Dans ce pays, la dictature la plus puissante n’est pas celle du parti de l’Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique (Zanu-PF) [fondé en 1963]. Bien que celui-ci réprime de manière impitoyable depuis quarante ans les partis d’opposition en semant la peur dans les esprits de ceux qui aspirent à prendre les rênes politiques du pays, ni l’ancien président Robert Mugabe [1987-2017], ni l’actuel président Emmerson Mnangagwa [élu en 2017], ni aucun de leurs collaborateurs ne représentent une menace existentielle aussi importante pour les Zimbabwéens que la dictature la plus influente actuellement dans le pays : l’Église [ce terme générique désigne essentiellement les Églises protestantes et évangéliques].
L’Église jouit d’une autorité effrayante, quasi despotique, qu’elle utilise pour faire la pluie et le beau temps en matière de droits de l’homme. De même que les régimes totalitaires modernes font valoir la puissance de leur armée pour tenir leurs sujets à carreau, l’Église brandit la menace de la damnation
Ainsi, au moment de l’arrivée du vaccin anti-Covid-19, en 2020, [le prédicateur] Emmanuel Makandiwa [autoqualifié de “prophète”, il dirige l’Église internationale de la famille unie, d’obédience chrétienne évangélique, et un réseau d’églises à Harare, la capitale] a affirmé haut et fort que le vaccin était la “marque du diable”, et que toute personne le recevant serait condamnée au châtiment éternel, conformément à ce que prophétise le livre de l’Apocalypse.
Incontournable en période électorale
En outre, de la même manière que les dictateurs étouffent le discours en contrôlant les médias, l’Église empêche toute possibilité de changement en contrôlant l’échiquier politique et en faisant d’elle-même une actrice incontournable de toute période électorale.
Les conséquences d’une telle situation sont énormes : depuis l’indépendance, il n’y a jamais eu de débat politique digne de ce nom sur les questions relatives aux droits de l’homme, en particulier sur le mariage entre personnes du même sexe, ou sur le droit à l’avortement ainsi qu’à d’autres services de santé reproductive.
Dans ces circonstances, le rôle de l’Église consiste à s’en prendre à toute institution – politique ou non – qui ose soulever ces questions sur la place publique. De l’existence de ce genre de terrains d’entente dépend la vie ou la mort de nombreux groupes défavorisés au Zimbabwe et dans le monde entier, mais, de par son poids, l’Église entrave toute tentative visant à en trouver.
À cause de l’influence exercée par l’Église sur de nombreux Zimbabwéens, les acteurs politiques n’osent pas s’opposer à ses déclarations, de peur d’être condamnés pour cela et de perdre le soutien de leur électorat. De son côté, comme elle est censée incarner le droit chemin, l’Église n’a pas de compte à rendre concernant les opinions exprimées par ses dirigeants.
Par ailleurs, elle présente la spécificité de servir de soutien à la Zanu-PF, laquelle défend des idéaux en majorité conservateurs. En somme, au Zimbabwe, l’Église constitue un obstacle au changement de régime nécessaire pour mener le pays à la réussite. Avec une élection cruciale qui se profile à l’horizon dans quelques mois [le 23 août], l’ombre de cet obstacle plane de façon plus menaçante que jamais.
Une réprobation véhémente
La dictature de l’Église a un énorme impact sur la population. Les homosexuels, par exemple, sont des cibles extrêmement vulnérables, victimes de violence et d’exclusion dans leur communauté. Ils sont aussi particulièrement vulnérables aux maladies et infections sexuellement transmissibles faute de soins de santé prévus pour eux.
Quand des organisations comme celle regroupant les gays et lesbiennes du Zimbabwe (Gays and Lesbians of Zimbabwe) s’avisent de réclamer davantage de protection, cela déclenche un concert de protestations au sein de l’Église, qui, bien souvent, les stigmatise, avec force référence à la décadence morale, à un prétendu déclin des valeurs familiales et, dans le pire des cas, à une maladie mentale.
De même, les tentatives de la société civile de codifier et de protéger les droits des citoyens en matière de sexualité et de procréation se heurtent à la réprobation véhémente de l’Église. Ainsi, en 2021, 22 associations ont adressé une requête au Parlement pour lui demander d’abaisser la limite d’âge permettant d’accéder aux services de santé sexuelle et reproductive. Mais les opposants à cette initiative ont dénoncé son caractère “profondément contraire aux bonnes mœurs du Zimbabwe”, lesquelles sont fondées sur de “vieilles valeurs culturelles et chrétiennes”.
Lorsqu’elle a fourni un compte rendu de ses consultations avec les dirigeants religieux, la commission parlementaire chargée d’examiner cette requête a présenté la religion chrétienne comme “la solution” au problème soulevé, et a estimé que la requête ouvrait la voie à d’autres problèmes, notamment “l’exploitation des enfants, les droits sans responsabilité, ou l’asservissement spirituel”.
Finalement, le document a disparu dans les arcanes de la bureaucratie parlementaire. Un an plus tard, la Cour constitutionnelle a décidé à l’unanimité de porter à 18 ans la limite d’âge permettant d’accéder à ces services.
L’alliance conservatrice du sabre et du goupillon
Un exemple encore plus affreux de cette alliance contre nature entre l’Église et l’État au Zimbabwe nous est donné par un système de blanchiment d’argent récemment mis au jour, qui avait cours sous les yeux des autorités.
Sous la houlette du prophète autoproclamé Uebert Angel, l’ambassadeur itinérant du gouvernement zimbabwéen, des millions de dollars ont en effet été blanchis par celui-ci. Pour ce faire, il utilisait son statut d’ambassadeur plénipotentiaire pour passer à travers les mailles des systèmes de sécurité gouvernementaux.
À noter que c’est dans le cadre d’une série de nominations à tout va que le prophète Angel a été nommé ambassadeur, en 2021. Le président Emmerson Mnangagwa a surtout attribué ces postes à des chefs religieux très en vue, connus pour leur train de vie et leurs prêches en faveur de l’Évangile de la prospérité.
Ces nominations ont permis à son gouvernement de bénéficier de l’aval permanent de l’Église, et d’un lien avec une base de plusieurs millions d’électeurs chrétiens. Ainsi, Emmerson Mnangagwa et son équipe ont les coudées franches, forts qu’ils sont de l’appui des “hommes de Dieu”. L’un d’entre eux a des talents de prophète qui lui permettent même de prédire les résultats de la Premier League anglaise et de deviner la couleur des sous-vêtements des fidèles…
En contrepartie, le prophète Angel a amassé un beau petit pécule. Grâce à cela, il a également pu s’affranchir de toute critique et de toute responsabilité, à l’instar du gouvernement du Zimbabwe.
À ce jour, il semblerait qu’il n’ait toujours pas eu à répondre de ses actes. Tout cela pour une raison très simple : la majorité de la communauté chrétienne a choisi soit de le défendre, soit de fermer les yeux sur ses péchés. On pouvait s’y attendre, tout comme on pouvait s’attendre la position de l’Église par rapport à l’avortement et aux LGBTQI.
Dans ces circonstances, on peut avoir tendance à dénoncer le mauvais rôle que joue l’Église. Pourtant, sa présence dans le monde politique n’a pas que des effets négatifs. Ainsi, la Commission catholique pour la justice et la paix a été la première organisation à reconnaître officiellement le Gukurahundi, un génocide perpétré de 1982 à 1987 [par l’armée zimbabwéenne], au cours duquel des milliers de Ndébélés [peuple d’Afrique du Sud et du Zimbabwe] ont trouvé la mort.
De même, la Commission Justice et Paix des évêques du Zimbabwe participe à la collecte d’informations visant à amorcer un débat sur la violence et les violations des droits de l’homme au Zimbabwe, un travail extrêmement important pour faire avancer la cause de la justice sociale dans le pays. Mais il convient de remarquer que, dans ces deux cas, il s’agit de sujets qui ne portent pas atteinte au dogme chrétien.
Dévoiler le rôle de la religion
La conclusion que l’on peut tirer d’une telle situation est très simple : si l’on veut que le Zimbabwe s’oriente vers plus de progressisme et de dialogue en politique, le rôle de l’Église doit évoluer dans le même temps. Il y a fort peu de chances qu’elle devienne un jour un acteur totalement apolitique dans quelque pays que ce soit.
Dans le cas du Zimbabwe, son intégration politique doit être totale, et doit s’appuyer sur une responsabilisation accrue des autorités religieuses zimbabwéennes. De même que des figures politiques peuvent être mises en cause pour leurs opinions, l’Église doit pouvoir être tenue responsable de sa rhétorique dans l’espace politique.
Une telle évolution est portée par un nombre croissant de personnes. Les réseaux sociaux jouent un rôle central en la matière. Toutefois, dans les zones rurales, il est plus difficile de se connecter aux réseaux sociaux, et l’influence de la religion y est plus forte qu’ailleurs dans le pays.
C’est pourquoi, un travail d’éducation sur le rôle de l’Église et les limites de son autorité doit être fait auprès de la population. Il sera déterminant pour donner aux gens le courage d’aller à l’encontre des dogmes religieux. Mais, pour l’instant, il existe fort peu d’initiatives de ce genre. Pour amorcer ce changement si nécessaire, il serait bon de disposer de moyens pour favoriser le dialogue au sein des différents courants religieux.
Ce sont d’abord aux personnes pour lesquelles et par lesquelles l’Église existe que revient la mission d’entreprendre des changements dans le rôle de l’Église. Le peuple tunisien a déchu le président Zine El-Abidine Ben Ali de son autorité lors de la “révolution du jasmin” de janvier 2011. Les femmes d’Iran continuent d’abattre les murs qui entourent la République islamique extrémiste. De la même manière, le peuple zimbabwéen a le pouvoir d’ôter le voile de vertu dans lequel se drape l’Église pour se protéger des critiques et s’exonérer de toute responsabilité.
À l’approche des prochaines élections, les questions cruciales qui se posent rendent ce travail d’excoriation d’autant plus nécessaire. Il ouvrirait des espaces politiques permettant aux Zimbabwéens d’avoir un meilleur jugement sur un certain nombre de questions controversées lorsqu’ils se rendront aux urnes, dans quelques mois.
Mais avant toute chose, les Zimbabwéens doivent se mettre à considérer l’Église pour ce qu’elle est, à savoir une institution comme les autres, qui a des intérêts directs dans les affaires du pays. Comme n’importe quelle autre institution, nous ne devons pas hésiter à la contester, à la remettre en question et à la critiquer, pour le propre bien de l’Église et celui du peuple zimbabwéen.
Job Tapera
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