Mesurera-t-on un jour l’ampleur de la répression qui s’est abattue contre la jeunesse des quartiers populaires il y a un mois ? Depuis l’explosion de colère en réaction à la mort de Nahel, 17 ans, tué à bout portant par un policier le 27 juin à Nanterre (Hauts-de-Seine), pas une semaine ne se passe sans un nouveau récit de violences policières. Un homme de 27 ans qui meurt à Marseille ; un autre, âgé de 25 ans, toujours dans le coma en Meurthe-et-Moselle ; un adolescent de 15 ans éborgné en Essonne, etc.
Au fil des récits et des images de ces jeunes hommes aux visages fracassés commencent à se dessiner, comme une mosaïque, les conséquences de la semaine de révoltes qui s’est étalée du 27 juin au 5 juillet.
À ce jour, le tableau des victimes de violences policières, qui ne fait l’objet d’aucun commentaire officiel, reste forcément parcellaire et incomplet. Comme lors des « gilets jaunes », les cas remontent progressivement à la surface, les uns après les autres, faute d’institutions, d’organisations politiques, de structures syndicales ou d’associations capables de faire rapidement le lien entre toutes les victimes, ou même de les encourager à prendre la parole, à s’organiser en collectif, à s’adjoindre les services d’avocats ou à solliciter des médias.
Il n’en reste pas moins que ce bilan, très provisoire, donne un premier aperçu de la brutalité extraordinaire qui s’est abattue en quelques jours dans plusieurs villes françaises.
Des policiers du Raid déployés pour du maintien de l’ordre à Lille, le 30 juin 2023. © Photo Kenzo Tribouillard / AFP
• Mehdi, 21 ans, éborgné par un tir policier à Saint-Denis, dans la nuit du 28 au 29 juin
Mehdi a perdu l’usage de son œil droit après avoir été touché par un tir de lanceur de balles de défense (LBD) lors d’affrontements à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) dans la nuit du 29 juin. « Ce soir-là, mon fils est parti avec un de ses amis à la Plaine Saint-Denis, près d’un parc, rue Jamin. Pas loin, il y avait des affrontements entre les jeunes et les policiers. Tout le monde courait et Mehdi a voulu rentrer, mais il s’est retrouvé seul face aux forces de l’ordre », a témoigné auprès de Mediapart le père de la victime, Rachid, 51 ans. D’après le récit de ce dernier, un policier aurait alors « mis en joue » Mehdi avant de « lui tirer dessus au LBD ».
À la suite de la plainte déposée par l’avocate de la victime, Me Lucie Simon, le parquet de Bobigny a ouvert, jeudi 20 juillet, une enquête préliminaire pour « violences volontaires ayant entraîné une infirmité permanente », avec les circonstances aggravantes qu’elles ont été commises par des personnes dépositaires de l’autorité publique (PDAP) avec arme (en l’occurrence un LBD), un crime passible de quinze ans d’emprisonnement. Les investigations ont été confiées à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).
• Nathaniel, 19 ans, éborgné à Montreuil dans la nuit du 28 au 29 juin
Tout juste bachelier, Nathaniel sortait d’un anniversaire, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), lorsqu’il a été pris dans une charge policière. « On a descendu la rue sans se méfier. On a vu des jeunes qui auraient pu être des émeutiers et plus loin une voiture de police secours arrêtée [...] Je suis plutôt quelqu’un qui se laisse intimider alors j’ai dit à mon copain qu’il fallait mieux qu’on rebrousse chemin. Le temps de se retourner, les policiers avaient jeté des lacrymogènes qui formaient comme un mur blanc. On est repartis dans l’autre sens. On a voulu s’abriter dans un renfoncement à l’entrée d’un bâtiment et là, ça a été très vite », a raconté le jeune homme à Radio France et Libération.
Victime de sept fractures au visage, Nathaniel a perdu l’usage de son œil droit. Il ne sait pas quelle arme a été utilisée. Sa mère, ancienne cadre administrative dans la police nationale, l’a encouragé à porter plainte. Son avocat, Me Arié Alimi, a indiqué qu’une enquête préliminaire, confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), a été ouverte.
• Aimène, 25 ans, dans le coma à Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle), le 30 juin
Un mois après, Aimène se trouve toujours dans le coma. D’après les témoignages de ses proches recueillis par Le Monde, ce jeune homme aurait été touché à la tête par un « bean bag », une munition tirée par un policier du Raid, unité mobilisée dans plusieurs villes françaises, dont Mont-Saint-Martin, ville de 10 000 habitant·es en Meurthe-et-Moselle. Dans le quartier où a eu lieu le drame, des habitants ont raconté au Monde avoir été « pris pour cible » par des membres du Raid, alors qu’ils ne participaient pas aux émeutes, décrivant cette nuit comme « terrifiante ». « Des jeunes m’ont dit que ça tirait à tout-va », a aussi témoigné auprès de l’AFP Serge de Carli, le maire de Mont-Saint-Martin (divers gauche).
La procureure de la République au tribunal judiciaire de Val de Briey a dans un premier temps ouvert une enquête en flagrance pour « violences avec arme par personne dépositaire de l’autorité publique », confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Le parquet de Val de Briey s’est ensuite dessaisi, au vu de la « complexité des faits », au profit de celui de Nancy et une information judiciaire a été ouverte. L’avocat de la famille d’Aimène, Me Yassine Bouzrou, vient de demander le dépaysement de l’affaire, en dénonçant le refus des juges d’instruction de lui donner accès au dossier.
• Virgil, 24 ans, éborgné à Nanterre dans la nuit du 29 au 30 juin
Ancien militaire, Virgil « ne comprend pas pourquoi on lui a tiré dans l’œil, sans raison aucune ». D’après son récit, révélé par Blast, il marchait dans une rue de Nanterre aux alentours de minuit après avoir participé à la marche blanche en hommage à Nahel, le 29 juin, quand il a été pris à partie par un groupe de policiers, qui lui auraient dit « casse-toi », avant de recevoir quelques instants plus tard un projectile au niveau de l’œil gauche, a-t-il indiqué dans sa plainte. Selon son avocat, Me Arié Alimi, Virgil ne pourra jamais récupérer l’usage de son œil.
Une enquête, confiée à l’IGPN, a été ouverte par le parquet de Nanterre le 7 juillet, jour du dépôt de sa plainte.
• Abdelkarim, 22 ans, éborgné à Marseille, dans la nuit du 30 juin au 1er juillet
À Marseille, Abdelkarim a lui aussi perdu l’usage de son œil gauche alors qu’il passait près d’un groupe de policiers. D’après son récit à Mediapart, il marchait alors « seul » en centre-ville, pour se rendre chez un ami qui habite à 150 mètres. « Les gens qui cassaient des trucs étaient loin. Il n’y avait personne, juste les policiers », a-t-il aussi expliqué en se remémorant les circonstances du drame. « J’ai marché vers eux pour tourner dans la ruelle et rejoindre mon collègue, poursuit-il. Ils m’ont laissé avancer. Ils n’ont rien dit du tout. J’ai vu un policier en train de me viser mais je n’ai pas remarqué qu’il allait me tirer dessus, je n’ai pas caché mon visage. Quand j’ai voulu tourner, ils m’ont tiré dessus. »
D’après le jeune homme, les policiers se trouvaient dans des véhicules du Raid, unité également mobilisée ce soir-là à Marseille. Une enquête préliminaire a été ouverte à la suite de la plainte déposée par son avocat, Me Arié Alimi, pour « violences volontaires en réunion ayant entraîné une mutilation définitive ou une infirmité permanente, par personne dépositaire de l’autorité publique, avec arme » et « tentative d’homicide volontaire ».
• Mohamed, 27 ans, cousin d’Abdelkarim, tué à Marseille, dans la nuit du 1er au 2 juillet
Mohamed, cousin germain d’Abdelkarim, a quant à lui succombé à ses blessures, le lendemain. Alors qu’il s’était arrêté à scooter dans le centre-ville, il est mort d’une crise cardiaque probablement causée par un impact de LBD en pleine poitrine.
À l’hôpital, les médecins qui l’ont examiné ont constaté deux impacts « en cocarde » de 4,5 cm de diamètre, évocateurs d’un « flash-ball » (aujourd’hui remplacé par le LBD) : l’un sur l’intérieur de sa cuisse droite, l’autre sur son thorax, côté gauche. D’après l’autopsie, ce « commotio cordis » (choc sur le cœur) a probablement causé la crise cardiaque qui a emporté ce jeune homme de 27 ans, sans antécédents médicaux.
Le 4 juillet, le parquet de Marseille a ouvert une information judiciaire pour « coups mortels » avec arme, confiée à la police judiciaire et à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Dans un communiqué, il jugeait alors « probable » que le décès ait été causé « par le tir d’un projectile de type “flash-ball” », qui « a entraîné un arrêt cardiaque ». Les investigations sont toujours en cours pour déterminer les circonstances exactes du décès.
• Hedi, 22 ans, « laissé pour mort » à Marseille, dans la nuit du 1er au 2 juillet
Le soir de la mort de Mohamed, Hedi a été touché par un tir de LBD qui lui a causé un grave traumatisme crânien. Ce jeune homme de 22 ans, dont le témoignage est devenu viral ces derniers jours, a aussi indiqué avoir avoir été « tabassé » par un groupe de policiers de la BAC, avec plus de 60 jours d’arrêt de travail à la clef.
Quatre fonctionnaires de police ont été mis en examen le 21 juillet par un juge d’instruction pour « violences volontaires en réunion, par personne dépositaire de l’autorité publique, avec arme, ayant entraîné une ITT supérieure à 8 jours ». L’un d’eux a même été placé en détention provisoire, ce qui a provoqué l’ire des syndicats de police, mais aussi du directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux.
« Je suis contente qu’ils les aient arrêtés, ça va dans le bon sens », réagissait auprès de Mediapart Leila, la mère de Hedi, après les mises en examen. « J’imagine qu’ils ont dû avoir des éléments grâce aux caméras. On a confiance en la justice. Mais j’ai dit à Hedi et à son ami Lilian de se préparer à être attaqués, à ce que certains aillent chercher la moindre petite broutille. »
• Jalil, 15 ans, éborgné par la police pendant les révoltes à Chilly-Mazarin, dans la nuit du 1er au 2 juillet
La tête baissée, l’air encore perdu, Jalil a décidé de témoigner dans StreetPress, mardi 1er août. Cet adolescent a 16 ans. Il en avait 15 quand il a perdu l’usage de son œil droit, un mois plus tôt.
Malgré le couvre-feu instauré par le maire divers-gauche de la ville, Jalil sort rejoindre un ami aux alentours de 22 h 30, dans la nuit du 1er au 2 juillet. « Je n’avais aucune envie de casser quoi que ce soit, on a juste l’habitude de se retrouver là avec mes potes », témoigne-t-il. Le jeune homme explique ensuite s’être retrouvé dans un groupe d’une dizaine de personnes avec « un plus grand que [lui qui a] allum[é] un mortier et commenc[é] à viser les CRS » présents sur place. Jalil dit s’être retrouvé sur la ligne de tir. Ensuite : « J’ai des flashs, comme si j’avais perdu connaissance et que je me réveillais 20 mètres plus loin en train de courir. Je ne sentais plus rien. »
Une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet d’Évry le 4 juillet pour « violences volontaires commises par une personne dépositaire de l’autorité publique ».
À la date du 24 juillet, Emmanuel Macron, qui préférait insister sur les « 900 blessés » parmi les forces de l’ordre, livrait au passage les chiffres suivants : « 28 enquêtes lancées par l’IGPN, la police des polices, et l’IGGN, l’Inspection générale de la gendarmerie nationale ». Dernier bilan disponible à ce jour.
Antton Rouget
Mediapart continue d’enquêter sur d’autres cas non évoqués dans cet article, en recueillant les paroles de victimes, recoupant les récits, recherchant des témoins... Pour tout témoignage ou vidéo, la rédaction peut être contactée via le service abonné·es ou sur l’adresse violencespolicieres mediapart.fr.
Boîte noire
Cet article n’a pas la prétention de dresser un état des lieux complet des violences policières qui ont été commises après la mort de Nahel. Néanmoins, il nous paraissait important de rassembler les cas les plus graves qui ont été médiatisés ces dernières semaines, comme nous avions pu le faire au moment des gilets jaunes avec le dispositif « Allô Place Beauvau » du journaliste David Dufresnes (à retrouver ici).