La rumeur de cette rencontre a couru tardivement, sans être confirmé avant que Kim Jong Un n’ait franchi en secret la frontière dans son train blindé. La teneur des échanges entre les dirigeants russe et nord-coréen, qui ne s’étaient pas rencontrés depuis 2019, n’a pas été divulguée, mais la symbolique et le contexte permettent de s’en faire une idée, au moins partielle.
Cette rencontre affiche la volonté des deux régimes de s’engager dans une coopération active et renforcée, couvrant certainement un large éventail de questions et visant en particulier à contourner les sanctions internationales qui les frappent, du fait de l’invasion de l’Ukraine pour l’un, de ses essais nucléaires et ses tirs de missiles pour l’autre.
La proximité aujourd’hui affichée n’allait pas de soi. Pour Moscou et Pékin, le régime dynastique des Kim, de plus en plus incontrôlable, représentait un facteur d’instabilité en Asie du Nord-Est fort mal venu. Dans les années 1990s, la Russie participait aux pressions internationales visant à limiter le développement des technologies nucléaires en Corée du Nord. Conjointement à la Chine, elle a longtemps soutenu les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant les essais nucléaires nord-coréens. Ces deux pays ont cessé de le faire dès 2017.
La base de lancement du cosmodrome Vostotchny, ouverte en 2016, est un « symbole autant de la résilience technologique de la Russie que de son immense gabegie, le projet ayant englouti des milliards de dollars ». Le choix de ce lieu de rencontre, situé à 1500 km de la frontière coréenne, laisse entendre que Moscou serait prête à soutenir Pyongyang dans le domaine balistique et spatial, l’amélioration de ses capacités en ce domaine étant un objectif primordial pour Kim Jong Un. La Corée du Nord aurait en effet atteint des limites concernant tant ses programmes balistiques que les lancements de satellites à usage militaire. Elle aurait « besoin d’une expertise étrangère. » et aurait eu « droit à des explications sur le fonctionnement des nouveaux lanceurs Angara et des fusées Soyouz-2 » [1].
Autre tabou violé, la Russie (ainsi que la Chine) on cessé de condamner les menaces de frappes nucléaires brandies par Kim Jong Un - il faut dire que Poutine ne s’est pas privé de faire de même en Ukraine. En juillet dernier, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, avait été le premier représentant russe à assister, à Pyongyang, à un défilé militaire où se trouvaient des missiles nucléaires, Moscou laisse aujourd’hui entendre qu’elle pourrait contribuer à la modernisation de son arsenal. Une éventualité qui ne peut qu’inquiéter nombre de pays voisins, alors que la Corée du Nord procède régulièrement à des tirs de missiles à capacités nucléaires. Jusqu’où Moscou est-elle véritablement prête à s’engager en ce domaine ? On peut douter que Poutine permette effectivement à Kim d’importants progrès en ces domaines. Toujours est-il que l’accueil chaleureux fait au dirigeant nord-coréen constitue une menace dirigée contre Séoul et le renforcement des alliances régionales impulsées par Washington.
Interrogé sur une éventuelle aide russe pour le lancement de satellites nord-coréens, M. Poutine aurait répondu, selon les agences de presse : « C’est pour ça que nous sommes ici. Le dirigeant de la Corée du Nord montre un grand intérêt dans la technologie des fusées. Ils essaient de développer leur programme spatial. » [2]
En contrepartie, Kim pourrait fournir du matériel militaire à la Russie, à commencer par des munitions d’artilleries, dont Moscou fait une forte consommation sur le front ukrainien. La Corée du Nord tente d’augmenter leur production, ainsi que celle des drones et missiles. Dans les domaines concernés, les armements nord-coréens, initialement d’origine soviétique, devraient être compatibles avec ceux des Russes et des Chinois, mais leur qualité laisse à désirer. Pas de quoi modifier l’équilibre des forces sur ce théâtre d’opérations, mais ils pourraient être utilisés pour les bombardements imprécis de terreurs et aider Poutine à poursuivre son effort de guerre.
Cependant, les deux Corées possèdent toujours des stocks considérables d’obus, héritage de la guerre de 1950-1953. Les Etats-Unis achètent actuellement une partie de ces stocks à Séoul pour les envoyer en Ukraine, en attendant que ses industries d’armement soit à même de répondre aux besoins. La Russie pourrait bénéficier du même deal [3].
Si le décorum de la rencontre rehausse l’image de la Russie comme puissance sibérienne à la frontière chinoise (de quoi faire froncer les sourcils à Xi Jinping ? Ce dernier a visiblement d’autres chats à fouetter présentement), il permet à Kim Jong Un d’inscrire son périple dans un roman national familial. Contrairement à son père, il prend volontiers l’avion, mais il a choisi son luxueux train blindé, une légende, même si son poids considérable l’oblige à rouler à petite allure. On se croirait dans une bande dessinée du très regretté Hugo Pratt ; il ne manquait que le blizzard [4].
Par ailleurs, la Russie devrait fournir en quantité des produits agricoles à la Corée du Nord, qui en manque cruellement, ainsi que des devises (contourner les sanctions internationales coûte cher). La main-d’œuvre nord-coréenne peut revenir en nombre travailler en territoire russe, à une échelle comparable à ce qui se passait avant la pandémie Covid de 2019. Moscou en a plus que jamais besoin, compte notamment tenu des pertes militaires sur le front ukrainien et de la mobilisation de recrues. Cette main-d’œuvre immigrée bon marché bénéficie de fort peu de droits.
Dans quels autres domaines la « coopération renforcée » entre Moscou et Pyongyang va-t-elle se déployer ? Les transferts de technologies ? « Ces deux pays sont très compétents en matière de cyberguerre et de cyberespionnage : elles peuvent perturber ou briser des infrastructures clés et voler des informations gouvernementales sensibles. Le groupe de pirates informatiques Lazarus de la Corée du Nord a été identifié - grâce à un suivi minutieux des processus - comme étant responsable de vols de crypto-monnaies totalisant des dizaines de millions de dollars » [5].
La rencontre de Vostotchny soulève bien des questions (fournitures d’armements à la Russie, modernisation de l’arsenal balistique et spatial nord-coréen..) qui restent, en l’état, sans réponses précises, mais elle confirme que le « grand jeu » géopolitique continue de se jouer aux deux extrémités de l’Eurasie, de l’Ukraine à la péninsule coréenne, alors même que la Chine de Xi Jinping se replie, pour l’heure, sur elle-même. Elle confirme aussi que l’Asie du Nord-Est reste une « frontière nucléaire » chaude.
Pierre Rousset