder au pouvoir politique dans de nombreux pays. La bataille pour l’hégémonie culturelle fait rage. Gramcsi avait souligné son importance dans la bataille pour le pouvoir. Mais il n’avait sans doute pas imaginé que l’extrême droite pourrait mener, à ce point, son offensive à visage découvert dans les couches populaires et qu’elle n’hésiterait pas à s’emparer de ses analyses pour conquérir et renforcer son pouvoir. Ce n’est pas la première fois que les extrêmes droites passent à l’offensive depuis la deuxième guerre mondiale. Il leur était arrivé de connaître des victoires importantes, comme on l’a vu par exemple avec les dictatures en Amérique latine dans les années 1970 – 1980, coordonnées dans le plan Condor. Mais, le souffle de la révolution de 1917 et ses suites en Union soviétique, en Chine, au Vietnam ; et la décolonisation en Asie et en Afrique, puis en Amérique Latine, après la révolution cubaine, en 1960, maintenait une référence à deux lignes antagoniques par rapport au capitalisme et à ses prolongements géopolitiques. C’est par des coups d’état militaires que l’extrême droite arrivait au pouvoir.
2.
Une référence à trois lignes politiques succède à la division classique entre la gauche et la droite. Dans la période récente, l’extrême-droite a gagné beaucoup de positions. Sur le plan politique, elle est arrivée au pouvoir, par des élections, dans de très nombreux pays. Sur le plan culturel et sur le plan idéologique, elle s’affiche ouvertement. Elle a mené la bataille contre l’égalité dès les années 1970. Elle a mis en avant le nationalisme et le sécuritarisme. Sa culture et son idéologie sont devenues déterminantes dans les classes moyennes et les couches populaires d’un très grand nombre de pays.
Aujourd’hui, trois propositions politiques, idéologiques et culturelles partagent les sociétés, et remplacent la division gauche/droite auparavant déterminante. Le néolibéralisme est toujours dominant ; le courant national-identitaire structure les droites extrêmes ; le progressisme est à la recherche de nouveaux repères. La tendance est à l’alliance entre le néolibéralisme et les courants d’extrême droite.
3.
Les contradictions sociales, écologiques, politiques, idéologiques sont toujours très présentes dans chaque pays et à l’échelle mondiale. L’extrême droite occupe le devant de la scène mais elle n’a pas encore gagné. L’extrême droite bénéfice pour l’instant de la crise aigüe que traversent les deux autres courants d’opinion. Le néolibéralisme s’est construit contre la droite classique libérale confrontée à la décolonisation. La réponse aux crises pétrolières en 1973 et en 1977 a permis une période de près de quarante ans de néo-colonisations, des formes de recolonisation, à travers la crise de la dette et les plans d’ajustement structurel. Le coup d’état de Pinochet, au Chili, a permis d’expérimenter les théories néolibérales de Milton Friedman, et d’abandonner les politiques keynésiennes qui avaient permis d’expérimenter des politiques d’alliance avec les nouvelles bourgeoisies du sud et les couches populaires du nord. Cette contre-offensive va marquer des points et connaitra de grands succès avec la liquidation des régimes progressistes du Sud et la chute du Mur de Berlin en 1989. Mais, la crise financière de 2008 marquera un coup d’arrêt dans l’avancée du capitalisme néolibéral. La rupture écologique, l’explosion des superprofits et les résistances des couches populaires ont mis en évidence les contradictions de la croissance néolibérale exacerbées par la crise de la pandémie et du climat.
4.
Une crise qui par certains côtés rappelle celle des années 1930. Une période qui est marquée par une évolution du capitalisme, avec le durcissement et la crise du néolibéralisme, des guerres, des changements géopolitiques, des montées d’alliances entre les droites et les extrêmes-droites, une interpellation de la démocratie. C’est la conjonction de ces éléments qui amène à revenir sur 1930 pour en voir les similitudes et les différences.
Même si les situations ne se reproduisent jamais, la situation des années 1930 permet de réfléchir avec la crise du capitalisme de 1929, les guerres, les alliances entre les droites et les extrêmes droites, les changements géopolitiques. Dans une telle situation, trois types de contradictions prennent une grande importance. La première concerne la crise du mode de production dominant, le capitalisme. La deuxième concerne la guerre et la démocratie. La troisième concerne l’élément nouveau, déterminant de la rupture écologique.
Ce qui paraît intéressant dans la comparaison, c’est la référence à une période de crise profonde du capitalisme, avec la crise de 1929 et le passage à une nouvelle phase du mode de production capitaliste entre 1914 et 1945, avec le passage au capitalisme fordiste et keynésien, à partir de 1929 tel qu’il a été mis en œuvre par Roosevelt avec le new deal. La nouvelle crise correspondra-t-elle au passage à une nouvelle phase du capitalisme ? L’hypothèse est celle du passage à une nouvelle phase du mode de production capitaliste amorcé avec les nouvelles formes de production, notamment le numérique. Il est aussi interpellé par les changements dans les classes principales. Dans la classe dominante, par la contradiction entre la financiarisation de la bourgeoisie et la culture des nouveaux dirigeants, cadres et managers du numérique. Dans la classe ouvrière, par la contradiction entre l’évolution des formes de salariat et le précariat. Ce sont des premières pistes.
Le deuxième élément de rupture, celui de la liaison entre démocratie et guerre, est moins nouveau. Il est marqué aujourd’hui par la montée des autoritarismes de différentes natures. Par contre, la phase sécuritaire du néolibéralisme, depuis 2008, est accentuée par la rupture écologique qui introduit une très grande discontinuité.
5.
La crise ouverte est une crise structurelle du capitalisme. Ce n’est pas une simple crise conjoncturelle et elle ne se limitera peut-être pas au passage à une nouvelle phase du mode de production capitaliste. Immanuel Wallerstein avance l’hypothèse qu’il s’agit d’une crise structurelle qui met en cause les fondements du mode de production capitaliste [1]. Il considère que le mode de production capitaliste est épuisé et qu’il ne devrait plus être dominant dans les trente prochaines années. Mais, cette crise du capitalisme ne déboucherait pas sur le socialisme. C’est un autre mode de production, inégalitaire mais différent qui lui succéderait. Dans cette hypothèse, le capitalisme ne disparaîtrait pas, mais il ne serait plus le mode de production dominant dans les formations sociales, un peu comme l’aristocratie n’a pas disparu en laissant la première place à la bourgeoisie. De nouvelles classes sociales principales seraient en gestation dans nos sociétés. Le nouveau prolétariat viendrait du précariat et associerait les précaires et certaines formes du salariat. Les nouvelles classes dirigeantes pourraient être issues des techniciens et des cadres comme on peut le voir à travers les mutations sociales entrainées par le numérique. Les bourgeoisies parasitaires et rentières ne seraient plus dominantes et pourraient laisser la place à de nouvelles classes dirigeantes [2]. Le néolibéralisme toujours présent ne serait plus complètement dominant. Il a déjà perdu une large part de sa légitimité et il a besoin de durcir ses moyens de répression pour maintenir son pouvoir.
6.
La crise est d’abord la crise du dépassement du capitalisme, celle des utopies socialistes et communistes. Celle d’un nouveau projet de transformation radicale qui se différencierait d’un socialisme d’Etat. Elle se traduit par la crise profonde du courant progressiste à travers ses différentes composantes.
C’est ce qui permet aux nouvelles droites de s’implanter dans des milieux populaires sans trop se soucier des contradictions entre leurs discours populistes et leur positionnement idéologique fondé sur les inégalités et leur adhésion au capitalisme nationaliste. La première faiblesse du courant progressiste vient de la faillite de l’utopie communiste et socialiste. La critique des régimes socialistes et communistes qui ont réellement existé est toujours nécessaire mais encore insuffisante. La critique fondamentale n’a pas encore été faite, n’est pas suffisante et n’est pas partagée. Et des propositions d’un nouveau projet de transformation radicale n’ont toujours pas émergé. Les courants constitutifs socialistes, communistes, anarchistes, écologistes sont conscients de la nécessité de converger. C’est déjà une bonne chose, mais c’est insuffisant. Tout en gardant des spécificités d’approche, il faut arriver à une théorie commune permettant de comprendre la situation et sa transformation. Il faut proposer un projet commun de transformation aux échelles locales, nationales, mondiale. Il faut aussi proposer un nouveau récit mobilisateur.
7.
Il existe, fort heureusement, des mouvements de contestation puissants porteurs de nouvelles radicalités. Radicalité au double sens de « prendre les choses à la racine » et aussi d’une nécessaire transformation radicale. Les mouvements sociaux en sont porteurs. Le mouvement social et le mouvement syndical, ouvrier et paysan. Les mouvements féministes, antiracistes, écologistes, des peuples premiers, des migrants, de défense des droits au logement, à la santé, … Prenons l’exemple du nouveau mouvement paysan. La Via Campesina regroupe des millions de petits paysans dans ses 182 associations dans 80 pays. Elle a réussi à convaincre que l’agriculture paysanne, combinant écologie, social et alimentation, est plus efficace et moderne que l’agro-industrie et permet la souveraineté alimentaire. C’est un renversement de perspective par rapport au néolibéralisme et aux nouvelles droites. Ces mouvements sont porteurs de valeurs fondamentales et notamment de l’égalité. Ces mouvements approfondissent dans leurs domaines mais ils n’ont pas encore construit un projet d’ensemble qui propose une alternative politique par rapport au néolibéralisme et aux nouvelles droites.
8.
La prise de conscience de la rupture écologique est un élément déterminant. La pandémie du covid a été un révélateur et l’a accentué. Le climat, la biodiversité, la cohabitation des espèces, interrogent le rapport entre l’espèce humaine et la Nature ; il s’agit d’une remise en cause philosophique, la fin du temps infini, le temps fini [3] et l’irruption de l’urgence par rapport à la possibilité d’une vie digne sur cette planète. Le climat et la pandémie impriment de manière indélébile plusieurs grandes contradictions. Ils remettent en cause la manière de penser toutes les dimensions de la transformation des sociétés, et notamment le développement, la mondialisation, le système international et géopolitique, le rapport entre l’individuel et le collectif, la défense des libertés et la démocratie, les inégalités et les discriminations, le rapport entre les espèces, les manières dont les société traitent de la mort, la place du travail et des revenus, la place de l’action publique, des Etats, des nations et des peuples.
L’écologie s’impose comme incontournable dans la compréhension de l’évolution. Le climat, la biodiversité, la cohabitation des espèces, interrogent le rapport entre l’espèce humaine et la Nature. La rupture écologique remet en cause les conceptions dominantes de la croissance et du développement qui sont les fondements du capitalisme dominant [4]. Les contradictions écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques renforcent l’hypothèse d’une crise de civilisation. Cette crise de civilisation ne se limite pas au système géopolitique international. Elle concerne la civilisation portée par le capitalisme et la mondialisation capitaliste, au moins dans sa phase néolibérale et probablement dans les fondements mêmes du capitalisme. Ce que certains appellent aujourd’hui l’effondrement, n’est pas la fin du monde, c’est en fait la préparation d’une nouvelle civilisation.
Le mouvement social écologiste a pris une grande importance. Il s’inquiète de l’inefficacité des grandes conférences et demande des interventions concrètes et des engagements politiques réels. La manifestation contre les grandes bassines a montré la convergence entre les jeunes générations, les paysans travailleurs et les mouvements associatifs. La crainte de la création de nouvelles ZAD (zones à défendre) a été agitée par le pouvoir pour justifier une politique de maintien de l’ordre agressive et violente. Le pouvoir a attaqué violemment les manifestants, prétextant la présence d’éléments violents, surestimant la présence de black-blocs et déclarant la guerre à une menace fantasmée qualifiée d’ultragauche. Ces éléments de langage traduisent la surexcitation du ministre de l’intérieur et l’ont conduit à demander la dissolution des Soulèvements de la Terre, un mouvement de convergence entre les jeunes, les paysans travailleurs et les associations.
9.
La question sociale reste déterminante ; elle ne peut pas être isolée des autres. Elle renvoie au salariat qui reste la forme dominante d’appropriation de la plus-value et de la séparation entre les classes sociales. La question du travail et du temps de travail a été déterminante dans le long conflit sur les retraites.
Le choix de la question des retraites n’était pas seulement tactique ; il correspondait à une orientation stratégique. Elle s’est affirmée à partir de 1981, quand le gouvernement de gauche gagne les élections et instaure la retraite à 60 ans pour concrétiser sa promesse du « temps de vivre ». A partir de 1982, elle deviendra une question centrale et récurrente. On compte, en France, depuis 1982 une quinzaine de mouvements sociaux de grande ampleur qui se traduisent par des mobilisations nationales. Il se joue donc quelque chose de fondamental sur la question des retraites. Il s’en est suivi une cascade de réforme sur les retraites, et de retour en arrière sur la semaine de trente-cinq heures, qui se sont heurtées à des mobilisations sociales considérables. Pourtant, l’économie française, même si elle a connu des difficultés, ne s’est pas effondrée sous le choc de la concurrence internationale ; elle a résisté pendant quarante- six ans. Le financement des retraites ne s’est pas révélé impossible malgré la réduction systématique des cotisations sociales dues par les entreprises. Alors que la tendance est à l’augmentation du temps de travail et de l’âge de la retraite dans les autres pays. En Europe, il passe à 67 ans et il est prévu d’aller jusqu’à 70 ans. L’exception française est insupportable pour les dominants.
Il faut accepter l’idée que ce n’est pas une paresse particulière des salariés français qui serait en cause. Ce qui est en cause, ce n’est pas le travail, c’est surtout le travail contraint et salarié, le salariat quand il génère des profits exponentiels dans les grandes entreprises et des salaires mirobolants pour leurs dirigeants. La revendication n’est pas de travailler moins, elle est d’être moins exploité. L’évolution démographique n’oblige pas de travailler plus et n’annule pas la lutte des classes. Les retraités et même les actifs ne cherchent pas à moins travailler, ils veulent pouvoir choisir et travailler plus librement, ils aspirent à la reconnaissance de leur travail. Ils effectuent déjà, en plus de leur travail salarié, un énorme travail, socialement utile, au niveau du soin des familles et de la vie associative et collective, sans lesquels la société ne pourrait pas fonctionner, se reproduire et s’améliorer.
Cette offensive répétée pour ramener les travailleurs français à une norme acceptable par le capitalisme européen se heurte à une résistance opiniâtre. Comment comprendre l’importance de la résistance des salariés ? C’est que la mobilisation pour les retraites fait partie de la résistance contre la remise en cause de la réduction du temps de travail, elle les cristallise. Ce sont des luttes d’une grande âpreté. Denis Paillard, dans son livre « Rêve générale, ceux d’en bas et l’émancipation » [5], cite la position récurrente de Marx sur la lutte pour la réduction du temps de travail, dont la radicalité tient au fait que ce qui est en jeu c’est le corps même du travailleur, de tout travailleur, homme, femme, enfant. Une radicalité qui n’est pas présente au même titre dans les autres luttes, par exemple celles pour l’augmentation des salaires. L’enjeu de ces luttes pour les retraites c’est l’évolution, du fait de l’évolution démographique, du partage entre capital et travail. Il s’inscrit dans la sauvegarde d’un travail socialement utile par rapport au travail exploité et dans l’aspiration des salariés à un travail qui ait du sens même dans le salariat.
La question sociale est au cœur des luttes et des revendications. Elle est au centre des luttes pour la question de la démocratie dans les entreprises. Elle interpelle aussi les opportunités ouvertes par l’économie sociale, solidaire et associative qui accompagne les débats sur l’avenir du capitalisme dès l’origine des entreprises.
10.
Les mouvements sociaux révèlent que les inégalités, les injustices, les discriminations sont devenues insupportables. Les mouvements sociaux annoncent une nouvelle ère à l’échelle mondiale. Une ère analogue à celle des droits au XVIIIe siècle, à celle des nationalités en 1848, à celle des révolutions socialistes du XXe siècle, à celle de la décolonisation à partir de 1920, à celle de la contre-culture et de la libération des femmes des années 1970 et à celle des mouvements antiracistes et décoloniaux.
Cette révolution encore souterraine, mais dont les mouvements sociaux et citoyens, massifs et répétés, forment les principaux points d’accroche, est portée par l’idée partagée à l’échelle mondiale que les inégalités, les injustices, l’arbitraire et la corruption sont insupportables. Et que la révolte pour ne plus les supporter est légitime. D’autant plus légitime qu’il s’agit de l’avenir de l’Humanité elle-même, confrontée à une crise climatique et écologique majeure que les pouvoirs en place refusent de prendre en compte. Les révoltes ne sont pas seulement des soulèvements de refus. Les révoltes deviennent des révolutions quand des issues apparaissent possibles. Si les inégalités et les injustices sont devenues insupportables et inacceptables, c’est aussi parce qu’un monde sans inégalités et sans injustices apparaît possible.
11.
La question de la démocratie et de l’autoritarisme est une question centrale qu’il faut approfondir. La question de la démocratie définit les chemins de la transition ; démocratie dans les entreprises, démocratie locale ; démocratie dans l’action publique et dans les Etats, démocratie internationale. Les libertés, qui peuvent être réelles, ne sont pas vraiment partagées et beaucoup en sont exclus. De même, cette situation repose sur des inégalités entre les pays, et les peuples, qui ne sont pas supportables et qui sont de moins en moins supportées. En faisant des démocraties occidentales un modèle, unique et imposé, on risque de mettre en danger l’idée même de démocratie.
Revenons à la question des nouvelles droites et de leur capacité à construire des alliances. Dans son dernier livre, « Extrême droite et autoritarisme, partout, pourquoi ? » Alain Caillé [6] s’intéresse à la démocratie au risque de ses contradictions. Il analyse la montée des autoritarismes par rapport aux totalitarismes. Son analyse est très importante et mérite d’être connue et discutée. Les variantes de l’extrême droite ont en commun la xénophobie, la haine des migrants et de toutes celles et de tous ceux qui combattent pour la justice sociale. Les régimes démocratiques, au sens de leurs institutions et de leur esprit sont interpellés ; ils relèvent plus de l’exception. Dans un excellent article, Kavita Krishnan, pose la question « la multipolarité est-elle le mantra de l’autoritarisme ? » [7] On assiste à un basculement de valeurs ; à la proposition, « le collectif est tout, l’individu n’est rien », succède « l’individu est tout, les collectifs ne sont que des constructions provisoires ». La société totalitaire à l’envers, devient « parcellitaire ». C’est ce totalitarisme à l’envers que représente le néolibéralisme. Il réduit l’exigence démocratique au marché et à l’exacerbation des inégalités par le capitalisme rentier et spéculatif, mêlant le déni à l’exaltation des identités et aux surenchères à la victimisation. Les sociétés sont confrontées à une triple panique, panique économique, panique identitaire, panique écologique. L’extrême droite capitalise les ressentiments contre les élites, contre ceux qui viennent d’ailleurs et contre les très pauvres qualifiés d’assistés. Le défi est de renouveler la définition des peuples, des nations et des Etats par rapport à la mondialisation et par rapport à la Nature.
12.
A partir de 2011, de nouveaux mouvements renouvellent l’approche de la démocratie. Nous avons assisté à une succession ininterrompue de mouvements partout dans le monde : après Tunis et la place El Tahrir au Caire, les indignés en Espagne, au Portugal et en Grèce, les Occupy à Londres, New York et Montréal, les étudiants chiliens et les parapluies de Hong Kong. Et depuis on ne compte plus les manifestations massives en Argentine, en France avec les gilets jaunes, au Chili, en Equateur et dans toute l’Amérique Latine, en Syrie, au Liban, en Irak, en Iran, en Palestine, … Les manifestations éclatent dans plus de cinquante pays avec des formes nouvelles : ainsi, le Hirak algérien, les manifestations à Hong Kong, la démission de tout le gouvernement à Beyrouth, un gouvernement transitoire imposé à l’armée au Soudan, .... Ces mouvements, très divers, éclatent en contre-point de l’idéologie dominante et des réactions brutales et autoritaires des pouvoirs contestés. Il sont réprimés mais ils ouvrent de nouvelles voies.
A partir de 2020, Les pandémies et le climat occupent le devant de la scène. Ce n’est pas la première fois qu’ils s’invitent dans l’Histoire< [8]. Dans tous les pays de nouveaux mouvements amènent les Etats à mettre en place des politiques de prévention et de soutien aux populations en termes médicaux et sociaux. Les mouvements mettent en avant de nouvelles propositions pour la garantie des droits : droit à la santé, droit à l’éducation, droit au revenu qui, il y a peu, apparaissait comme complètement utopique, droit au travail, droit aux services publics, droit à une action publique qui n’est pas uniquement la bureaucratie et l’État, droit des communs par rapport à la propriété. Les mouvements mettent en avant une floraison extraordinaire d’idées nouvelles. Évidemment, elles ne vont pas s’imposer tout de suite ; elles sont le support de ce que peut être un nouveau monde.
Les mouvements sociaux et citoyens réagissent aux situations ; ils participent à leur création et à leur évolution [9]. Ils résistent et revendiquent, ils proposent et ils inventent. Ils sont des acteurs directs de l’Histoire. Ils rappellent que les classes sociales structurent les sociétés et qu’elles sont capables d’initiatives et d’inventions. Ils illustrent les contradictions sociales et la multiplicité des formes de la lutte des classes. Ils sont confrontés à des fortes répressions, mais ils résistent. La vague des mobilisations depuis 2011 a soulevé de grands espoirs. Elle n’a pas réussi à imposer de nouveaux pouvoirs et s’est heurté à des autoritarismes violents. Elle a ouvert de nouvelles pistes.
Ces mouvements ont développé une approche générationnelle de la conception de la démocratie. Leurs militant.e.s mettent en avant le refus de la représentation et de la délégation et s’engagent plus individuellement ; ils et elles sont fortement présents sur les réseaux sociaux
La stratégie de ces mouvements donne une plus grande place au local. Parmi les mouvements qui servent de référence, citons : les zapatistes (démocratie, justice, liberté ; diriger en obéissant, insurrection indienne et résistances planétaire) ; les jeunes iraniennes (Femme, vie, liberté) ; les Kurdes du Rojava (Femme, écologie, démocratie ; municipalisme)
13.
La décolonisation n’est pas terminée ; la réinvention de l’internationalisme commence. A la Conférence de Bandung en 1955, Chou En Lai avait affirmé : les Etats veulent leur indépendance, les Nations veulent leur libération, les Peuples veulent la révolution. Les Etats ont gagné leur indépendance à quelques exceptions près, dont la Palestine. Mais on en voit les limites. La période ouverte est celle de la libération des Nations et de la révolution des Peuples. Elle pose la question de la définition de la nation et des limites des Etats-Nations. Elle pose aussi la question des peuples. La Ligue Internationale pour les Droits des Peuples partageait la définition que donnait Charles Chaumont, juriste constitutionnaliste : « le peuple se définit par l’histoire de ses luttes » qui permet d’échapper à une définition identitaire.
Au Congrès des peuples d’Orient, à Bakou, en 1920, on assiste à la définition d’une nouvelle alliance stratégique, l’alliance entre les mouvements de libération nationale et les mouvements communistes. Jusque-là, ils se faisaient la guerre. Pour les communistes, les mouvements de libération nationale représentaient les nouvelles bourgeoisies, et pour les mouvements de libération nationale, les communistes étaient les ennemis. Malgré ces divergences, l’alliance a duré cinquante ans et a permis la première phase de la décolonisation, celle des indépendances.
Aujourd’hui l’alliance des droites et des extrêmes droites met en avant les nationalismes identitaires. La réponse est la construction d’un système international qui mette en avant les Etats, les nations et les peuples. Un nouvel internationalisme qui prolonge la solidarité internationale et l’altermondialisme. La solidarité internationale est la dimension internationale de la solidarité ; elle s’appuie sur les mouvements sociaux et les partenariats. L’altermondialisme affirme qu’un autre monde est possible et que les mouvements sociaux et citoyens s’engagent dans la construction de cet autre monde.
14.
Il faut revenir à la question des alliances stratégiques. Les nouvelles droites se sont reconstruites à partir des courants intégristes dans les religions. L’échec du projet socialiste et communiste a créé un vide sur la question du sens de l’Histoire, et par extension du sens de la vie. Les religions et les spiritualités s’en sont emparées. Le marxisme sur cette question avait été rapide dans ses jugements. Si on reprend le texte de Marx sur la religion, la première partie sur « le soupir des peuples opprimés » proposait une analyse percutante ; la fin du texte, « la religion est l’opium du peuple » correspondait à la période de montée en puissance de la bourgeoisie. Dans les luttes pour la décolonisation, des approches plus complètes ont été proposées. Que l’on pense à la théologie de la libération en Amérique Latine, à la place des courants musulmans dans la lutte du mouvement de libération algérien. De même aujourd’hui, différents courants religieux populaires jouent un rôle important dans la création de la Via Campesina.
Les nouvelles droites se sont imposées dans chacune des religions en s’appuyant sur les intégrismes. Que l’on pense à l’islamisme radical dans l’islam ; aux catholiques intégristes, malgré la divine surprise du Pape François ; aux évangélistes et aux pentecôtistes extrêmes chez les protestants ; aux juifs intégristes dans le sionisme ; aux hindouistes de Modi ; aux boudhistes extrêmes en Birmanie ; sans oublier les laïcards chez les athées.
Il faut repartir du débat dans chacune des religions entre les extrêmes et les tenants d’une universalité solidaire. Nous pouvons mobiliser dans chaque religion des personnes qui sont engagées dans des politiques d’ouverture et d’émancipation. En donnant la parole à celles et ceux qui s’opposent aux divers intégrismes et à leurs prolongements vers les extrêmes-droites. C’est une alliance de long terme, analogue à celle qui avait relié les mouvements de libération nationales et les mouvements communistes pendant la première phase de la décolonisation.
15.
La discussion porte sur la définition d’une stratégie d’émancipation. Immanuel Wallerstein indiquait que la bourgeoisie avait défini une stratégie de transformation sociale, depuis Cromwell, « créer un parti, pour conquérir l’Etat, pour changer la société ». Emmanuel Terray estime que cette stratégie avait été mise en œuvre, il y a bien plus longtemps par l’Eglise Catholique et l’Empereur Constantin. Après bien des débats dans la 1ère Internationale, notamment sur l’Etat, cette stratégie avait été confirmée par les deuxième et troisième Internationales. Mais aujourd’hui, elle est remise en cause. L’Etat s’est révélé plus apte à construire le capitalisme et à le reproduire qu’à le dépasser. Et, un parti créé pour conquérir l’Etat se transforme en parti-Etat avant même d’avoir conquis l’Etat. C’est ce qui explique l’importance donnée à la forme mouvement par rapport à la forme-parti. L’équation de la stratégie de transformation reste à définir. Elle passe par la valeur de l’égalité qui permet de s’opposer aux valeurs de l’extrême droite, aux inégalités et aux discriminations.
L’émancipation est portée par la radicalité des mouvements. D’abord le mouvement féministe et le mouvement antiraciste. Avec en position centrale, le mouvement syndical, ouvrier et paysan, les peuples premiers, les migrants, l’égalité des droits (logement, santé). Ces mouvements suscitent des réactions très violentes, mais ils creusent leur sillon. Ce qui manque, ce à quoi il faut travailler, c’est un projet commun, un projet qui permettrait de renouveler une utopie d’émancipation, un nouvel internationalisme.
Tout est à construire : une approche théorique et philosophique, un projet de société, un récit mobilisateur, une stratégie et des alliances. Ce sont les tâches de la période à venir.
Paris
Gustave Massiah
28 Juin 2023