La presse quotidienne, française notamment, s’est étonnée de l’attitude de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra et son alliance avec les partis pro-militaires a même pu être présentée comme une trahison. Cela traduit à l’évidence une certaine ignorance. Car Thaksin Shinawatra est loin d’être antimilitaire. La famille du frère aîné de son père, le colonel Sakdit Shinawatra a compté deux généraux de l’armée de terre et un lieutenant d’aviation. Le général Chaisit Shinawtra fut même, en 2003-2004, commandant en chef de l’armée de terre, le poste militaire le plus puissant. Thaksin lui-même essaya d’ailleurs de devenir officier dans sa jeunesse comme son oncle et ses cousins. Il étudia à l’Ecole de Préparation aux Académies des forces armées et en sortit avec la 10e promotion en 1969. Plusieurs de ses collègues devinrent des généraux importants comme Anuphong Phaochinda, Trairong Intharathat et Songkitti Chakkabat ou amiraux comme Khamthon Phumhiran. La police ne fut pour lui qu’un second choix, parce que – pour une raison jamais totalement éclaircie – il ne fut pas accepté à l’Académie militaire.
En politique, Thaksin entra d’abord dans le parti Phalang Dharma, fondé par le major-général Chamlong Srimuang, qui avait été le secrétaire du général Prem Tinsulanonda. Lorsqu’il fut Premier ministre, une de ses erreurs fut de vouloir favoriser une seule des factions parmi les officiers généraux. En septembre 2002, son erreur fut de déplacer le commandant en chef de l’armée de terre, le général Surayud Chulanont, également proche du général Prem, mais plutôt favorable à une armée professionnelle et non politisée.
Le coup d’État militaire du 19 septembre 2006 fut surtout la conséquence des mauvaises relations entre Thaksin et les milieux royalistes. La santé du roi Bhumibol étant alors très dégradée, il était jugé essentiel que Thaksin ne soit pas au pouvoir lors de son décès, des funérailles qui suivraient et surtout de la succession. L’homme fort à l’époque, le général Prem Tinsulanonda, alors président du Conseil royal, fut vraisemblablement le maître d’œuvre de toute l’opération.
Au total, depuis 1932 et le renversement de la monarchie absolue, 11 militaires (après des coups d’État) contre 29 civils ont été au pouvoir. En 90 ans, depuis 1932, les militaires ont au total occupé le pouvoir pendant 49 ans et 7 mois. Et les civils ont donc occupé le pouvoir pendant 41 ans et 3 mois.
Mais l’opposition militaire-civil n’est pas si nette. Il faut préciser que certains civils ont été nommés Premiers ministres après des coups d’État comme Phot Sarasin en 1957 ou Thanin Kraivichien en 1977. Et, parmi les généraux au pouvoir, les cas ambigus ne manquent pas. Ainsi, le général Prem Tinsulanonda, au pouvoir entre 1980 et 1988, fut imposé par l’armée (les « Jeunes Turcs ») mais gouverna avec le soutien des grands partis politiques, organisa des élections et choisit lui-même de quitter le pouvoir alors qu’il lui était proposé d’y demeurer. Le cas du général, puis maréchal, Thanom Kittikachorn est encore plus ambigu. Il fut imposé comme Premier ministre en 1958 après le coup d’État du maréchal Sarit Thanarat, auquel il succéda en 1963. Il put toutefois rester « légalement » au pouvoir après la constitution de juin 1968 et les élections de février 1969, mais demeura « illégalement » au pouvoir après un coup d’État contre son propre gouvernement en novembre 1971.
Les militaires se présentaient autrefois comme les représentants des Thaïs contre des politiciens civils, souvent d’origine chinoise et corrompus, élus souvent par achats de voix. Il fut en effet un temps où ne pouvaient entrer à l’académie militaire que les Thaïlandais prouvant que leurs parents et grands-parents étaient ethniquement thaïs. Les Chinois souhaitant faire carrière dans l’armée devaient se faire « adopter » par des familles thaïes, ce qui n’était pas si rares. Le major-général Chamlong Srimuang en est le cas le plus célèbre, mais il est aisé de trouver d’autres exemples. Les officiers se considéraient toutefois comme des sortes d’ « intellectuels organiques » du groupe ethnique thaï. Cela a aujourd’hui bien changé, notamment après des alliances matrimoniales entre familles chinoises et familles de militaires. Les noms de famille traduisant une origine chinoise voire les visages ne sont plus rares aujourd’hui chez les officiers supérieurs de l’armée.
Jean Baffie
Annexe : Les premiers ministres thaïlandais depuis 1932
Période – Durée – Raison du départ
- Manopakonnithithada 28/06/32 – 20/06/33 12 mois Coup d’État
- Colonel Phahon Phonphayusena 21/06/33 – 16/12/38 5 ans 6 mois Dissolution/Élections
- Maréchal P. Phibunsongkhram 16/12/38 – 01/08/44 5 ans 8 mois Démission
- Khuang Aphaiwong 01/08/44 – 31/08/45 13 mois Démission
- Thawi Bunyaket 31/08/45 – 17/09/45 17 jours Démission
- Seni Pramoj 17/09/45 – 31/01/46 4 mois Dissolution/Élections
- Khuang Aphaiwong 31/01/46 – 24/03/46 2 mois Démission
- Pridi Banomyong 24/03/46 – 23/08/46 5 mois Démission
- Ctre-amiral Thawan Thamrongawasawat 23/08/46 – 08/11/47 15 mois Coup d’État
- Khwang Aphaiwong 10/11/47 – 08/04/48 5 mois Démission
- Maréchal P. Phibunsongkhram 08/04/48 – 16/09/57 9 ans 5 mois Coup d’État
- Phot Sarasin 21/09/57 – 01/01/58 3 mois Élections
- Général Thanom Kittikachorn 01/01/58 – 20/10/58 10 mois Coup d’État
- Maréchal Sarit Thanarat 09/02/59 – 08/12/63 4 ans 10 mois Décès
- Maréchal Thanom Kittikachorn 09/12/63 – 14/10/73 9 ans 10 mois Démission
- Sanya Thammasak 14/10/73 – 15/02/75 16 mois Élections
- Seni Pramoj 15/02/75 – 14/03/75 27 jours Démission
- Kukrit Pramoj 14/03/75 – 20/04/76 13 mois Dissolution/Élections
- Seni Pramoj 20/04/76 – 06/10/76 6 mois Coup d’État
- Thanin Kraivichien 08/10/76 – 20/10/77 12 mois Coup d’État
- Général Kriangsak Chomanand 11/11/77 – 03/03/80 2 ans 4 mois Démission
- Général Prem Tinnasulanonda 03/03/80 – 04/08/88 8 ans 5 mois Dissolution/Élections
- Chatchai Chunhawan 04/08/88 – 23/02/91 2 ans 7 mois Coup d’État
- Anan Panyarachun 02/03/91 – 07/04/92 13 mois Élections
- Général Suchinda Kraprayoon 07/04/92 – 24/05/92 2 mois Démission
- Anan Panyarachun 10/06/92 – 23/09/92 3 mois Dissolution/Élections
- Chuan Leekpai 23/09/92 – 13/07/95 2 ans 10 mois Dissolution/Élections
- Banharn Silapa-archa 13/07/95 – 25/11/96 16 mois Dissolution/Élections
- Général Chavalit Yongchaiyudth 25/11/96 – 09/11/97 11 mois Démission
- Chuan Leekpai 09/11/97 – 09/02/01 3 ans 3 mois Élections
- Lt-col. police Thaksin Shinawatra 09/02/01 – 19/09/06 5 ans 6 mois Coup d’État
- Général Surayud Chulanond 01/10/06 – 29/01/08 1 an 3 mois Élections
- Samak Sundaravej 29/01/08 – 09/09/08 7 mois Démission
- Somchai Wongsawang 09/09/08 – 02/12/08 3 mois Démis par le Tribunal constitutionnel
- Chaovarat Chanweerakul 02/12/08 – 15/12/08 13 jour Renversement majorité
- Abhisit Vejjajiva 15/12/08 –05/08/2011 2 ans 7 mois 21 js Élections
- Yingluck Shinawatra 05/08/11-07/05/2014 2 ans 9 mois 2 js Démission
- Niwatthamrong Bunsongphaisan 07/05/14 – 22/05/14 15 jours Coup d’État
- Général Prayuth Chan-o-cha 07/05/14- 22/08/23 8 ans 363 jours Élections
- Srettha Thavisin 23/08/23-…