Dix-huit ans après les révoltes urbaines de 2005, les mêmes procédés journalistiques entretiennent les mêmes fantasmes sur les quartiers populaires. Des choix iconographiques focalisés sur ce qui brûle, un vocabulaire emprunté à la police et appartenant au lexique de la violence, des jeunes contestataires réduits à des pillards ou des émeutiers, et que l’on prend rarement la peine d’interroger.
Comme en 2005, le traitement médiatique des événements survenus depuis la mort de Nahel, adolescent de 17 ans tué par un policier, polarise l’attention sur les affrontements entre jeunes et forces de l’ordre et efface les causes socio-économiques des révoltes.
Rapidement, le ton était donné. À peine apprenait-on le décès de Nahel que nombre de médias s’empressaient de reprendre la version policière des faits, parfois sans user du conditionnel. Sur BFMTV notamment, l’intervention en plateau de la cheffe du service police-justice, Cécile Ollivier, est accompagnée d’un encart, qui affirme succinctement de source policière : « Ce matin 8 h 16, refus d’obtempérer d’une Mercedes de couleur doré / Un policier se met à l’avant pour le stopper / Le conducteur lui fonce dessus, le policier tire une fois. »
Lorsque la vidéo infirmant la version policière commence à circuler sur les réseaux sociaux, la journaliste de BFMTV tente une explication : « Quand on a les toutes premières informations, on les a par des sources policières. C’est normal, on se dépêche. » Une confiance aveugle dans les sources policières, reprises sans se poser de question sous l’effet de l’urgence et des routines : de quoi rappeler les premiers récits livrant les circonstances de la mort de Zyed et Bouna en 2005. À l’époque, la plupart des médias avaient présenté les deux jeunes qui rentraient d’un match de foot comme des cambrioleurs, reprenant la version officielle.
En plus de relayer sans trop de précautions le récit policier, lorsque la colère éclate et embrase les quartiers populaires, les éditions spéciales des journaux télévisés et des chaînes d’info diffusent en boucle les images de pillages et d’échauffourées, au point parfois de faire oublier les violences policières, cause première des révoltes. Comme souvent, les quartiers populaires n’existent dans les médias qu’au prisme de la violence.
Nordine Nabili, directeur pendant dix ans du “Bondy Blog”. © Thomas Samson / AFP
Nordine Nabili, directeur pendant dix ans du Bondy Blog, média participatif créé après les révoltes de 2005, ne connaît que trop bien les errements du traitement journalistique des quartiers populaires. Depuis deux décennies, il a observé les médias ne rien changer ou presque de leurs pratiques. Pour lui, les sources policières continuent d’être le principal point d’accès vers les quartiers populaires et la voix de leurs habitants et habitantes ne trouve toujours aucun espace d’expression dans l’espace médiatique. Au point que cette manière de faire soit devenue tristement ordinaire. Entretien.
Mediapart : Comment les médias traitent-ils des quartiers populaires ?
Nordine Nabili : Pour l’expliquer, il faut revenir à la façon dont les journalistes sont formés en France. Dans les écoles de journalisme, les quartiers populaires ne font pas l’objet d’un intérêt spécifique, contrairement à d’autres sujets comme l’économie, la politique ou la culture. Très tôt, ils échappent donc à l’attention des jeunes journalistes et ne sont pas dans leurs radars. Dans les rédactions, ces territoires sont aussi la chasse gardée de deux rubriques, la police et la justice.
De fait, les quartiers populaires sont traités uniquement sous le prisme de la délinquance et du crime, autrement dit de ce qui ne va pas. Et lorsqu’une population est perçue comme déviante, le réflexe du journaliste consiste à ignorer sa parole et à appeler la préfecture de police plutôt qu’un sociologue.
Ensuite, les quartiers populaires sont des territoires de relégation, majoritairement peuplés par les vagues successives d’immigration. Pour les journalistes, qui se sont souvent rêvés en train de parcourir le monde, traiter de la précarité en banlieue n’est pas valorisant d’un point de vue professionnel, alors que couvrir la pauvreté ou la misère à l’autre bout du monde s’avère plus gratifiant. Cela s’explique aussi par le fait qu’un sujet sur le quotidien des habitants d’un quartier populaire ne fera jamais la une d’un magazine ou l’ouverture d’un journal télévisé.
Certains médias s’en sortent parfois en y consacrant un hors-série ou une émission spéciale, mais le quotidien des quartiers populaires n’est pas traité. Alors que l’essence du journalisme, qui vient du latin diurnus signifiant journalier, est de montrer l’ordinaire.
Pourquoi les médias, lors des épisodes de révolte des quartiers populaires, s’intéressent-ils moins aux origines de la colère qu’à son expression ?
En réalité, c’est surtout la télévision qui ne s’intéresse qu’à ce qui brûle, la radio et la presse écrite répondant à des logiques sensiblement différentes. Par son mode de fonctionnement, la télé est incapable de raconter le « normal » de la banlieue. C’est un média d’images qui se nourrit des clichés de violence. Les chaînes d’info et les JT croient répondre à une demande, et pensent servir au public le spectacle de voitures en feu et de vitrines brisées qu’il est venu chercher.
De temps en temps, histoire de donner l’illusion d’un traitement équilibré, on diffuse un sujet sur une entrepreneuse qui a monté une affaire à succès, en la présentant comme une miraculée, alors que son histoire est tout à fait banale et n’aurait intéressé personne si elle n’avait pas grandi dans une cité. De toute façon, les spectateurs n’en retiendront rien, cette information étant noyée sous la masse de sujets racontant la déviance dans les quartiers. Ce faisant, ces médias manquent à leur devoir d’exigence et de réalité, et donnent l’image d’une banlieue sans nuances, monolithique et homogène.
De plus, la télévision s’autorise à maltraiter les quartiers populaires parce qu’elle sait qu’elle n’aura à s’en défendre devant personne. Les quartiers n’ont pas d’attaché de presse ou d’avocat susceptibles de veiller à leurs intérêts, contrairement aux institutions politiques ou aux entreprises, pour lesquels chaque mot est pesé.
Pourquoi la violence contestataire des jeunes de quartiers populaires est systématiquement délégitimée dans les médias ? Pourquoi ne reconnaît-on pas aux émeutes un caractère politique ?
À force de tourner en boucle sur les règlements de compte et les rixes entre bandes, la télévision colle aux quartiers populaires une image de violence. De fait, aux yeux de l’opinion, la violence devient banale en banlieue. En réalité, la colère des jeunes de quartiers populaires se manifeste par la violence parce qu’elle n’a pas d’espace médiatique ou politique où s’exprimer. Ni les médias ni les partis, lieu où se canalise d’ordinaire la violence politique, ne jouent leur rôle.
Pourquoi ne traite-t-on pas de la violence contestataire dans les quartiers populaires comme on le fait pour les agriculteurs ou les groupes indépendantistes corses ou basques ? Pourquoi n’y a-t-il que la colère des jeunes de banlieue que l’on réduit à son expression violente ? On essentialise les 5,4 millions d’habitants que comptent les quartiers populaires alors que les pillages et les dégradations ne sont le fait que d’une minorité.
Certes, l’expression politique dans les banlieues est moins organisée qu’ailleurs. Pourtant, il a existé et il continue de s’inventer des tentatives d’organisation politique, contre l’échec scolaire, les violences policières ou pour l’insertion professionnelle. Même si elles ont été absorbées par les partis traditionnels, comme ce fut le cas de la marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, rapidement reprise en main par le Parti socialiste.
Comment changer le regard que les médias, et in fine le public, portent sur les quartiers populaires ?
L’incapacité de la presse à saisir les dynamiques politiques à l’œuvre dans les banlieues populaires résulte en partie de la sociologie des rédactions. Comme les journalistes ne se déplacent pratiquement jamais dans les quartiers, leur perception de ces territoires est fondée sur des préjugés. D’où la nécessité d’introduire de la diversité dans les rédactions et de recruter des journalistes qui ont grandi dans ces quartiers, mieux placés pour les raconter. C’est toute la réflexion qui a présidé à la création du Bondy Blog, un média qui raconte les quartiers populaires par ceux qui y vivent. Il faut étendre cette expérience de coproduction de l’information aux grands médias généralistes.
Les pouvoirs publics ont aussi leur rôle à jouer. L’image et le traitement éditorial des quartiers populaires sont aussi des leviers au service de la cohésion sociale. Le ministère de la culture peut conditionner ses aides à la presse à des pratiques éditoriales renouvelées sur ces questions et peut exiger plus d’innovation et d’engagement sur ces questions. Il doit soutenir les médias alternatifs pour consolider leur démarche.
L’Arcom [Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique – ndlr], gendarme de l’audiovisuel, doit avoir la main plus lourde pour sanctionner les programmes ou les chaînes qui contribuent à la diffusion de discours de haine. On pourrait aussi reproduire l’expérience des antennes locales de France Télévisions aux quartiers populaires.
Yunnes Abzouz