Sans le pétrole, parlerait-on aujourd’hui de la « dynastie Bongo » ? Probablement pas. L’histoire de cette famille qui a régné pendant 56 ans et occupé toutes les sphères de l’État du Gabon est intimement liée à celle de l’argent de l’or noir : celui qui a coulé à flots pendant des décennies et auquel Elf puis Total ont eu un accès privilégié.
Au départ, tout commence avec Jacques Foccart, conseiller de l’Élysée pour les affaires africaines et malgaches de 1959 à 1974. Nous sommes en 1965 et le président du Gabon, Léon Mba, placé au pouvoir par la France, est mal en point, malade. Foccart et le général de Gaulle lui cherchent un successeur, qui sera chargé de veiller sur les intérêts de la France dans le secteur pétrolier, mais aussi minier et forestier du Gabon.
Jacques Foccart finit par jeter son dévolu sur Albert-Bernard Bongo, 32 ans, directeur de cabinet de Léon Mba. Au début, il n’est pas vraiment convaincu par cet ancien officier de l’armée française spécialisé dans le renseignement. Albert-Bernard Bongo est « un jeune autoritaire, qui sait ce qu’il veut, qui aurait de la fermeté, mais pas la capacité à gouverner », estime-t-il.
Le conseiller de l’Élysée pour les affaires africaines, Jacques Foccart, accueille le président gabonais Omar Bongo, le 15 novembre 1973 à Paris. © Photo AFP
Ce jugement révisé, les hommes de Foccart, dont l’ambassadeur de France à Libreville, Maurice Delauney, font modifier la Constitution gabonaise pour que le jeune Bongo succède à Léon Mba lorsque ce dernier meurt d’un cancer en 1967, quelques mois seulement après une élection présidentielle vite organisée. Albert-Bernard Bongo commence ainsi par terminer le mandat du défunt président qui court jusqu’en 1974.
La manne de l’or noir
Albert-Bernard Bongo, qui devient Omar Bongo Ondimba après s’être converti à l’islam au début des années 1970, arrive au pouvoir alors que la production pétrolière et ses revenus ne cessent d’augmenter, au point que le Gabon devient l’un des premiers producteurs africains.
Grâce à cette manne, Omar arrose tout le monde : les partis politiques français, une partie de l’opposition et sa famille. Quand il le faut, l’argent du pétrole lui donne aussi les moyens de tout verrouiller sur le plan sécuritaire. Il a tout de même besoin du soutien militaire de la France lorsqu’il se trouve confronté à des mouvements de protestation en 1990, après la mort d’un opposant, et en 1993 après une élection présidentielle frauduleuse.
Entre Paris et lui, les liens sont quasi indéfectibles : il place son argent dans les banques françaises, se constitue un patrimoine immobilier substantiel en France, les entreprises tricolores exercent de nombreux monopoles dans son pays, les militaires français conservent une base militaire importante à Libreville, etc. Il est devenu un pilier sûr de la Françafrique et tout le monde est content. « L’Afrique sans la France, c’est une voiture sans chauffeur. La France sans l’Afrique, c’est une voiture sans carburant », dit-il à Libération en 1996.
Avec son Parti démocratique gabonais (PDG), créé en 1968 et parti unique jusqu’en 1990, il s’organise pour se constituer une large clientèle, à la fois politique et administrative, parmi les cadres des différentes régions du Gabon, et fait en sorte que les ambitions financières et politiques des uns neutralisent celles des autres. Le pays a l’avantage d’être grand mais peu peuplé (2,3 millions d’habitant·es aujourd’hui) et donc plus facile à contrôler, sans doute.
Richesse familiale
Omar Bongo a aussi la particularité de construire une kyrielle d’alliances matrimoniales, élargissant toujours plus le cercle familial : il a plusieurs dizaines d’enfants – il en a reconnu une cinquantaine, dont plusieurs qu’il a adoptés. Il va même au-delà des frontières gabonaises pour agrandir la famille : il épouse en 1990 la fille du président du Congo voisin, Denis Sassou-Nguesso, avec laquelle il a deux enfants.
Omar Bongo et son épouse Patience Dabany (à gauche) avec leur fils Ali Bongo à Libreville en juillet 1977. © Photo Frilet / Sipa
Certains de ses rejetons occupent des positions stratégiques autour de lui : son fils Ali est ministre de la défense au moment de sa mort, en 2009, sa fille Pascaline est sa directrice de cabinet, Christian, un autre fils, est directeur de la Banque gabonaise de développement, etc.
Une partie d’entre eux font des affaires et la famille devient peu à peu actionnaire d’une multitude d’entreprises gabonaises et étrangères implantées au Gabon, comme l’a montré l’affaire Delta Synergie. Plusieurs de ses ex-compagnes sont également installées au cœur de l’État, dont Marie-Madeleine Mborantsuo, présidente de la Cour constitutionnelle depuis sa création, en 1991 (elle l’est toujours).
Pendant toutes ses décennies au pouvoir, la famille Bongo devenue richissime et la bourgeoisie qui l’entoure évoluent dans l’opulence, confondant caisses publiques et personnelles. Champagne millésimé à gogo, belles cylindrées, villas cossues, week-ends « shopping » à Paris et ailleurs, études à l’étranger pour les plus jeunes, check-up de santé réguliers dans les meilleurs hôpitaux à l’extérieur pour les plus âgés : ce petit milieu, qui se retrouve aussi dans les loges franc-maçonnes, vit dans une parfaite insouciance.
Pendant ce temps, la majorité des Gabonais regardent, sans profiter de rien, réduits au silence quand ils essaient de contester l’ordre établi par la dynastie. Aujourd’hui, près de 40 % de la population gabonaise vit sous le seuil de pauvreté et le taux de chômage atteint 37 %, alors que le PIB est élevé par rapport à la moyenne africaine. Le pays s’est même de plus en plus appauvri au fil des années.
Guerres intestines
Mais tout ne dure pas éternellement. L’empire familial se fracture en partie en 2009 après le décès du patriarche Omar. Ali et Pascaline se disputent pour prendre la suite et c’est finalement Ali qui remporte le morceau. Grâce au savoir-faire électoral du Parti démocratique gabonais en matière de trucage, au soutien de la présidente de la Cour constitutionnelle mais aussi de Paris, il devient président.
Ali Bongo, Omar Denis Junior Bongo, Yacine Bongo et Pascaline Bongo lors de funérailles d’Omar Bongo à Libreville le 15 juin 2009. © Photo Issouf Sanogo / AFP
L’épine dorsale de la famille ayant disparu, les relations intra-dynastie se dégradent. Ali n’a pas la souplesse et l’assurance de son père. Des guerres intestines ne cessent de pourrir l’ambiance. Si le président Ali conserve près de lui certains de ses frères et cousins, d’autres sont écartés. Au milieu de tout ça : l’argent, bien sûr. Une partie de la fratrie accuse Ali de vouloir s’octroyer la plus grosse part de l’héritage d’Omar, soit un énorme patrimoine financier et immobilier.
Réélu dans des conditions douteuses en 2016, Ali Bongo ne se met pas seulement à dos une partie des Bongo. Paris, qui l’a aidé dans sa conquête du pouvoir, finit par le voir d’un mauvais œil lorsqu’il remet en cause des intérêts français. Un exemple : en 2014, Total, alors second producteur de pétrole du Gabon derrière Shell, reçoit un avis de redressement fiscal de 585 millions d’euros.
L’accident vasculaire cérébral dont est victime Ali en 2018, et qui l’a considérablement affaibli, rétrécit davantage le noyau familial qui l’entoure : il est depuis surtout question de son épouse, Sylvia, et de leur fils, Noureddin Bongo Valentin. L’un et l’autre passent pour les véritables dirigeants du pays. Noureddin, 31 ans, a été entre 2019 et 2021 le « coordinateur général des affaires présidentielles » avant de devenir le « conseiller stratégique » de son père.
Libreville bruisse depuis quelques années de rumeurs multiples lui prêtant des ambitions présidentielles. Une plainte déposée en 2020 en France par deux ressortissants français, dont un ancien directeur de cabinet d’Ali Bongo, dont il a été très proche, l’accuse d’avoir orchestré une opération de règlements de comptes personnels et politiques, qui a conduit plusieurs personnalités en prison.
Mercredi 30 août, tout s’est arrêté pour ce jeune homme, qui a quasiment l’âge de son grand-père quand celui-ci est arrivé au pouvoir : il a été placé en détention, ainsi que plusieurs de ses proches qui occupaient des postes clés, par les militaires qui ont pris la tête de l’État. Son père, lui, est en résidence surveillée.
D’Omar à Noureddin, le destin de la dynastie Bongo semble avoir pris un tournant. L’argent du pétrole, lui, va continuer de couler. Au profit de qui ?
Fanny Pigeaud