Près de quatre-vingts ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Chine et le Japon continuent de s’affronter sur la mémoire du conflit, chacun mettant l’accent sur sa propre victimisation et veillant à ce que cette fracture soit transmise à la génération suivante. Dans la vision classique de la guerre, le Japon est l’ennemi par excellence de la Chine. Aussi l’histoire de la librairie Uchiyama, une librairie japonaise du Shanghai en temps de guerre fréquentée à la fois par les lettrés chinois et japonais, a-t-elle quelque chose d’une anomalie.
De 1917 à 1945, la librairie Uchiyama a été tenue à Shanghai par un couple de chrétiens japonais, Kanzo et Miki Uchiyama. Elle avait été fondée par Miki Uchiyama, qui vendait à l’origine des livres sur le christianisme, tandis que son mari, Kanzo, commercialisait des gouttes pour les yeux pour une société pharmaceutique japonaise. En dépit des tensions qui ne cessaient de croître entre le Japon et la Chine dans les années 1920 et 1930 [l’invasion japonaise de la Mandchourie a lieu en 1931, et le Japon y maintiendra un État fantoche de 1932 à 1945], la librairie Uchiyama a prospéré, servant des clients tant japonais que chinois. En 1937, un rapport du gouvernement japonais, qui analysait la circulation des livres japonais et l’apprentissage du japonais en Chine, constatait que si les autres librairies japonaises de Shanghai étaient essentiellement fréquentées par des Japonais, la clientèle de la librairie Uchiyama était composée de 70 % de Chinois et de 30 % de Japonais.
Marx et Engels en japonais
Cette situation était en partie due à la présence des clients japonais chrétiens d’Uchiyama, de fervents lecteurs qui avaient demandé à l’établissement d’élargir son stock afin de proposer de nouvelles publications sur davantage de sujets. Pour les clients chinois, l’attrait de la librairie Uchiyama s’expliquait par le fait qu’elle proposait les dernières publications japonaises dans des domaines comme la médecine, la politique, l’économie et le droit, ainsi que des livres et des revues de gauche dont l’accès était restreint dans la Chine des années 1930, comme les œuvres de Marx et Engels. Située dans la concession internationale, la librairie Uchiyama était à l’abri des poursuites prévues par la loi chinoise. Ces livres étaient très recherchés, en particulier par les étudiants chinois de retour de leurs études au Japon, qui lisaient des traductions japonaises d’ouvrages occidentaux.
Outre la vente de livres, la librairie Uchiyama servait de salon culturel sino-japonais fréquenté par des intellectuels chinois et japonais. Quand Kanzo a quitté l’entreprise pharmaceutique en 1930, il est devenu propriétaire de la librairie et a endossé un rôle d’intermédiaire dans les échanges culturels sino-japonais, avec l’aide de Miki. Le deuxième étage de la librairie disposait d’un espace réservé, doté d’une table et de chaises où les clients pouvaient s’attarder, boire du thé et discuter. Un groupe composé d’étudiants chinois, de résidents japonais de Shanghai et d’écrivains japonais de passage, qui se réunissait régulièrement à la librairie, a créé un magazine littéraire, Kaleidoscope.
Les visites à la librairie Uchiyama, sise sur North Sichuan Road, faisaient partie de la vie quotidienne pour des gens comme Lu Xun [1881- 1936], le père de la littérature chinoise moderne, et son contemporain Yu Dafu [1896-1945], des écrivains qui considéraient la littérature comme un instrument à même de réformer la société chinoise. Lu Xun et Yu Dafu consignaient, presque chaque jour, le moindre livre qu’ils achetaient chez les Uchiyama. À plusieurs reprises, Kanzo Uchiyama s’est arrangé pour que des écrivains chinois comme Lu Xun et Guo Moruo trouvent refuge dans la boutique alors qu’ils étaient poursuivis par le Guomindang.
Littérature et gravure sur bois
La librairie a joué un rôle essentiel dans le lancement du mouvement de la gravure sur bois moderne en Chine. Kanzo avait organisé un atelier de gravure, avec son frère Kakichi comme professeur et Lu Xun comme interprète, pour former de jeunes artistes chinois. Il orchestrait également des expositions de gravures pour présenter leur travail. Lu Xun était convaincu que les gravures étaient dotées d’un pouvoir évocateur susceptibles de réveiller la Chine mieux que ne le pourrait jamais la littérature, sachant qu’une grande partie de la population chinoise était analphabète. Plus tard, les communistes utiliseraient les gravures sur bois pour mobiliser les paysans pendant la guerre contre le Japon et pendant la guerre civile contre les nationalistes.
Quand le Japon et la Chine sont entrés en guerre à la fin des années 1930, il est devenu impossible de poursuivre les échanges culturels sino-japonais en personne à la librairie, et Uchiyama s’est donc mis à publier des livres et à donner des conférences sur la Chine devant un public japonais. Bien que la librairie Uchiyama de Shanghai ait fermé ses portes à la fin de la guerre et qu’Uchiyama soit rentré au Japon, il a continué à se consacrer sans relâche à l’amélioration des relations sino-japonaises. Après son retour en 1947, il a passé dix-sept mois à donner 800 conférences dans tout le Japon. Uchiyama a fondé l’Association de l’amitié sino-japonaise, qui a emboîté le pas au grand mouvement pacifiste d’après-guerre au Japon et a joué un rôle majeur dans le retour des dépouilles des travailleurs chinois déportés et morts au Japon, ainsi que dans le rapatriement des orphelins japonais restés en Chine. Il a également encouragé la normalisation des relations diplomatiques avec la Chine, ce qui n’était pas une tâche facile, alors que le Japon se trouvait sous occupation américaine de 1945 à 1952, puis était considéré comme un rempart contre le communisme pendant la guerre froide. Uchiyama s’est efforcé de tisser des liens plus étroits avec ses homologues chinois, en s’appuyant sur les réseaux qu’il avait établis au cours des trente ans qu’il avait passés à Shanghai.
Naoko Kato
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